Œuvres de Saint François De Sales

 

TOME V. TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU — VOL. II

 

 

 

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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales

 

Index OCR

 

Index OCR. 2

Livre septiesme. De l'union de l'ame avec son Dieu qui se parfait en l'orayson. 7

Chapitre premier. Comme l'amour fait l'union de l'ame avec Dieu en l'orayson. 7

Chapitre II. Des divers degrés de la sainte union qui se fait en l'orayson. 9

Chapitre III. Du souverain degré d'union, par la suspension et ravissement. 11

Chapitre IV. Du ravissement, et de la premiere espece d'iceluy. 13

Chapitre V. De la seconde espece de ravissement. 14

Chapitre VI. Des marques du bon ravissement, et de la troisiesme espece d'iceluy. 15

Chapitre VII. Comme l'amour est la vie de l'ame, et suite du discours de la vie extatique. 16

Chapitre VIII. Admirable exhortation de saint Paul a la vie extatique et surhumaine. 18

Chapitre IX. Du supreme effect de l'amour affectif, qui est la mort des amans, et premièrement de ceux qui moururent en amour. 19

Chapitre X. De ceux qui moururent par l'amour et pour l'amour divin. 21

Chapitre XI. Que quelques uns entre les divins amans moururent encor d'amour. 21

Chapitre XII. Histoire merveilleuse du trespas d'un gentilhomme qui mourut d'amour sur le mont d'Olivet  23

Chapitre XIII. Que la très sacree Vierge, Mere de Dieu, mourut d'amour pour son Filz. 24

Chapitre XIV. Que la glorieuse Vierge mourut d'un amour extrêmement doux et tranquille. 26

Livre huitiesme. De l'amour de conformité par lequel nous unissons nostre volonté a celle de Dieu qui nous est signifiee par ses commandemens conseilz et inspirations. 29

Chapitre premier. De l'amour de conformité provenant de la sacree complaysance. 29

Chapitre II. De la conformité de sousmission qui procédé de l'amour de bienveuillance. 30

Chapitre III. Comme nous nous devons conformer a la divine volonté que l'on appelle signifiee. 31

Chapitre IV. De la conformité de nostre volonté avec celle que Dieu a de nous sauver. 32

Chapitre V. De la conformité de nostre volonté a celle de Dieu, qui nous est signifiee par ses commandemens  33

Chapitre VI. De la conformité de nostre volonté a celle que Dieu nous a signifiee par ses conseilz. 35

Chapitre VII. Que l'amour de la volonté de Dieu signifiee es commandemens nous porte a l'amour des conseilz  36

Chapitre VIII. Que le mespris des conzeilz evangeliques est un grand péché. 38

Chapitre IX.  Suite du discours commencé; comme chacun doit aymer, quoy que non pas prattiquer, tous les conseilz evangeliques, et comme néanmoins chacun doit prattiquer ce qu'il peut. 39

Chapitre X. Comme il se faut conformer a la volonté divine qui nous est signifiee par les inspirations, et premièrement de la variété des moyens par lesquelz Dieu nous inspire. 41

Chapitre XI. De l'union de nostre volonté a celle de Dieu es inspirations qui sont donnees pour la prattique extraordinaire des vertus, et de la perseverance en la vocation, premiere marque de l'inspiration. 42

Chapitre XII. De l'union de la volonté humaine a celle de Dieu es inspirations qui sont contre les lois ordinaires, et de la paix et douceur de cœur, seconde marque de l'inspiration. 44

Chapitre XIII. Troisiesme marque de l'inspiration, qui est la sainte obeissance a l'Eglise et aux supérieurs  45

Chapitre XIV. Briefve methode pour connoistre la volonté de Dieu. 47

Livre neufviesme. De l'amour de sousmission par lequel nostre volonté s'unit au bon playsir de Dieu. 49

Chapitre premier. De l'union de nostre volonté avec la volonté divine qu'on appelle volonté de bon playsir  49

Chapitre II. Que l'union de nostre volonté au bon playsir de Dieu se fait principalement es tribulations  50

Chapitre III. De l'union de nostre volonté au bon playsir divin es afflictions spirituelles, par la résignation   52

Chapitre IV. De l'union de nostre volonté au bon playsir de Dieu par l'indifference. 53

Chapitre V. Que la sainte indifférence s'estend a toutes choses. 54

Chapitre VI. De la prattique de l'indifierence amoureuse es choses du service de Dieu. 55

Chapitre VII. De l'indiference que nous devons prattiquer en ce qui regarde nostre avancement es vertus  57

Chapitre VIII. Comme nous devons unir nostre volonté a celle des Dieu en la permission des péchés  59

Chapitre IX. Comme la pureté de l'indifference se doit prattiquer es actions de l'amour sacré. 60

Chapitre X. Moyen de connoistre le change au sujet de ce saint amour. 61

Chapitre XI. De la perplexité du cœur qui ayme sans sçavoir qu'il plait au Bienaymé. 63

Chapitre XII. Comme entre ces travaux intérieurs l'ame ne connoist pas l'amour qu'elle porte a son Dieu, et du trespas très aymable de la volonté. 64

Chapitre XIII. Comme la volonté estant morte a soy, vit purement en la volonté de Dieu. 65

Chapitre XIV. Esclaircissement de ce qui a esté dit touchant le trespas de nostre volonté. 67

Chapitre XV. Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l'indifference et trespas de la volonté. 68

Chapitre XVI. Du despouillement parfait de l'ame unie a la volonté de Dieu. 70

Livre dixiesme. Du commandement d'aymer Dieu sur toutes choses. 72

Chapitre premier. De la douceur du commandement que Dieu nous a fait de l'aymer sur toutes choses  72

Chapitre II. Que ce divin commandement de l'amour tend au Ciel, mais est toutefois donné aux fideles de ce monde   73

Chapitre III. Comme tout le cœur estant employé en l'amour sacré, on peut neanmoins aymer Dieu differemment et aymer encor plusieurs autres choses avec Dieu. 74

Chapitre IV. De deux degrés de perfection avec lesquelz ce commandement peut estre observé en cette vie mortelle   76

Chapitre V. De deux autres degrés de plus grande perfection avec lesquelz nous pouvons aymer Dieu sur toutes choses. 77

Chapitre VI. Que l'amour de Dieu sur toutes choses est commun a tous les amans. 79

Chapitre VII. Esclaircissement du chapitre precedent. 80

Chapitre VIII. Histoire memorable pour faire bien concevoir en quoy gist la force et excellence de l'amour sacré   82

Chapitre IX. Confirmation de ce qui a esté dit, par une comparayson notable. 84

Chapitre X. Comme nous devons aymer la divine Bonté souverainement plus que nous mesmes. 85

Chapitre XI. Comme la tressainte charité produit l'amour du prochain. 87

Chapitre XII. Comme l'amour produit le zele. 88

Chapitre XIII. Comme Dieu set jaloux de nous. 89

Chapitre XIV. Du zele ou jalousie que nous avons pour Nostre Seigneur. 91

Chapitre XV. Advis pour la conduite du saint zele. 92

Chapitre XVI. Que l'exemple de plusieurs Saintz qui semblent avoir exercé leur zele avec cholere, ne fait rien contre l'advis du chapitre precedent. 94

Chapitre XVII. Comme Nostre Seigneur prattiqua tous les plus excellens actes de l'amour. 97

Livre unziesme. De de la souveraine authorité que l'amour sacré tient sur toutes les vertus, actions et perfections de l'ame. 99

Chapitre premier. Combien toutes les vertus sont aggreables a Dieu. 99

Chapitre II. Que l'amour sacré rend les vertus excellemment plus aggreables a Dieu qu'elles ne le sont par leur propre nature. 100

Chapitre III. Comme il y a des vertus que la presence du divin amour releve a une plus haute excellence que les autres  102

Chapitre IV. Comme le divin amour sanctifie encor plus excellemment les vertus quand elles sont prattiquees par son ordonnance et commandement. 103

Chapitre V. Comme l'amour sacré mesle sa dignité parmi les autres vertus en perfectionnant la leur particulière   104

Chapitre VI. De l'excellence du prix que l'amour sacré donne aux actions issues de luy mesme, et a celles qui procèdent des autres vertus. 106

Chapitre VII. Que les vertus parfaites ne sont jamais les unes sans les autres. 108

Chapitre VIII. Comme la charité comprend toutes les vertus. 110

Chapitre IX. Que les vertus tirent leur perfection de l'amour sacré. 111

Chapitre X. Digression sur l'imperfection des vertus des payens. 113

Chapitre XI. Comme les actions humaines sont sans valeur lhors qu'elles sont faites sans le divin amour  115

Chapitre XII. Comme le saint amour revenant en l'ame fait revivre toutes les œuvres que le péché avoit fait périr  117

Chapitre XIII. Comme nous devons reduire toute la prattique des vertus et de nos actions au saint amour  119

Chapitre XIV. Prattique de ce qui a esté dit au chapitre precedent. 120

Chapitre XV. Comme la charité comprend en soy les dons du Saint Esprit. 121

Chapitre XVI. De la crainte amoureuse des espouses: suite du discours commencé. 123

Chapitre XVII. Comme la crainte servile demeure avec le divin amour. 124

Chapitre XVIII. Comme l'amour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire. 125

Chapitre XIX. Comme l'amour sacré comprend les douze fruitz du Saint Esprit avec les huit beatitudes de l'Evangile   127

Chapitre XX. Comme le divin amour employe toutes les passions et affections de l'ame et les reduit a son obeissance   129

Chapitre XXI. Que la tristesse est presque tous-jours inutile, ains contraire au service du saint amour  131

Livre douziesme. Contenant quelques advis pour le progres de l'ame au saint amour. 134

Chapitre premier. Que le progrès au saint amour ne depend pas de la complexion naturelle. 134

Chapitre II. Qu'il faut avoir un désir continuel d'aymer. 134

Chapitre III. Que pour avoir le désir de l'amour sacré il faut retrancher les autres désirs. 135

Chapitre IV. Que les occupations légitimés ne nous empeschent point de prattiquer le divin amour. 136

Chapitre V. Exemple très amiable sur ce sujet. 137

Chapitre VI. Qu'il faut employer toutes les occasions presentes en la prattique du divin amour. 137

Chapitre VII. Qu'il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement. 138

Chapitre VIII. Moyen general pour appliquer nos œuvres au service de Dieu. 139

Chapitre IX. De quelques autres moyens pour appliquer plus particulierement nos œuvres a l'amour de Dieu   140

Chapitre X. Exhortation au sacrifice que nous devons faire a Dieu de nostre franc arbitre. 141

Chapitre XI. Des motifs que nous avons pour le saint amour. 143

Chapitre XII. Methode tres utile pour employer ces motifs. 143

Chapitre XIII. Que le mont de Calvaire est la vraye académie de la dilection. 144

Diverses Approbations de la première Edition du Traitté de l'Amour de Dieu. 146

Approbations des docteurs. 146

Consentement du procureur du roy. 147

Permission de monsieur le lieutenant general 147

Privilege du roy. 147

Appendice. 149

Manuscrit de la première rédaction du Traitté de l’Amour de Dieu. 150

(Livre I, Chapitre VIII). 150

(Livre I, Chapitre XII; Livre II, Chapitre XIV). 150

(Livre II, Chapitres VIII, XII, XIII, XXI). 153

(Chapitres XVIII, XIX). 154

(Chapitre XX). 157

(Livre IV, Chapitre II). 158

(Chapitres V, VI). 159

(Chapitre VI). 160

(Chapitre VII). 161

(Livre V, Chapitres II-IV). 161

(Livre VI, Chapitre I). 161

(Chapitre II). Du premier degre de l'orayson, nomme meditation. 162

(Chapitres III, IV). Du second degre de l'orayson, nomme contemplation. 163

(Chapitres V, VI). Ceci appartient au chapitre de la contemplation. 165

(Chapitres VII-XI). De l'orayson de recueillement et de quietude. 166

(Livre VII, Chapitres I, II). De l'union du cœur a son Dieu. 173

(Chapitre III). 174

(Livre VI, Chapitre XII). De la liquefaction de l'ame, c'est a dire, comm'elle se fond en Dieu. 176

(Chapitres XIII-XV). De la blesseure et langueur d'amour. 178

(Livre X, Chapitres XII-XVI). Du zele. 183

(Livre IX, Chapitre XVI). 193

(Livre VII, Chapitres IV-VIII). 194

(Chapitres IX-XIII). Du suprem'effect de l'amour, qui est de nous faire mourir et ceux qui sont mortz d'amour  198

(Livre VIII, Chapitre XIV). 204

(Livre IX, Chapitre I). De l'union de nostre volonte avec celle de Dieu en toutes choses generalement  205

(Chapitres III-VII). 205

(Chapitres IX, X). 209

(Chapitres XI-XV). 210

(Livre X, Chapitres III-VII; Livre I, Chapitres XIII, XIV; Livre II, Chapitres VIII, XXII). 211

(Livre XI, Chapitre VIII). Comme l'amour employe les vertus cardinales et premierement la prudence   213

(Chapitre XII). 214

(Livre XII, Chapitres VIII, IX; Livre XI, Chapitre IV). 215

 

 

Livre septiesme. De l'union de l'ame avec son Dieu qui se parfait en l'orayson

 

 

Chapitre premier. Comme l'amour fait l'union de l'ame avec Dieu en l'orayson

 

            Nous ne parlons pas icy de l'union generale du cœur avec son Dieu, mais de certains actes et mouvemens particuliers que l'ame recueillie en Dieu fait par maniere d'orayson, affin de s'unir et joindre de plus en plus a sa divine bonté. Car il y a, certes, difference entre unir et joindre une chose a l'autre, et serrer ou presser une chose contre une autre ou sur une autre: d'autant que pour joindre et unir il n'est besoin que d'une simple application d'une chose a l'autre, en sorte qu'elles se touchent et soyent ensemble, ainsy que nous joignons les vignes aux ormeaux, et les jasmins aux treilles des berceaux que l'on fait es jardins; mais pour serrer et [5] presser il faut faire une application forte qui accroisse et augmente l'union : de sorte que serrer c'est intimement et fortement joindre, comme nous voyons que le lierre se joint aux arbres ; car il ne s'unit pas seulement, mais il se presse et serre si fort à eux, que mesme il penetre et entre dans leurs escorces.

            La comparayson de l'amour des petitz enfans envers leurs meres ne doit point estre abandonnee, a cause de son innocence et pureté. Voyés donq ce beau petit enfant auquel sa mere assise presente son sein: il se jette de force entre les bras d'icelle, ramassant et pliant tout son petit cors dans ce giron et sur cette poitrine amiable; et voyés reciproquement sa mere, comme le recevant elle le serre, et, par maniere de dire, le colle a son sein et le baysant joint sa bouche a la sienne. Mays voyés derechef ce petit poupon, apasté des caresses maternelles, comme de son costé il coopere a cette union d'entre sa mere et luy ; car il se serre aussi et se presse tant qu'il peut pour luy mesme sur la poitrine et le visage de sa mere, et semble qu'il se veuille tout enfoncer et cacher dans ce sein aggreable duquel il est extrait. Or, alhors, Theotime, l'union est parfaitte, laquelle n'estant qu'une ne laisse pas de proceder de la mere et de l'enfant ; en sorte neanmoins qu'elle depend toute de la mere, car elle a attiré a soy l'enfant, elle l'a premiere serré entre ses bras et pressé sur sa poitrine, et les forces du poupon ne sont pas si grandes qu'il eust peu se serrer et prendre si fort a sa mere. Mais toutefois ce pauvre petit fait bien ce qu'il peut de son costé, et se joint de toute sa force au sein maternel, non seulement consentant a la douce union que sa mere prattique, mais y contribuant ses foibles effortz de tout son cœur ; et je dis ses foibles effortz, parce qu'ilz sont si imbecilles qu'ilz ressemblent presque plustost des essays d'union que non pas une union.

            Ainsy donq, Theotime, Nostre Seigneur monstrant le tres aymable sein de son divin amour a l'ame devote, il la tire toute a soy, la ramasse, et, par maniere de dire, il replie toutes les puissances d'icelle dans le giron de [6] sa douceur plus que maternelle ; puis, bruslant d'amour il serre l'ame, il la joint, la presse et colle sur ses levres de suavité et sur ses delicieuses mammelles, la baysant du sacré bayser de sa bouche et luy faisant savourer ses tetins meilleurs que le vin. Alhors l'ame, amorcee des delices de ces faveurs, non seulement consent et se preste a l'union que Dieu fait, mays de tout son pouvoir elle coopere, s'efforçant de se joindre et serrer de plus en plus a la divine bonté; de sorte, toutefois, qu'elle reconnoist bien que son union et liayson a cette souveraine douceur depend toute de l'operation divine, sans laquelle elle ne pourroit seulement pas faire le moindre essay du monde pour s'unir a icelle.

            Quand on void une exquise beauté regardee avec grande ardeur, ou une excellente melodie escoutee avec grande attention, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit que cette beauté-la tient collés sur soy les yeux des spectateurs, cette musique tient attachees les aureilles, et que ce discours ravit les cœurs des auditeurs. Qu'est ce a dire, tenir collés les yeux, tenir attachees les aureilles et ravir les cœurs, sinon, unir et joindre fort serré les sens et puissances dont on parle, a leurs objectz ? L'ame, donq, se serre et se presse sur son object quand elle s'y affectionne avec grande attention ; car le serrement n'est autre chose que le progres et avancement de l'union et conjonction. Nous usons mesme de ce mot, selon nostre langage, es choses morales : il me presse de faire cecy ou cela, il me presse de demeurer ; c'est a dire, il n'employe pas seulement sa persuasion ou sa priere, mais il l'employe avec contention et effort: comme firent les pelerins en Emaüs, qui non seulement supplierent Nostre Seigneur, mais le presserent et serrerent a force, le contraignant d'une amoureuse violence d'arrester au logis avec eux.

            Or, en l'orayson, l'union se fait souvent par maniere de petitz mais frequens eslancemens et avancemens de l'ame en Dieu. Et si vous prenes garde aux petitz enfans [7] unis et jointz aux tetins de leurs meres, vous verres que de tems en tems ilz se pressent et serrent par des petite eslans que le playsir de tetter leur donne; ainsy, en l'orayson, le cœur uni a son Dieu fait maintefois certaines recharges d'union, par des mouvemens avec lesquelz il se serre et presse davantage en sa divine douceur. Comme, par exemple, l'ame ayant longuement demeuré au sentiment d'union par lequel elle savoure doucement combien elle est heureuse d'estre a Dieu, en fin accroissant cette union par un serrement et eslan cordial: Ouy, Seigneur, dira-elle, je suis vostre, toute, toute, toute, sans exception; ou bien: Hé, Seigneur, je le suis certes, et je le veux estre tous-jours plus; ou bien, par maniere de priere: O doux Jesus, hé tirés-moy tous-jours plus avant dans vostre cœur, affin que vostre amour m'engloutisse et que je sois du tout abismee en sa douceur.

            Mais d'autres fois l'union se fait, non par des eslancemens repetés, ains par maniere d'un continuel insensible pressement et avancement du cœur en la divine bonté; car, comme nous voyons qu'une grande et pesante masse de plomb, d'airain ou de pierre, quoy qu'on ne la pousse point, se serre, enfonce et presse tellement contre la terre sur laquelle elle est posee, qu'en fin avec le tems on la treuve toute enterree, a cause de l'inclination de son poids qui par sa pesanteur la fait tous-jours tendre au centre, ainsy nostre cœur estant une fois joint a son Dieu, s'il demeure en cette union et que rien ne l'en divertisse, il va s'enfonçant continuellement, par un insensible progres d'union, jusques a ce qu'il soit tout en Dieu, a cause de l'inclination sacree que le saint amour luy donne, de s'unir tous-jours davantage a la souveraine bonté: car, comme dit le grand apostre de France, «l'amour est une vertu unitive,» c'est a dire, qui nous porte a la parfaite union du souverain bien. Et puisque c'est une verité indubitable que le divin amour, tandis que nous sommes en ce monde, est un mouvement, ou au moins une habitude active et tendante au mouvement, lhors mesme qu'il est parvenu [8] a la simple union il ne laisse pas d'agir, quoy qu'imperceptiblement, pour l'accroistre et perfectionner de plus en plus.

            Ainsy les arbres qui ayment d'estre transplantés, apres qu'ilz le sont, estendent leurs racines et se fourrent bien avant dans le sein de la terre qui est leur element et leur aliment, nul ne s'appercevant de cela tandis qu'il se fait, ains seulement quand il est fait. Et le cœur humain, transplanté du monde en Dieu par le celeste amour, s'il s'exerce fort en l'orayson, certes, il s'estendra continuellement et se serrera a la Divinité s'unissant de plus en plus a sa bonté, mais par des accroissemens imperceptibles, desquelz on ne remarque pas bonnement le progres tandis qu'il se fait, ains quand il est fait. Si vous beuves quelqu'exquise liqueur, par exemple, de l'eau imperiale, la simple union d'icelle avec vous se fera a mesme que vous la recevres, car la reception et l'union sont une mesme chose en cet endroit; mais par apres, petit a petit, cette union s'aggrandira par un progres imperceptiblement sensible, car la vertu de cette eau, penetrant de toutes pars, confortera le cerveau, revigorera le cœur et estendra sa force sur tous vos espritz. Ainsy un sentiment de dilection, comme par exemple: Que Dieu est bon! estant entré dedans le cœur, d'abord il fait l'union avec cette bonté; mais estant entretenu un peu longuement, comme un parfum pretieux il penetre de tous costés l'ame, il se respand et dilate dans nostre volonté, et, par maniere de dire, il s'incorpore avec nostre esprit, se joignant et serrant de toutes pars de plus en plus a nous et nous unissant a luy. Et c'est ce que nous enseigne le grand David quand il compare les sacrees paroles au miel; car, qui ne sçait que la douceur du miel s'unit de plus en plus a nostre sens par un progres continuel de savourement, lhors que le tenans longuement en la bouche, ou que l'avalans tout bellement, sa saveur penetre plus avant le sens de nostre goust? Et de mesme ce sentiment de la bonté celeste, exprimé par cette parole de saint Bruno: O Bonté! ou par celle de saint Thomas: Mon [9] Seigneur et mon Dieu! ou par celle de Magdeleine: Hé mon Maistre! ou par celle de saint François: «Mon Dieu et mon tout!» ce sentiment, dis je, demeurant un peu longuement dedans un cœur amoureux, il se dilate, il s'estend et s'enfonce par une intime penetration en l'esprit, et de plus en plus le detrempe tout de sa saveur, qui n'est autre chose qu'accroistre l'union; comme fait l'onguent pretieux ou le baume, qui, tumbant sur le coton, se mesle et s'unit tellement de plus en plus, petit a petit, avec iceluy, qu'en fin on ne sçauroit plus dire si le coton est parfumé ou s'il est parfum, ni si le parfum est coton ou le coton parfum. O qu'heureuse est une ame qui en la tranquillité de son cœur conserve amoureusement le sacré sentiment de la presence de Dieu! car son union avec la divine bonté croistra perpetuellement, quoy qu'insensiblement, et detrempera tout l'esprit d'iceluy de son infinie suavité.

            Or, quand je parle du sacré sentiment de la presence de Dieu, en cet endroit, je n'entens pas parler du sentiment sensible, mais de celuy qui reside en la cime et supreme pointe de l'esprit, ou le divin amour regne et fait ses exercices principaux.

 

 

Chapitre II. Des divers degrés de la sainte union qui se fait en l'orayson

 

            L'union se fait quelquefois sans que nous y cooperions, sinon par une simple suite, nous laissans unir sans resistance a la divine bonté; comme un petit enfant amoureux du sein de sa mere, mais tellement alangouri qu'il ne peut faire aucun mouvement pour y aller ni pour se serrer quand il y est, mais seulement est bien [10] ayse d'estre pris et tiré entre les bras de sa mere et d'estre pressé par elle sur sa poitrine.

            Quelquefois nous cooperons, lhors qu'estans tirés nous courons volontier pour seconder la douce force de la bonté qui nous tire et nous serre a soy par son amour.

            Quelquefois il nous semble que nous commençons a nous joindre et serrer a Dieu avant qu'il se joigne a nous, parce que nous sentons l'action de l'union de nostre costé sans sentir celle qui se fait de la part de Dieu; lequel toutefois, sans doute, nous previent tous-jours, bien que tous-jours nous ne sentions pas sa prevention, car s'il ne s'unissoit a nous, jamais nous ne nous unirions a luy; il nous choisit et saisit tous-jours avant que nous le choisissions ni saisissions. Mais quand, suivans ses attraitz imperceptibles, nous commençons a nous unir a luy, il fait quelquefois le progres de nostre union, secourant nostre imbecillité et se serrant sensiblement luy mesme a nous: si que nous le sentons qu'il entre et penetre nostre cœur par une suavité incomparable. Et quelquefois aussi, comme il nous a attirés insensiblement a l'union, il continue insensiblement a nous ayder et secourir, et nous ne sçavons comme une si grande union se fait, mais nous sçavons bien que nos forces ne sont pas asses grandes pour la faire: si que nous jugeons bien par la que quelque secrette puissance fait son insensible action en nous; comme les nochers qui portent du fer, lhors que, sous un vent fort foible, ilz sentent leurs vaysseaux singler puissamment, connoissent qu'ilz sont proches des montaignes de l'aymant qui les tirent imperceptiblement, et voyent en cette sorte un connoissable et perceptible avancement provenant d'un moyen inconneu et imperceptible. Car ainsy, lhors que nous voyons nostre esprit s'unir de plus en plus a Dieu sous des petitz effortz que nostre volonté fait, nous jugeons bien que nous avons trop peu de vent pour singler si fort, et qu'il faut que l'Amant de nos ames nous tire par l'influence secrette de sa grace, laquelle il veut nous estre imperceptible affin qu'elle nous soit plus admirable, et que, sans [11] nous amuser a sentir ses attraitz, nous nous occupions plus purement et simplement a nous unir a sa bonté.

            Aucunes fois cette union se fait si insensiblement que nostre cœur ne sent ni l'operation divine en nous ni nostre cooperation, ains il treuve la seule union insensiblement toute faite, a l'imitation de Jacob, qui, sans y penser, se treuva marié avec Lia; ou plustost comme un autre Samson, mais plus heureux, il se treuve lié et serré des cordes de la sainte union sans que nous nous en soyons apperceus. D'autres fois nous sentons les serremens, l'union se faysant par des actions sensibles, tant de la part de Dieu que de la nostre.

            Quelquefois l'union se fait par la seule volonté et en la seule volonté, et aucunes fois l'entendement y a sa part, parce que la volonté le tire apres soy et l'applique a son object, luy donnant un playsir special d'estre fiché a le regarder; comme nous voyons que l'amour respand une profonde et speciale attention en nos yeux corporelz pour les arrester a voir ce que nous aymons.

            Quelquefois cette union se fait de toutes les facultés de l'ame, qui se ramassent toutes autour de la volonté, non pour s'unir elles mesmes a Dieu, car elles n'en sont pas toutes capables, mais pour donner plus de commodité a la volonté de faire son union; car si les autres facultés estoyent appliquees une chacune a son object propre, l'ame, operant par icelles, ne pourroit pas si parfaitement s'employer a l'action par laquelle l'union se fait avec Dieu. Telle est la varieté des unions.

            Voyés saint Martial (car ce fut, comme on dit, le bienheureux enfant duquel il est parlé en saint Marc): Nostre Seigneur le prit, le leva et le tint asses longuement entre ses bras. O beau petit Martial, que vous estes heureux d'estre saisi, pris, porté, uni, joint et serré sur la poitrine celeste du Sauveur et baysé de sa bouche sacree, sans que vous y cooperies qu'en ne faisant pas resistance a recevoir ces divines caresses! Au contraire, saint Simeon embrasse et serre Nostre Seigneur sur son sein, sans que Nostre Seigneur fasse aucun semblant de cooperer a cette union, bien que, comme chante la [12] tressainte Eglise, «le viellard portoit l'Enfant, mays l'Enfant gouvernoit le viellard.» Saint Bonaventure, touché d'une sainte humilité, non seulement ne s'unissoit pas a Nostre Seigneur, ains se retiroit de sa presence reelle, c'est a dire du tressaint Sacrement de l'Eucharistie, quand un jour oyant Messe, Nostre Seigneur se vint unir a luy, luy portant son divin Sacrement: or cette union faite, hé Dieu, Theotime, pensés de quel amour cette sainte ame serra son Sauveur sur son cœur! A l'opposite, sainte Catherine de Sienne, desirant ardemment Nostre Seigneur en la sainte Communion, pressant et poussant son ame et son affection devers luy, il se vint joindre a elle, entrant en sa bouche avec mille benedictions. Ainsy Nostre Seigneur commença l'union avec saint Bonaventure, et sainte Catherine sembla commencer celle qu'elle eut avec son Sauveur.

            La sacree amante du Cantique parle comme ayant prattiquee l'une et l'autre sorte d'union: Je suis toute a mon Bienaymé, ce dit-elle, et son retour est devers moy; car c'est autant que si elle disoit: Je me suis unie a mon cher Ami, et reciproquement il se retourne devers moy pour, en s'unissant de plus en plus a moy, se rendre aussi tout mien; Mon cher Ami m'est un bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mammelles, et je le serreray sur mon sein, comme un bouquet de suavité; Mon ame, dit David, s'est serree a vous, o mon Dieu, et vostre main droite m'a empoigné et saisi. Mais ailleurs elle confesse d'estre prevenue, disant: Mon cher Ami est tout a moy, et moy je suis toute sienne; nous faysons une sainte union, par laquelle il se joint a moy, et moy je me joins a luy. Et pour monstrer que tous-jours toute l'union se fait par la grace de Dieu, qui nous tire a soy et par ses attraitz esmeut nostre ame et anime le mouvement de nostre union envers luy, elle s'escrie, comme toute impuissante: Tirés moy; mais pour tesmoigner qu'elle ne se laissera pas tirer comme une pierre ou comme un forçat, ains qu'elle cooperera de [13] son costé et meslera son foible mouvement parmi les puissans attraitz de son Amant: nous courrons, dit-elle, a l'odeur de vos parfums. Et affin qu'on sçache que si on la tire un peu fortement par la volonté, toutes les puissances de l'ame se porteront a l'union: Tirés moy, dit-elle, et nous courrons; l'Espoux n'en tire qu'une, et plusieurs courent a l'union; la volonté est la seule que Dieu veut, mais toutes les autres puissances courent apres elle pour estre unies a Dieu avec elle.

            A cette union le divin Berger des ames provoquoit sa chere Sulamite: Mettes-moy, disoit-il, comme un sceau sur vostre cœur, comme un cachet sur vostre bras. Pour bien imprimer un cachet sur la cire, on ne le joint pas seulement, mais on le presse bien serré; ainsy veut-il que nous nous unissions a luy d'une union si forte et pressee que nous demeurions marqués de ses traitz.

            Le saint amour du Sauveur nous presse. O Dieu, quel exemple d'union excellente! Il s'estoit joint a nostre nature humaine par grace, comme une vigne a son ormeau, pour la rendre aucunement participante de son fruit; mays voyant que cette union s'estoit desfaite par le peché d'Adam, il fit une union plus serree et pressante en l'Incarnation, par laquelle la nature humaine demeure a jamais jointe en unité de personne a la Divinité; et affin que non seulement la nature humaine, mais tous les hommes peussent s'unir intimement a sa bonté, il institua le Sacrement de la tressainte Eucharistie, auquel un chacun peut participer pour unir son Sauveur a soy mesme, reellement et par maniere de viande. Theotime, cette union sacramentelle nous sollicite et nous ayde a la spirituelle de laquelle nous parlons. [14]

 

 

Chapitre III. Du souverain degré d'union, par la suspension et ravissement

 

            Soit donques que l'union de nostre ame avec Dieu se face imperceptiblement, soit qu'elle se face perceptiblement, Dieu en est tous-jours l'autheur, et nul ne peut s'unir a luy s'il ne va a luy, ni nul ne peut aller a luy s'il n'est tiré par luy, comme tesmoigne le divin Espoux, disant: Nul ne peut venir a moy sinon que mon Pere le tire; ce que sa celeste Espouse proteste aussi, disant: Tirés moy, nous courrons a l'odeur de vos parfums.

            Or, la perfection de cette union consiste en deux pointz: qu'elle soit pure et qu'elle soit forte. Ne puis-je pas m'approcher d'une personne pour luy parler, pour le mieux voir, pour obtenir quelque chose de luy, pour odorer les parfums qu'il porte, pour m'appuyer sur luy? et lhors je m'approche voirement de luy et me joins a luy, mais rapprochement et union n'est pas ma principale pretention, ains je m'en sers seulement comme d'un moyen et d'une disposition pour obtenir une autre chose. Que si je m'approche de luy et me joins a luy, non pour aucune autre fin que pour estre proche de luy et jouïr de cette prochaineté et union, c'est alhors un approchement d'union pure et simple.

            Ainsy plusieurs s'approchent de Nostre Seigneur: les uns pour l'ouïr, comme Magdeleine; les autres pour estre gueris, comme l'hemorroïsse; les autres pour l'adorer, comme les Mages; les autres pour le servir, comme Marthe; les autres pour vaincre leur incredulité, comme saint Thomas; les autres pour le parfumer, [15] comme Magdeleine, Joseph, Nicodeme; mais sa divine Sulamite le cherche pour le treuver, et l'ayant treuve ne veut autre chose que de le tenir bien serré, et le tenant ne jamais le quitter: Je le tiens, dit-elle, et ne l'abandonneray point. Jacob, dit saint Bernard, tenant Dieu bien serré le veut bien quitter, pourveu qu'il reçoive sa benediction; mais Sulamite ne le quittera point quelle benediction qu'il luy donne, car elle ne veut pas les benedictions de Dieu, elle veut le Dieu des benedictions, disant avec David: Qu'y a-il au Ciel pour moy et que veux-je sur la terre sinon vous? vous estes le Dieu de mon cœur et mon partage a toute eternité. Ainsy fut la glorieuse Mere aupres de la croix de son Filz. Hé, que cherches vous, o Mere de la vie, en ce mont de Calvaire et en ce lieu de mort? Je cherche, eust elle dit, mon Enfant qui est la vie de ma vie. Et pourquoy le cherches vous? Pour estre aupres de luy. Mais maintenant il est parmi les tristesses de la mort. Hé, ce ne sont pas les allegresses que je cherche, c'est luy mesme; et par tout mon cœur amoureux me fait rechercher d'estre unie a cet aymable Enfant, mon cher Bienaymé. En somme, la pretention de l'ame en cette union, n'est autre que d'estre avec son Amant.

            Mais quand l'union de l'ame avec Dieu est grandement tres estroitte et tres serree, elle est appellee par les theologiens inhesion ou adhesion, parce que par icelle l'ame demeure prise, attachee, collee et affigee a la divine Majesté, en sorte que malaysement peut elle s'en desprendre et retirer. Voyés, je vous prie, cet homme pris et serré par attention a la suavité d'une harmonieuse musique, ou bien (ce qui est extravagant) a la niaiserie d'un jeu de cartes: vous l'en voules retirer et vous ne pouves, quelles affaires qu'il ayt au logis on ne le peut arracher, il en perd mesme le boire et le manger. O Dieu, Theotime, combien plus doit estre attachee et serree l'ame qui est amante de son Dieu, quand elle est unie a la divinité de l'infinie Douceur et qu'elle est prise et esprise en cet object d'incomparables [16] perfections! Telle fut celle du grand vaysseau d'election qui s'escrioit : Affin que je vive a Dieu, je suis affigé a la croix avec Jesus Christ; aussi proteste-il que rien, non pas la mort mesme, ne le peut separer de son Maistre. Et cet effect de l'amour fut mesme prattiqué entre David et Jonathas, car il est dit que l'ame de Jonathas fut collee a celle de David : aussi est-ce un axiome celebré par les anciens Peres, que l'amitié qui peut finir ne fut jamais vraye amitié, ainsy que j'ay dit ailleurs.

            Voyes, je vous prie, Theotime, ce petit enfant attaché au tetin et au col de sa mere: si on le veut arracher de la pour le porter en son berceau, parce qu'il en est tems, il marchande et dispute tant qu'il peut pour ne point quitter ce sein tant amiable; si on le fait desprendre d'une main il s'accroche de l'autre, et si on l'enleve du tout il se met a pleurer, et tenant son cœur et ses yeux ou il ne peut plus tenir son cors, il va reclamant sa chere mere, jusques a ce qu'a force de le bercer on l'ayt endormi. Ainsy l'ame laquelle, par l'exercice de l'union, est parvenue jusques a demeurer prise et attachee a la divine Bonté, n'en peut estre tiree presque que par force et avec beaucoup de douleur; on ne la peut faire desprendre: si on destourne son imagination, elle ne laisse pas de se tenir prise par son entendement; que si on tire son entendement, elle se tient attachee par la volonté; et si on la fait encor [17] abandonner de la volonté par quelque distraction violente, elle se retourne de moment en moment du costé de son cher object, duquel elle ne se peut du tout desprendre, renouant tant qu'elle peut les doux liens de son union avec luy par des frequens retours qu'elle fait, comme a la desrobbee; experimentant en cela la peyne de saint Paul, car elle est pressee de deux desirs: d'estre delivree de toute occupation exterieure pour demeurer en son interieur avec Jesus Christ, et d'aller neanmoins a l'œuvre de l'obeissance que l'union mesme avec Jesus Christ luy enseigne estre requise.

            Or, la bienheureuse Mere Therese dit excellemment, que l'union estant parvenue jusqu'a cette perfection que de nous tenir pris et attachés avec Nostre Seigneur, elle n'est point differente du ravissement, suspension ou pendement d'esprit; mais qu'on l'appelle seulement union, ou suspension, ou pendement, quand elle est courte, et quand elle est longue on l'appelle extase ou ravissement: d'autant qu'en effect, l'ame attachee a son Dieu si fermement et si serree qu'elle n'en puisse pas aysement estre desprise, elle n'est plus en soy mesme, mais en Dieu; non plus qu'un cors crucifié n'est plus en soy mesme, mais en la croix, et que le lierre attaché a la muraille n'est plus en soy, mais en la muraille.

            Mays affin d'eviter tout equivoque, saches, Theotime, que la charité est un lien et un lien de perfection; et qui a plus de charité, il est plus estroittement uni et lié a Dieu. Or, nous ne parlons pas de cette union qui est permanente en nous par maniere d'habitude, soit que nous dormions, soit que nous veillions; nous parlons de l'union qui se fait par l'action et qui est un des exercices de la charité et dilection. Imagines vous donques, que saint Paul, saint Denis, saint Augustin, saint Bernard, saint François, sainte Catherine de Gennes ou de Sienne sont encor en ce monde, et qu'ilz dorment de lassitude apres plusieurs travaux pris pour l'amour de Dieu; representes vous d'autre part quelque bonne ame, mais non pas si sainte comme eux, qui fust en l'orayson d'union a mesme tems: je vous [18] demande, mon cher Theotime, qui est plus uni, plus serré, plus attaché a Dieu, ou ces grans Saintz qui dorment, ou cette ame qui prie? Certes, ce sont ces admirables amans; car ilz ont plus de charité, et leurs affections, quoy qu'en certaine façon dormantes, sont tellement engagees et prises a leur Maistre qu'elles en sont inseparables. Mays, ce me dires vous, comme se peut-il faire qu'une ame qui est en l'orayson d'union, et mesme jusques a l'extase, soit moins unie a Dieu que ceux qui dorment, pour saintz qu'ilz soyent? Voyci que je vous dis, Theotime: celle la est plus avant en l'exercice de l'union, et ceux ci sont plus avant en l'union; ceux ci sont unis et ne s'unissent pas, puisqu'ilz dorment, et celle la s'unit, estant en l'exercice et prattique actuelle de l'union.

            Au demeurant, cet exercice de l'union avec Dieu se peut mesme prattiquer par des courtz et passagers mais frequens eslans de nostre cœur en Dieu, par maniere d'oraysons jaculatoires faites a cette intention: Ah, Jesus, qui me donnera la grace que je sois un seul esprit avec vous! En fin, Seigneur, rejettant la multiplicité des creatures, je ne veux que vostre unité! O Dieu, vous estes le seul un et la seule unité necessaire a mon ame! Helas, cher Ami de mon cœur, unisses ma pauvre unique ame a vostre tres unique bonté. Hé, vous estes tout mien, quand seray-je tout vostre! L'aymant tire le fer et le serre: o Seigneur Jesus, mon Amant, soyes mon tire-cœur; serrés, pressés et unisses a jamais mon esprit sur vostre paternelle poitrine! Hé, puisque je suis fait pour vous, pourquoy ne suis-je pas en vous? Abismés cette goutte d'esprit que vous m'aves donnee, [19] dedans la mer de vostre bonté, de laquelle elle procede. Ah, Seigneur, puisque vostre cœur m'ayme, que ne me ravit il a soy puisque je le veux bien! Tires moy, et je courray a la suite de vos attraitz, pour me jetter entre vos bras paternelz et n'en bouger jamais es siecles des siecles. Amen.

 

 

Chapitre IV. Du ravissement, et de la premiere espece d'iceluy

 

            L'extase s'appelle ravissement, d'autant que par icelle Dieu nous attire et esleve a soy; et le ravissement s'appelle extase, entant que par iceluy nous sortons et demeurons hors et au dessus de nous mesmes pour nous unir a Dieu. Et bien que les attraitz par lesquelz nous sommes attirés de la part de Dieu soyent admirablement doux, suaves et delicieux, si est-ce qu'a cause de la force que la beauté et bonté divine a pour tirer a soy l'attention et application de l'esprit, il semble que non seulement elle nous esleve, mays qu'elle nous ravit et emporte; comme au contraire, a rayson du tres volontaire consentement et ardent mouvement par lequel l'ame ravie s'escoule apres les attraitz divins, il semble que non seulement elle monte et s'esleve, mais qu'elle se jette et s'eslance hors de soy en la Divinité mesme. Et c'en est de mesme en la tres infame extase ou abominable ravissement qui arrive a l'ame lhors que, par les amorces des playsirs brutaux, elle est mise hors de sa propre dignité spirituelle et au dessous de sa condition naturelle: car, entant que volontairement elle suit cette malheureuse volupté et se precipite hors de soy mesme, c'est a dire hors de l'estat spirituel, on dit qu'elle est en l'extase sensuelle; mais entant que les [20] appatz et allechemens sensuelz la tirent puissamment et, par maniere de dire, l'entraisnent dans cette basse et vile condition, on dit qu'elle est ravie et emportee hors de soy mesme, parce que ces voluptés bestiales la demettent de l'usage de la rayson et intelligence avec une si furieuse violence que, comme dit l'un des plus grans philosophes, l'homme estant en cet accident semble estre tumbé en epilepsie, tant l'esprit demeure absorbé et comme perdu. O hommes, jusques a quand seres vous si insensés que de vouloir ravaler vostre dignité naturelle, descendans volontairement et vous precipitans en la condition des bestes brutes?

            Mais, mon cher Theotime, quant aux extases sacrees, elles sont de trois sortes: l'une est de l'entendement, l'autre de l'affection, et la troisiesme de l'action; l'une est en la splendeur, l'autre en la ferveur, et la troisiesme en l'œuvre; l'une se fait par l'admiration, l'autre par la devotion, et la troisiesme par l'operation. L'admiration se fait en nous par le rencontre d'une verité nouvelle que nous ne connoissions pas ni n'attendions pas de connoistre; et si a la nouvelle verité que nous rencontrons est jointe la beauté et bonté, l'admiration qui en provient est grandement delicieuse. Ainsy la reyne de Saba treuvant en Salomon plus de veritable sagesse qu'elle n'avoit pensé, elle demeura toute pleine d'admiration; et les Juifz, voyans en nostre Sauveur une science qu'ilz n'eussent jamais creu, furent surpris d'une grande admiration. Quand donq il plait a la divine Bonté de donner a nostre entendement quelque speciale clarté, par le moyen de laquelle il vienne a contempler les mysteres divins d'une contemplation extraordinaire et fort relevee, alhors, voyant plus de beauté en iceux qu'il n'avoit peu s'imaginer, il entre en admiration.

            Or l'admiration des choses aggreables attache et colle fortement l'esprit a la chose admiree: tant a rayson de l'excellence de la beauté qu'elle luy descouvre, qu'a rayson de la nouveauté de cette excellence; l'entendement ne se pouvant asses assouvir de voir ce qu'il n'a [21] encor point veu et qui est si aggreable a voir. Et quelquefois, outre cela, Dieu donne a l'ame une lumiere non seulement claire, mais croissante comme l'aube du jour; et alhors, comme ceux qui ont treuvé une miniere d'or fouillent tous-jours plus avant pour treuver tous-jours davantage de ce tant desiré metail, ainsy l'entendement va de plus en plus s'enfonçant en la consideration et admiration de son divin objet; car ne plus ne moins que l'admiration a causé la philosophie et attentive recherche des choses naturelles, elle a aussi causé la contemplation et theologie mystique. Et d'autant que cette admiration, quand elle est forte, nous tient hors et au dessus de nous mesmes par la vive attention et application de nostre entendement aux choses celestes, elle nous porte par consequent en l'extase.

 

 

Chapitre V. De la seconde espece de ravissement

 

            Dieu attire les espritz a soy par sa souveraine beauté et incomprehensible bonté: excellences qui, toutes deux, ne sont neanmoins qu'une supreme Divinité, tres uniquement belle et bonne tout ensemble. Tout se fait pour le bon et pour le beau, toutes choses regardent vers luy, sont meües et contenues par luy et pour l'amour de luy; le bon et le beau est desirable, aymable et cherissable a tous; pour luy toutes choses font et veulent tout ce qu'elles operent et veulent. Et quant au beau, parce qu'il attire et rappelle a soy toutes choses, les Grecs l'appellent d'un nom qui est tiré d'une parole qui veut dire appeller. De mesme, quant au bien, [22] sa vraye image c'est la lumiere, sur tout en ce que la lumiere recueille, reduit et convertit a soy tout ce qui est (dont le soleil, entre les Grecs, est nommé d'une parole laquelle monstre qu'il fait que toutes choses soyent ramassees et serrees, rassemblant les dispersees, comme la bonté convertit a soy toutes choses), estant non seulement la souveraine unité, mays souverainement unissante, d'autant que toutes choses la desirent comme leur principe, leur conservation et leur derniere fin. De sorte qu'en somme, le bon et le beau ne sont qu'une mesme chose, d'autant que toutes choses appetent le beau et le bon.

            Ce discours, Theotime, est presque tout composé des paroles du divin saint Denis Areopagite: et certes, il est vray que le soleil, source de la lumiere corporelle, est la vraye image du bon et du beau; car, entre les creatures purement corporelles, il n'y a point de bonté ni de beauté egale a celle du soleil. Or la beauté et bonté du soleil consiste en sa lumiere, sans laquelle rien ne seroit beau et rien ne seroit bon en ce monde corporel: elle esclaire tout comme belle, elle eschauffe et vivifie tout comme bonne. Entant qu'elle est belle et claire, elle attire tous les yeux qui ont veüe au monde; entant qu'elle est bonne et qu'elle eschauffe, elle attire a soy tous les appetitz et toutes les inclinations du monde corporel, car elle tire et esleve les exhalations et vapeurs, elle tire et fait sortir les plantes et les animaux de leurs origines, et ne se fait aucune generation a laquelle la chaleur vitale de ce grand luminaire ne contribue. Ainsy Dieu, Pere de toute lumiere, souverainement bon et beau, par sa beauté attire nostre entendement a le contempler, et par sa bonté il attire nostre volonté a l'aymer. Comme beau, comblant nostre entendement de delices, il respand son amour dans nostre volonté; comme bon, remplissant nostre volonté de son amour, il excite nostre entendement a le contempler, [23] l'amour nous provoquant a la contemplation et la contemplation a l'amour: dont il s'ensuit que l'extase et le ravissement depend totalement de l'amour, car c'est l'amour qui porte l'entendement a la contemplation et la volonté a l'union. De maniere qu'en fin il faut conclure avec le grand saint Denis, que «l'amour divin est extatique, ne permettant pas que les amans soyent a eux mesmes, ains a la chose aymee;» a rayson dequoy cet admirable apostre saint Paul, estant en la possession de ce divin amour et fait participant de sa force extatique, d'une bouche divinement inspiree, Je vis, dit-il, non plus moy, mays Jesus Christ vit en moy; ainsy, comme un vray amoureux sorti hors de soy en Dieu, il vivoit non plus sa propre vie, mays la vie de son Bienaymé, comme souverainement aymable.

            Or, ce ravissement d'amour se fait sur la volonté en cette sorte: Dieu la touche par ces attraitz de suavité, et lhors, comme une eguille touchee par l'aymant se tourne et remue vers le pole, s'oubliant de son insensible condition, ainsy la volonté atteinte de l'amour celeste s'eslance et porte en Dieu, quittant toutes ses inclinations terrestres, entrant par ce moyen en un ravissement non de connoissance mais de jouissance, non d'admiration mais d'affection, non de science mais d'experience, non de veüe mais de goust et de savourement. Il est vray que, comme j'ay des-ja signifié, l'entendement entre quelquefois en admiration voyant la sacree delectation que la volonté a en son extase, comme la volonté reçoit souvent de la delectation appercevant l'entendement en admiration; de sorte que ces deux facultés s'entrecommuniquent leurs ravissemens, le regard de la beauté nous la faisant aymer, et l'amour nous la faisant regarder. On n'est guere souvent eschauffé des rayons du soleil qu'on n'en soit esclairé, ni esclairé qu'on n'en soit eschauffé; l'amour fait facilement admirer, et l'admiration facilement aymer.

            Toutefois, les deux extases, de l'entendement et de la volonté, ne sont pas tellement appartenantes l'une a l'autre que l'une ne soit bien souvent sans l'autre: car, [24] comme les philosophes ont eu plus de la connoissance que de l'amour du Createur, aussi les bons Chrestiens en ont maintefois plus d'amour que de connoissance; et par consequent l'exces de la connoissance n'est pas tous-jours suivi de celuy de l'amour, non plus que l'exces de l'amour n'est pas tous-jours accompaigné de celuy de la connoissance, ainsy que j'ay remarqué ailleurs. Or, l'extase de l'admiration estant seule ne nous fait pas meilleurs, suivant ce qu'en dit celuy qui avoit esté ravi en extase jusques au troisiesme ciel: Si je connoissois, dit-il, tous les misteres et toute la science, et je n'ay pas la charité, je ne suis rien. Et partant, le malin esprit peut extasier, s'il faut ainsy parler, et ravir l'entendement, luy representant des merveilleuses intelligences qui le tiennent eslevé et suspendu au dessus de ses forces naturelles, et par telles clartés il peut encor donner a la volonté quelque sorte d'amour vain, mol, tendre et imparfait, par maniere de complaysance, satisfaction et consolation sensible ; mais de donner la vraye extase de la volonté, par laquelle elle s'attache uniquement et puissamment a la Bonté divine, cela n'appartient qu'a cet Esprit souverain par lequel la charité de Dieu est respandue dedans nos cœurs.

 

 

Chapitre VI. Des marques du bon ravissement, et de la troisiesme espece d'iceluy

 

            En effect, Theotime, on a veu en nostre aage plusieurs personnes qui croyoient elles mesmes, et chacun avec elles, qu'elles fussent fort souvent ravies divinement en extase, et en fin, toutefois, on descouvroit que ce n'estoyent qu'illusions et amusemens diaboliques. [25] Un certain prestre du tems de saint Augustin se mettoit en extase tous-jours quand il vouloit, chantant ou faysant chanter certains airs lugubres et pitoyables, et ce, pour seulement contenter la curiosité de ceux qui desiroyent voir ce spectacle. Mays ce qui est admirable, c'est que son extase passoit si avant qu'il ne sentoit mesme pas quand on luy appliquoit le feu, sinon apres qu'il estoit revenu a soy; et neanmoins, si quelqu'un parloit un peu fort et a voix claire, il l'entendoit comme de loin, et n'avoit aucune respiration. Les philosophes mesmes ont reconneu certaines especes d'extases naturelles faites par la vehemente application de l'esprit a la consideration des choses plus relevees. C'est pourquoy il ne se faut pas estonner si le malin esprit, pour faire le singe, tromper les ames, scandaliser les foibles et se transformer en esprit de lumiere, opere des ravissemens en quelques ames peu solidement instruites en la vraye pieté.

            Affin donq qu'on puisse discerner les extases divines d'avec les humaines et diaboliques, les serviteurs de Dieu ont laissé plusieurs documens; mays quant a moy, il me suffira pour mon propos de vous proposer deux marques de la bonne et sainte extase: l'une est que l'extase sacree ne se prend ni attache jamais tant a l'entendement qu'a la volonté, laquelle elle esmeut, eschauffe et remplit d'une puissante affection envers Dieu; de maniere que si l'extase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus speculative qu'affective, elle est grandement douteuse et digne de soupçon. Je ne dis pas qu'on ne puisse avoir des ravissemens, des visions, mesme prophetiques, sans avoir la charité; car je sçay bien que, comme on peut avoir la charité sans estre ravi et sans prophetiser, aussi peut-on estre ravi et prophetiser sans avoir la charité: mays je dis que celuy qui en son ravissement a plus de clarté en l'entendement pour admirer Dieu que de chaleur en la volonté pour l'aymer, il doit estre sur ses gardes, car il y a danger que cette extase ne soit fause et ne rende l'esprit plus enflé qu'edifié, le mettant [26] voirement, comme Saül, Balaam et Caïphe, entre les prophetes, mais le laissant néanmoins entre les repreuvés.

            La seconde marque des vrayes extases consiste en la troysiesme espece d'extase que nous avons marquee ci dessus, extase toute sainte, toute aymable et qui couronne les deux autres; et c'est l'extase de l'œuvre et de la vie. L'entiere observation des commandemens de Dieu n'est pas dans l'enclos des forces humaines, mais elle est bien pourtant dans les confins de l'instinct de l'esprit humain, comme tres conformes a la rayson et lumiere naturelle: de sorte que, vivans selon les commandemens de Dieu, nous ne sommes pas pour cela hors de nostre inclination naturelle. Mays, outre les commandemens divins, il y a des inspirations celestes, pour l'execution desquelles il ne faut pas seulement que Dieu nous esleve au dessus de nos forces, mais aussi qu'il nous tire au dessus des instinctz et des inclinations de nostre nature; d'autant qu'encor que ces inspirations ne sont pas contraires a la rayson humaine, elles l'excedent toutefois, la surmontent et sont au dessus d'icelle: de sorte que lhors, nous ne vivons pas seulement une vie civile, honneste et chrestienne, mais une vie surhumaine, spirituelle, devote et extatique, c'est a dire une vie qui est en toute façon hors et au dessus de nostre condition naturelle.

            Ne point desrobber, ne point mentir, ne point commettre de luxure, prier Dieu, ne point jurer en vain, aymer et honnorer son pere, ne point tuer, c'est vivre selon la rayson naturelle de l'homme; mais quitter tous nos biens, aymer la pauvreté, l'appeller et tenir en qualité de tres delicieuse maistresse, tenir les opprobres, mespris, abjections, persecutions, martyres pour des felicités et beatitudes, se contenir dans les termes d'une tres absolue chasteté, et en fin, vivre emmi le monde et en cette vie mortelle contre toutes les opinions et maximes du monde et contre le courant du fleuve de cette vie, par des ordinaires resignations, renoncemens et abnegations de nous mesmes, ce n'est pas vivre humainement, [27] mais surhumainement; ce n'est pas vivre en nous, mais hors de nous et au dessus de nous: et parce que nul ne peut sortir en cette façon au dessus de soy mesme si le Pere eternel ne le tire, partant cette sorte de vie doit estre un ravissement continuel et une extase perpetuelle d'action et d'operation.

            Vous estes mortz, disoit le grand Apostre aux Rhodiens, et vostre vie est cachee avec Jesus Christ en Dieu. La mort fait que l'ame ne vit plus en son cors ni en l'enclos d'iceluy; que veut donq dire, Theotime, cette parole de l'Apostre: Vous estes mortz? C'est comme s'il eust dit: Vous ne vives plus en vous mesme ni dedans l'enclos de vostre propre condition naturelle, vostre ame ne vit plus selon elle mesme, mays au dessus d'elle mesme. Le phœnix est phœnix en cela, qu'il aneantit sa propre vie a la faveur des rayons du soleil, pour en avoir une plus douce et vigoureuse, cachant, par maniere de dire, sa vie sous les cendres; les bigatz et vers a soye changent leur estre, et de vers se font papillons; les abeilles naissent vers, puis deviennent nimphes, marchans sur leurs pieds, et en fin deviennent mousches volantes. Nous en faysons de mesme, Theotime, si nous sommes spirituelz; car nous quittons nostre vie humaine pour vivre d'une autre vie plus eminente, au dessus de nous mesmes, cachans toute cette vie nouvelle en Dieu avec Jesus Christ, qui seul la void, la connoist et la donne. Nostre vie nouvelle c'est l'amour celeste qui vivifie et anime nostre ame, et cet [28] amour est tout caché en Dieu et es choses divines avec Jesus Christ; car puisque, comme disent les lettres sacrees de l'Evangile, apres que Jesus Christ se fut un peu laissé voir a ses disciples en montant la haut au Ciel, en fin une nuee l'environna qui l'osta et cacha de devant leurs yeux, Jesus Christ donques est caché au Ciel en Dieu. Or, Jesus Christ est nostre amour, et nostre amour est la vie de nostre ame: donques nostre vie est cachee en Dieu avec Jesus Christ; et quand Jesus Christ qui est nostre amour, et par consequent nostre vie spirituelle, viendra paroistre au jour du jugement, alhors nous apparoistrons avec luy en gloire, c'est a dire, Jesus Christ nostre amour nous glorifiera, nous communiquant sa felicité et splendeur.

 

 

Chapitre VII. Comme l'amour est la vie de l'ame, et suite du discours de la vie extatique

 

            L'ame est le premier acte et principe de tous les mouvemens vitaux de l'homme, et, comme parle Aristote, elle est «le principe par lequel nous vivons, sentons et entendons:» dont il s'ensuit que nous connoissons la diversité des vies selon la diversité des mouvemens, en sorte mesme que les animaux qui n'ont point de mouvement naturel sont du tout sans vie. Ainsy, Theotime, l'amour est le premier acte et principe de nostre vie devote ou spirituelle, par lequel nous vivons, sentons et nous esmouvons, et nostre vie spirituelle est telle que sont nos mouvemens affectifz; et un cœur qui n'a point de mouvement et d'affection, il n'a point d'amour, comme au contraire un cœur qui a de l'amour n'est point sans mouvement affectif. Quand donq nous avons colloqué nostre amour en Jesus Christ, nous [29] avons, par consequent, mis en luy nostre vie spirituelle: or, il est caché maintenant en Dieu au Ciel comme Dieu fut caché en luy tandis qu'il estoit en terre; c'est pourquoy nostre vie est cachee en luy, et quand il paroistra en gloire, nostre vie et nostre amour paroistra de mesme avec luy en Dieu. Ainsy saint Ignace, au rapport de saint Denis, disoit que son amour estoit crucifié; comme s'il eust voulu dire: Mon amour naturel et humain, avec toutes les passions qui en dependent, est attaché sur la croix, je l'ay fait mourir comme un amour mortel qui faisoit vivre mon cœur d'une vie mortelle; et comme mon Sauveur fut crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour resusciter a l'immortelle, aussi je suis mort avec luy sur la croix selon mon amour naturel, qui estoit la vie mortelle de mon ame, affin que je resuscitasse a la vie surnaturelle d'un amour qui, pouvant estre exercé au Ciel, est aussi par consequent immortel.

            Quand donques on void une personne qui en l'orayson a des ravissemens par lesquelz elle sort et monte au dessus de soy mesme en Dieu, et neanmoins n'a point d'extase en sa vie, c'est a dire ne fait point une vie relevee et attachee a Dieu, par abnegation des convoytises mondaines et mortification des volontés et inclinations naturelles, par une interieure douceur, simplicité, humilité, et sur tout par une continuelle charité, croyés, Theotime, que tous ses ravissemens sont grandement douteux et perilleux; ce sont ravissemens propres a faire admirer les hommes, mais non pas a les sanctifier. Car, quel bien peut avoir une ame d'estre ravie a Dieu par l'orayson, si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles? Estre au dessus de soy mesme en l'orayson et au dessous de soy en la vie et operation, estre angelique en la meditation et bestial en la conversation, c'est clocher de part et d'autre, jurer en Dieu et jurer en Melchon, et en somme c'est une vraye marque que telz ravissemens et telles extases ne sont que des amusemens et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont [30] ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevee au dessus d'eux mesmes, quoy qu'ilz ne soyent point ravis au dessus d'eux mesmes en l'orayson! Plusieurs Saintz sont au Ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation; car, combien de Martyrs et grans Saintz et Saintes voyons-nous en l'histoire n'avoir jamais eu en l'orayson autre privilege que celuy de la devotion et ferveur? Mais il n'y eut jamais Saint qui n'ayt eu l'extase et ravissement de la vie et de l'operation, se surmontant soy mesme et ses inclinations naturelles.

            Et qui ne void, Theotime, je vous prie, que c'est l'extase de la vie et operation de laquelle le grand Apostre parle principalement, quand il dit: Je vis, mais non plus moy, ains Jesus Christ vit en moy? car il l'explique luy mesme en autres termes aux Romains, disant que nostre viel homme est crucifié ensemblement avec Jesus Christ, que nous sommes mortz au peché avec luy, et que de mesme nous sommes resuscités avec luy pour marcher en nouveauté de vie, affin de ne servir plus au peché. Voyla deux hommes representés en un chacun de nous, Theotime, et par consequent deux vies: l'une du viel homme, qui est une vielle vie, comme on dit de l'aigle qui estant devenue vielle va traisnant ses plumes et ne peut plus prendre son vol; l'autre vie est de l'homme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l'aigle laquelle deschargee de ses vielles plumes qu'elle a secouees dans la mer, en prend des nouvelles, et s'estant rajeunie vole en la nouveauté de ses forces.

            En la premiere vie nous vivons selon le viel homme, c'est a dire selon les defautz, foiblesses et infirmités que nous avons contractees par le peché de nostre premier pere Adam, et partant nous vivons au peché d'Adam, et nostre vie est une vie mortelle, ains la mort mesme; en la seconde vie nous vivons selon l'homme nouveau, c'est a dire selon les graces, faveurs, ordonnances et volontés de nostre Sauveur, et par consequent nous vivons au salut et a la redemption, et cette [31] nouvelle vie est une vie vive, vitale et vivifiante. Mais quicomque veut parvenir a nouvelle vie, il faut qu'il passe par la mort de la vielle, crucifiant sa chair avec tous les vices et toutes les convoitises d'icelle, et l'ensevelissant sous les eaux du saint Baptesme ou de la pœnitence: comme Naaman qui noya et ensevelit dans les eaux du Jordain sa vielle vie ladresse et infecte, pour vivre une vie nouvelle, saine et nette. Car on pouvoit bien dire de cet homme, qu'il n'estoit plus le viel Naaman, ladre, puant, infect, ains un Naaman nouveau, net, sain et honneste, parce qu'il estoit mort a la ladrerie et vivoit a la santé et netteté.

            Or, quicomque est resuscité a cette nouvelle vie du Sauveur, il ne vit plus ni a soy, ni en soy, ni pour soy, ains a son Sauveur, en son Sauveur et pour son Sauveur. Estimés, dit saint Paul, que vous estes vrayement mortz au peché et vivans a Dieu, en Jesus Christ Nostre Seigneur.

 

 

Chapitre VIII. Admirable exhortation de saint Paul a la vie extatique et surhumaine

 

            Mays en fin saint Paul fait le plus fort, le plus pressant et le plus admirable argument qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter tous a l'extase et ravissement de la vie et operation. Oyes, Theotime, je vous prie, soyes attentif et peses la force et efficace des ardentes et celestes paroles de cet Apostre, tout ravi et transporté de l'amour de son Maistre. Parlant donq de soy mesme (et il en faut autant dire d'un chacun de nous), La charité, dit-il, de Jesus Christ nous presse. Ouy, Theotime, rien ne presse tant le cœur de l'homme que l'amour. Si un homme sçait d'estre aymé de qui [32] que ce soit, il est pressé d'aymer reciproquement; mais si c'est un homme vulgaire qui est aymé d'un grand seigneur, certes il est bien plus pressé; mais si c'est d'un grand monarque, combien est-ce qu'il est pressé davantage? Et maintenant, je vous prie, sachans que Jesus Christ, vray Dieu eternel, tout puissant, nous a aymés jusques a vouloir souffrir pour nous la mort, et la mort de la croix, o mon cher Theotime, n'est ce pas cela avoir nos coeurs sous le pressoir et les sentir presser de force, et en exprimer de l'amour par une violence et contrainte qui est d'autant plus violente qu'elle est toute aymable et amiable? Mais, comme est-ce que ce divin Amant nous presse? La charité de Jesus Christ nous presse, dit son saint Apostre, estimans ceci. Qu'est ce a dire, estimans ceci? c'est a dire, que la charité du Sauveur nous presse lhors principalement que nous estimons, considerons, pesons, meditons et sommes attentifs a cette resolution de la foy. Mais quelle resolution? Voyes, je vous prie, Theotime, comme il va gravement fichant et poussant sa conception dans nos cœurs: estimans ceci, dit il; et quoy? que si un est mort pour tous, donques tous sont morts; et Jesus Christ est mort pour tous. Il est vray, certes; si un Jesus Christ est mort pour tous, donques tous sont morts en la personne de cet unique Sauveur qui est mort pour eux, et sa mort leur doit estre imputee, puisqu'elle a esté enduree pour eux et en leur consideration.

            Mais que s'ensuit il de cela? Il m'est advis que j'oye cette bouche apostolique, comme un tonnerre, qui exclame aux oreilles de nos cœurs: Il s'ensuit donques, o Chrestiens, ce que Jesus Christ a desiré de nous en mourant pour nous. Mais qu'est ce qu'il a desiré de nous sinon que nous nous conformassions a luy, affin, dit l'Apostre, que ceux qui vivent ne vivent plus desormais a eux mesmes, ains a Celuy qui est mort et resuscité pour eux. Vray Dieu, Theotime, que cette consequence est forte en matiere d'amour! Jesus Christ est mort pour nous, il nous a donné la vie par sa mort, [33] nous ne vivons que parce qu'il est mort, il est mort pour nous, a nous et en nous: nostre vie n'est donq plus nostre, mais a Celuy qui nous l'a acquise par sa mort; nous ne devons donq plus vivre a nous, mais a luy; non en nous, mais en luy; non pour nous, mais pour luy.

            Une jeune fille de l'isle de Sestos avoit nourri une petite aigle, avec le soin que les enfans ont accoustumé d'employer en telles occupations. L'aigle devenue grande commença petit a petit a voler et chasser aux oyseaux selon son instinct naturel; puis s'estant rendue plus forte, elle se rua sur les bestes sauvages, sans jamais manquer d'apporter tous-jours fidelement sa proye a sa chere maistresse, comme en reconnoissance de la nourriture qu'elle avoit receue d'icelle. Or advint il que cette jeune damoyselle mourut un jour, tandis que la pauvre aigle estoit au pourchas, et son cors, selon la coustume de ce tems et de ce païs-la, fut mis sur un buscher en public pour estre bruslé. Mais ainsy que la flamme du feu commençoit a le saisir, l'aigle survint a grans traitz d'aysles, et voyant cet inopiné et triste spectacle, outree de douleur elle lascha ses serres, et abandonnant sa proye se vint jetter sur sa pauvre chere maistresse, et la couvrant de ses aysles comme pour la defendre du feu ou pour l'embrasser de pitié, elle demeura ferme et immobile, mourant et bruslant courageusement avec elle, l'ardeur de son affection ne pouvant ceder la place aux flammes et ardeurs du feu, pour ainsy se rendre victime et holocauste de son brave et prodigieux amour, comme sa maistresse l'estoit de la mort et des flammes.

            Ah, Theotime, quel essor nous fait prendre cette aigle! Le Sauveur nous a nourris des nostre tendre jeunesse, ains il nous a formés et receus, comme une aymable nourrice, entre les bras de sa divine providence des l'instant de nostre conception:

                        Tes doigtz m'ayans tissu,

                        Tout chaud tu m'as receu,

                        Du ventre de ma mere; [34]

il nous a rendus siens par le Baptesme et nous a nourris tendrement selon le cœur et selon le cors, par un amour incomprehensible; et pour nous acquerir la vie il a supporté la mort, et nous a repeus de sa propre chair et de son propre sang. Hé, que reste-il donq? quelle conclusion avons-nous plus a prendre, mon cher Theotime, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus a eux mesmes, ains a Celuy qui est mort pour eux? c'est a dire, que nous consacrions au divin amour de la mort de nostre Sauveur tous les momens de nostre vie, rapportans a sa gloire toutes nos proyes, toutes nos conquestes, toutes nos œuvres, toutes nos actions, toutes nos pensees et toutes nos affections. Voyons-le, Theotime, ce divin Redempteur, estendu sur la croix, comme sur son bucher d'honneur ou il meurt d'amour pour nous, mais d'un amour plus douloureux que la mort mesme, ou d'une mort plus amoureuse que l'amour mesme: hé, que ne nous jettons-nous en esprit sur luy, pour mourir sur la croix avec luy, qui, pour l'amour de nous, a bien voulu mourir! Je le tiendray, devrions nous dire si nous avions la generosité de l'aigle, et ne le quitteray jamais; je mourray avec luy et brusleray dedans les flammes de son amour, un mesme feu consumera ce divin Createur et sa chetifve creature; mon Jesus est tout mien et je suis toute sienne, je vivray et mourray sur sa poitrine, ni la mort ni la vie ne me separera jamais de luy.

            Ainsy donques se fait la sainte extase du vray amour, quand nous ne vivons plus selon les raysons et inclinations humaines, mais au dessus d'icelles, selon les inspirations et instinctz du divin Sauveur de nos ames. [35]

 

 

Chapitre IX. Du supreme effect de l'amour affectif, qui est la mort des amans, et premièrement de ceux qui moururent en amour

 

            L'amour est fort comme la mort: la mort separe l'ame du mourant d'avec son cors et d'avec toutes les choses du monde; l'amour sacré separe l'ame de l'amant d'avec son cors et d'avec toutes les choses du monde, et n'y a point d'autre difference sinon en ce que la mort fait tous-jours par effect ce que l'amour ne fait ordinairement que par l'affection. Or je dis ordinairement Theotime, parce que quelquefois l'amour sacré est bien si violent, que mesme par effect il cause la separation du cors et de l'ame, faisant mourir les amans d'une mort tres heureuse, qui vaut mieux que cent vies.

            Comme c'est le propre des repreuvés de mourir en peché, aussi est-ce le propre des esleuz de mourir en l'amour et grace de Dieu; mays cela toutefois advient differemment. Le juste ne meurt jamais a l'improuveu, car c'est avoir bien prouveu a sa mort que d'avoir perseveré en la justice chrestienne jusques a la fin, mais il meurt bien quelquefois de mort subite ou soudaine; c'est pourquoy l'Eglise, toute sage, ne nous fait pas simplement requerir es Letanies, d'estre deslivrés de mort soudaine, mais «de mort soudaine et improuveue:» pour estre soudaine elle n'en est pas pire, sinon qu'elle soit encor improuveue. Si des espritz foibles et vulgaires eussent veu le feu du ciel tumber sur le grand saint Simeon Stylite et le tuer, qu'eussent-ilz pensé sinon des pensees de scandale? mais l'on n'en doit toutefois point faire d'autre, sinon que ce grand Saint s'estant immolé [36] tres parfaitement a Dieu en son cœur, des-ja tout consumé d'amour, le feu vint du ciel pour parfaire l'holocauste et le brusler du tout; car l'abbé Julien, esloigné d'une journee, vit l'ame d'iceluy montant au Ciel, et fit jetter de l'encens a mesme heure pour en rendre graces a Dieu. Le bienheureux Hommebon, Cremonnois, oyant un jour la sainte Messe, planté sur ses deux genoux en extreme devotion, ne se leva point a l'Evangile selon la coustume, et pour cela ceux qui estoyent autour de luy le regarderent, et virent qu'il estoit trespassé. Il y a eu de nostre aage, des tres grans personnages en vertu et doctrine, que l'on a treuvé mortz, les uns en un confessionnal, les autres oyans le sermon; et mesme on en a veu quelques uns tumber mortz au sortir de la chaire ou ilz avoyent presché avec grande ferveur: mortz toutes soudaines, mais non improuveues. Et combien de gens de bien void on mourir apoplectiques, lethargiques et en mille sortes fort subitement, et des autres mourir en resverie et frenesie hors de l'usage de rayson? et tous ceux ci, avec les enfans baptisés, sont decedés en grace, et par consequent en l'amour de Dieu.

            Mais, comme pouvoyent ilz deceder en l'amour de Dieu, puisque mesme ilz ne pensoyent pas en Dieu lhors de leur trespas? Les sçavans hommes, Theotime, ne perdent pas leur science en dormant, autrement ilz seroyent ignorans a leur resveil et faudroit qu'ilz retournassent a l'escole; or c'en est de mesme de toutes les habitudes de prudence, de temperance, de foy, d'esperance, de charité; elles sont tous-jours dedans l'esprit des justes, bien qu'ilz n'en fassent pas tous-jours les actions. En un homme dormant, il semble que toutes ses habitudes dorment avec luy, et qu'elles se resveillent aussi avec luy; ainsy donq, l'homme juste mourant subitement, ou accablé d'une mayson qui luy tumbe dessus, ou tué par le foudre, ou suffoqué d'un catherre, ou bien mourant hors de son bon sens par la violence de quelque fievre chaude, il ne meurt certes pas en l'exercice de l'amour divin, mais il meurt neanmoins en l'habitude d'iceluy; dont le Sage a dit: Le juste, s'il [37] est prevenu de la mort, il sera en refrigere ; car il suffit pour obtenir la vie eternelle de mourir en l'estat et habitude de l'amour et charité.

            Plusieurs Saintz neanmoins sont mortz, non seulement en charité et avec l'habitude de l'amour celeste, mais aussi en l'action et prattique d'iceluy. Saint Augustin mourut en l'exercice de la sainte contrition, qui n'est pas sans amour; saint Hierosme, exhortant ses chers enfans a l'amour de" Dieu, du prochain et de la vertu; saint Ambroyse, tout ravi, devisant doucement avec son Sauveur, soudain apres avoir receu le tres divin Sacrement de l'autel; saint Anthoyne de Padoüe, apres avoir recité un hymne a la glorieuse Vierge Mere, et parlant en grande joye avec le Sauveur; saint Thomas d'Acquin, joignant les mains, eslevant ses yeux au ciel, haussant fortement sa voix et prononçant par maniere d'eslan, avec grande ferveur, ces paroles du Cantique, qui estoyent les dernieres qu'il avoit exposees: Venes, o mon cher Bienaymé, et sortons ensemble aux chams. Tous les Apostres et presque tous les Martyrs sont mortz prians Dieu. Le bienheureux et venerable Bede, ayant sceu par revelation l'heure de son trespas, alla a Vespres (et c'est oit le jour de l'Ascension), et «se tenant debout, appuyé seulement aux accoudoirs de son siege, sans maladie quelconque, finit sa vie au mesme instant qu'il finit de chanter Vespres,» comme justement pour suivre son Maistre montant au Ciel, affin d'y jouir du beau matin de l'eternité qui n'a point de Vespres.

            Jean Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, homme si docte et si pieux, que, comme dit Sixtus Senensis, «on ne peut discerner s'il a surpassé sa [38] doctrine par la pieté ou sa pieté par la doctrine,» ayant expliqué les cinquante proprietés de l'amour divin marquees au Cantique des Cantiques, trois jours apres, monstrant un visage et un cœur fort vif, expira prononçant et repetant plusieurs fois, par maniere d'orayson jaculatoire, ces saintes paroles tirees du mesme Cantique: O Dieu, vostre dilection est forte comme la mort. Saint Martin, comme chascun sçait, mourut si attentif a l'exercice de devotion, qu'il ne se peut rien dire de plus. Saint Louys, ce grand roy entre les Saintz et grand Saint entre les roys, frappé de pestilence, ne cessa jamais de prier; puis, ayant receu le divin Viatique, estendant les bras en croix, les yeux fichés au ciel, expira souspirant ardemment ces paroles d'une parfaite confiance amoureuse: Hé, Seigneur, j'entreray en vostre mayson, je vous adoreray en vostre saint temple et beniray vostre nom. Saint Pierre Celestin, tout detrempé en des cruelles afflictions qu'on ne peut bonnement dire, estant arrivé a la fin de ses jours, se mit a chanter, comme un cygne sacré, le dernier des Pseaumes, et acheva son chant et sa vie en ces amoureuses paroles: Que tout esprit loüe le Seigneur. L'admirable sainte Eusebe, surnommee l'Estrangere, mourut a genoux en une fervente priere; saint Pierre le Martir, escrivant avec son doigt et de son propre sang la confession de la foy pour laquelle il mouroit, et disant ces paroles: Seigneur, je recommande mon esprit en vos mains; et le grand apostre des Japponois, François Xavier, tenant et baysant l'image dit Crucifix et repetant a tous coups cet eslan d'esprit: O Jesus, le Dieu de mon cœur![39]

 

 

Chapitre X. De ceux qui moururent par l'amour et pour l'amour divin

 

            Tous les Martirs, Theotime, moururent pour l'amour divin; car, quand on dit que plusieurs sont mortz pour la foy, on ne doit pas entendre que ç'ait esté pour la foy morte, ains pour la foy vivante, c'est a dire animee de la charité. Aussi la confession de la foy n'est pas tant un acte de l'entendement et de la foy, comme c'est un acte de la volonté et de l'amour de Dieu; et c'est pourquoy le grand saint Pierre, gardant la foy dans son ame au jour de la Passion, perdit neanmoins la charité, ne voulant pas advoüer de bouche pour son Maistre, Celuy qu'il reconnoissoit pour tel en son cœur. Mays pourtant il y a eu des Martirs qui moururent expressement pour la charité seule, comme le grand Precurseur du Sauveur, qui fut martyrisé pour la correction fraternelle; et les glorieux Princes des Apostres, saint Pierre et saint Paul, mais principalement saint Paul, moururent pour avoir converti a la sainteté et chasteté les femmes que l'infame Neron avoit desbauchees. Les saintz Evesques Stanislaus et Thomas de Cantorberi furent aussi tués pour un sujet qui ne regardoit pas la foy, mais la charité; et en fin une grande partie de saintes Vierges et Martyres furent massacrees pour le zele qu'elles eurent a garder la chasteté que la charité leur avoit fait dedier a l'Espoux celeste.

            Mais il y en a, entre les amans sacrés, qui s'abandonnent si absolument aux exercices de l'amour divin, que ce saint feu les devore et consume leur vie. Le regret quelquefois empesche si longuement les affligés de [40] boire, de manger et de dormir, qu'en fin, affoiblis et alangouris ilz meurent; et lhors, le vulgaire dit qu'ilz sont mortz de regret, mais ce n'est pas la verité, car ilz meurent de defaillance de forces et d'exinanition: il est vray que cette defaillance leur estant arrivee a cause du regret, il faut advoüer, que s'ilz ne sont pas mortz de regret, ilz sont mortz a cause du regret et par le regret. Ainsy, mon cher Theotime, quand l'ardeur du saint amour est grande, elle donne tant d'assautz au cœur, elle le blesse si souvent, elle luy cause tant de langueurs, elle le fond si ordinairement, elle le porte en des extases et ravissemens si frequens, que par ce moyen l'ame presque toute occupee en Dieu, ne pouvant fournir asses d'assistance a la nature pour faire la digestion et nourriture convenable, les forces animales et vitales commencent a manquer petit a petit, la vie s'accourcit et le trespas arrive.

            O Dieu, Theotime, que cette mort est heureuse! que douce est cette amoureuse sagette qui, nous blessant de cette playe incurable de la sacree dilection, nous rend pour jamais languissans et malades d'un battement de cœur si pressant qu'en fin il faut mourir! De combien penses-vous que ces sacrees langueurs et les travaux supportés pour la charité avançassent les jours aux divins amans, comme a sainte Catherine de Sienne, a saint François, au petit Stanislas Koska, a saint Charles et a plusieurs centaines d'autres qui moururent si jeunes? Certes, quant a saint François, des qu'il eut receu les saintes stigmates de son Maistre, il eut de si fortes et penibles douleurs, tranchees, convulsions et maladies, qu'il ne luy demeura que la peau et les os, et sembloit plustost une anatomie ou une image de la mort, qu'un homme vivant et respirant encores. [41]

 

 

Chapitre XI. Que quelques uns entre les divins amans moururent encor d'amour

 

            Tous les esleuz donq, Theotime, meurent en l'habitude de l'amour sacré; mays quelques uns, outre cela, meurent en l'exercice de ce saint amour, les autres pour cet amour, et d'autres par ce mesme amour. Mays ce qui appartient au souverain degré d'amour, c'est que quelques uns meurent d'amour; et c'est lhors que non seulement l'amour blesse l'ame en sorte qu'il la met en langueur, mays quand il la transperce, donnant son coup droit dans le milieu du cœur, et si fortement qu'il pousse l'ame dehors de son cors: ce qui se fait ainsy. L'ame attiree puissamment par les suavités divines de son Bienaymé, pour correspondre de son costé a ses doux attraitz, elle s'eslance de force et tant qu'elle peut devers ce desirable Ami attrayant; et ne pouvant tirer son cors apres soy, plustost que de s'arrester avec luy parmi les miseres de cette vie, elle le quitte et se separe, volant seule, comme une belle colombelle, dans le sein delicieux de son celeste Espoux: elle s'eslance en son Bienaymé, et son Bienaymé la tire et ravit a soy; et comme l'espoux quitte pere et mere pour se joindre a sa bienaymee, ainsy cette chaste espouse quitte la chair pour s'unir a son Bienaymé. Or, c'est le plus violent effect que l'amour fasse en une ame, et qui requiert auparavant une grande nudité de toutes les affections qui peuvent tenir le cœur attaché ou au monde ou au cors; en sorte que, comme le feu ayant separé petit a petit l'essence de sa masse et l'ayant du tout espuree, fait en fin sortir la quintessence, aussi le saint amour [42] ayant retiré le cœur humain de toutes humeurs, inclinations et passions, autant qu'il se peut, il en fait par apres sortir l'ame, affin que par cette mort, pretieuse aux yeux divins, elle passe en la gloire immortelle.

            Le grand saint François, qui en ce sujet de l'amour celeste me revient tous-jours devant les yeux, ne pouvoit pas eschapper qu'il ne mourust par l'amour, a cause de la multitude et grandeur des langueurs, extases et defaillances que sa dilection envers Dieu luy donnoit; mais, outre cela, Dieu qui l'avoit exposé a la veüe de tout le monde comme un miracle d'amour, voulut que non seulement il mourust pour l'amour, ains qu'il mourust encor d'amour. Car, voyés, je vous supplie, Theotime, son trespas. Se voyant sur le point de son despart, il se fit mettre nud sur la terre, puis ayant receu un habit en aumosne, duquel on le vestit, il harangua ses freres, les animant a l'amour et crainte de Dieu et de l'Eglise, fit lire la Passion du Sauveur, puis commença avec une ardeur extreme a prononcer le Psalme CXLI: J'ay crié de ma voix au Seigneur, j'ay supplié de ma voix le Seigneur; et ayant prononcé ces dernieres paroles: O Seigneur, tires mon ame de la prison, affin que je benisse vostre saint nom; les justes m'attendent jusques a ce que vous me guerdonnies, il expira, l'an quarante cinquiesme de son aage. Qui ne void, je vous prie, Theotime, que cet homme seraphique, qui avoit tant desiré d'estre martyrisé et de mourir pour l'amour, mourut en fin d'amour, ainsy que je l'ay expliqué ailleurs?

            Sainte Magdeleyne ayant l'espace de trente ans demeuré en la grotte que l'on void encor en Provence, ravie tous les jours sept fois et eslevee en l'air par les Anges, comme pour aller chanter les sept Heures canoniques en leur chœur, en fin un jour de Dimanche elle vint a l'eglise, en laquelle son cher Evesque saint Maximin la treuvant en contemplation, les yeux pleins de larmes et les bras eslevés, il la communia; et tost apres elle rendit son bienheureux esprit, qui derechef alla pour jamais aux pieds de son Sauveur, jouir de [43] la meilleure part, qu'elle avoit des-ja choisie en ce monde.

            Saint Basile avoit fait une estroitte amitié avec un grand medecin, juif de nation et de religion, en intention de l'attirer a la foy de Nostre Seigneur; ce que toutefois il ne peut onques faire jusques a ce que, rompu de jeusnes, veilles et travaux, estant arrivé a l'article de la mort, il s'enquit du medecin quelle opinion il avoit de sa santé, le conjurant de le luy dire franchement. Ce que le medecin fit, et luy ayant tasté le poulz: «Il n'y a plus,» dit il, «aucun remede; devant que le soleil soit couché vous trespasseres.» «Mays que dires vous,» repliqua alhors le malade, «si je suis encor demain en vie?» «Je me feray Chrestien, je vous le prometz,» dit le medecin. Le Saint pria donq Dieu, et impetra la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle de son medecin, lequel ayant veu cette merveille se convertit; et saint Basile, se levant courageusement du lit, alla a l'eglise et le baptiza avec toute sa famille. Puis, estant revenu en sa chambre et remis dans son lit, apres s'estre asses longuement entretenu par l'orayson avec Nostre Seigneur, il exhorta saintement les assistans a servir Dieu de tout leur cœur; et en fin voyant les Anges venir a luy, prononçant avec extreme suavité ces paroles: Mon Dieu, je vous recommande mon ame et la remetz entre vos mains, il expira; et le pauvre medecin converti, le voyant ainsy trespassé, l'embrassant et fondant en larmes sur iceluy: «O grand Basile, serviteur de Dieu,» dit-il, «en verité, si vous eussies voulu, vous ne fussies non plus mort aujourd'huy qu'hier.» Qui ne void que cette mort fut toute d'amour? Et la bienheureuse Mere Therese de Jesus revela apres son trespas, qu'elle estoit morte d'un assaut et impetuosité d'amour, qui avoit esté si violent que, la nature ne le pouvant supporter, l'ame s'en estoit allee avec le bienaymé object de ses affections. [44]

 

 

Chapitre XII. Histoire merveilleuse du trespas d'un gentilhomme qui mourut d'amour sur le mont d'Olivet

 

            Outre ce qui a esté dit, j'ay treuvé une histoire laquelle pour estre extremement admirable n'en est que plus croyable aux amans sacrés; puisque, comme dit le saint Apostre, la charité croid tres volontier toutes choses, c'est a dire elle ne pense pas aysement qu'on mente, et s'il n'y a des marques apparentes de fauseté en ce qu'on luy represente, elle ne fait pas difficulté de les croire, mais sur tout quand ce sont choses qui exaltent et magnifient l'amour de Dieu envers les hommes ou l'amour des hommes envers Dieu: d'autant que la charité, qui est reyne souveraine des vertus, se plaist, a la façon des princes, es choses qui servent a la gloire de son empire et domination. Et bien que le recit que je veux faire ne soit ni tant publié ni si bien tesmoigné comme la grandeur de la merveille qu'il contient le requerroit, il ne perd pas pour cela sa verité: car, comme dit excellemment saint Augustin, «a peyne sçait on les miracles,» pour magnifiques qu'ilz soyent, «au lieu mesme ou ilz se font,» et encor que ceux qui les ont veu les racontent, on a peyne de les croire; mays ilz ne laissent pas pour cela d'estre veritables, et en matiere de religion les ames bien faites ont plus de suavité a croire les choses esquelles il y a plus de difficulté et d'admiration.

            Un fort illustre et vertueux chevalier alla donq un jour outre mer en Palestine, pour visiter les saintz lieux esquelz Nostre Seigneur avoit fait les œuvres de nostre redemption; et pour commencer dignement ce saint [45] exercice, avant toutes choses il se confessa et communia devotement; puis alla en premier lieu en la ville de Nazareth, ou l'Ange annonça a la Vierge tressainte la tres sacree Incarnation, et ou se fit la tres adorable conception du Verbe eternel; et la, ce digne pelerin se mit a contempler l'abisme de la Bonté celeste qui avoit daigné prendre chair humaine pour retirer l'homme de perdition. De la il passa en Bethleem, au lieu de la Nativité, ou on ne sçauroit dire combien de larmes il respandit contemplant celles desquelles le Filz de Dieu, petit Enfant de la Vierge, avoit arrousé ce saint estable, baysant et rebaysant cent fois cette terre sacree, et lechant la poussiere sur laquelle la premiere enfance du divin Poupon avoit esté receüe. De Bethleem il alla en Bethabara, et passa jusques au petit lieu de Bethanie, ou, se resouvenant que Nostre Seigneur s'estoit devestu pour estre baptisé, il se despouilla aussi luy mesme, et entrant dans le Jordain, se lavant et beuvant des eaux d'iceluy, il luy estoit advis d'y voir son Sauveur recevant le Baptesme par la main de son Precurseur, et le Saint Esprit descendant visiblement sur iceluy sous la forme de colombe, avec les cieux encor ouvertz, d'ou, ce luy sembloit, descendoit la voix du Pere eternel disant: Cestuy cy est mon Filz bienaymé auquel je me complais. De Bethanie il va dans le desert, et y void, des yeux de son esprit, le Sauveur jeusnant, combattant et vainquant l'ennemi; puis les Anges qui le servent de viandes admirables.

            De la il va sur la montaigne de Tabor, ou il void le Sauveur transfiguré; puis en la montaigne de Sion, ou il void, ce luy semble, encor, Nostre Seigneur agenouillé dans le Cenacle, lavant les pieds aux Disciples et leur distribuant par apres son divin Cors en la sacree Eucharistie. Il passe le torrent de Cedron et va au jardin de Getsemani; ou son cœur se fond es larmes d'une tres aymable douleur lhors qu'il s'y represente son cher Sauveur suer le sang en cette extreme agonie qu'il y souffroit, puis, tost apres, lié, garrouté et mené en Hierusalem, ou il s'achemine aussi, suivant par tout les [46] traces de son Bienaymé; et le void en imagination traisné ça et la, chez Anne, chez Caïphe, chez Pilate, chez Herodes; fouetté, baffoué, craché, couronné d'espines, presenté au peuple, condamné a mort, chargé de sa croix, laquelle il porte, et la portant fait le pitoyable rencontre de sa Mere toute detrempee de douleur, et des dames de Hierusalem pleurantes sur luy. Si monte en fin ce devot pelerin sur le mont Calvaire, ou il void en esprit la croix estendue sur terre, et Nostre Seigneur tout nud que l'on renverse et que l'on cloue pieds et mains sur icelle tres cruellement; il contemple de suite comme on leve la croix et le Crucifié en l'air, et le sang qui ruisselle de tous les endroitz du divin cors pendu. Il regarde la pauvre sacree Vierge, toute transpercee du glaive de douleur; puis il tourne les yeux sur le Sauveur crucifié, duquel il escoute les sept paroles avec un amour nompareil, et en fin le void mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance et monstrant par l'ouverture de la playe son cœur divin, puis osté de la croix et porté au sepulcre, ou il va le suyvant, jettant une mer de larmes sur les lieux detrempés du sang de son Redempteur; si que il entre dans le sepulcre et ensevelit son cœur aupres du cors de son Maistre.

            Puys, resuscitant avec luy, il va en Emaüs et void tout ce qui se passe entre le Seigneur et les deux disciples; et en fin, revenant sur le mont Olivet ou se fit le mistere de l'Ascension, et la, voyant les dernieres marques et vestiges des pieds du divin Sauveur, prosterné sur icelles et les baysant mille et mille fois avec des souspirs d'un amour infini, il commença a retirer a soy toutes les forces de ses affections, comme un archer retire la corde de son arc quand il veut descocher sa fleche; puis se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel: «O Jesus,» dit il, « mon doux Jesus, je ne sçai plus ou vous chercher et suivre en terre; hé! Jesus, Jesus mon amour, accordes donq a ce cœur qu'il vous suive et s'en aille apres vous la haut.» Et avec ces ardentes paroles il lança quant et quant son ame au Ciel, comme une sacree sagette que, comme divin archer, [47] il tira au blanc de son tres heureux object. Mais ses compaignons et serviteurs qui virent ainsy subitement tumber comme mort ce pauvre amant, estonnés de cet accident, coururent de force au medecin, qui venant, treuva qu'en effect il estoit trespassé; et pour faire jugement asseuré des causes d'une mort tant inopinee, s'enquiert de quelle complexion, de quelles mœurs et de quelles humeurs estoit le defunct, et il apprit qu'il estoit d'un naturel tout doux, amiable, devot a merveille et grandement ardent en l'amour de Dieu. Sur quoy: «Sans doute,» dit le medecin, «son cœur s'est donques esclatté d'exces et de ferveur d'amour.» Et affin de mieux affermir son jugement il le voulut ouvrir, et treuva ce brave cœur ouvert, avec ce sacré mot gravé au dedans d'iceluy: «Jesus mon amour!» L'amour donques fit en ce cœur l'office de la mort, separant l'ame du cors sans concurrence d'aucune autre cause: et c'est saint Bernardin de Sienne, autheur fort docte et fort saint, qui fait ce recit au premier de ses sermons de l'Ascension.

            Certes, un autre autheur presque du mesme aage, qui a celé son nom par humilité, mais qui seroit neanmoins digne d'estre nommé, en un livre qu'il a intitulé Miroüer des spirituelz, raconte une autre histoire encor plus admirable; car il dit qu'es quartiers de Provence, il y avoit un seigneur grandement addonné a l'amour de Dieu et a la devotion du tressaint Sacrement de l'autel. Or un jour, estant extremement affligé d'une maladie qui luy donnoit des vomissemens continuelz, on luy apporta la divine Communion, laquelle n'osant recevoir a cause du danger qu'il y avoit de la rejetter, il supplia son curé de la luy mettre au moins sur la poitrine et le signer avec icelle du signe de la Croix: ce qui fut fait, et en un moment cette poitrine enflammee du saint amour se fendit, et tira dedans soy [48] le celeste aliment dans lequel estoit le Bienaymé, et a mesme tems expira. Je voy bien, a la verité, que cette histoire est grandement extraordinaire et qui meriteroit un tesmoignage de plus grand poids; mais apres la tres veritable histoire du cœur fendu de sainte Claire de Montefalco, que tout le monde peut voir encor maintenant, et celle des stigmates de saint François, qui est tres asseuree, mon ame ne treuve rien de malaysé a croire parmi les effectz du divin amour.

 

 

Chapitre XIII. Que la très sacree Vierge, Mere de Dieu, mourut d'amour pour son Filz

 

            On ne peut quasi pas bonnement douter que le grand saint Joseph ne fust trespassé avant la Passion et Mort du Sauveur, qui, sans cela, n'eust pas recommandé sa Mere a saint Jean. Et comme pourroit-on donq imaginer que le cher Enfant de son cœur, son Nourrisson bienaymé, ne l'assistast a l'heure de son passage? Bienheureux sont les misericordieux, car ilz obtiendront misericorde. Helas, combien de douceur, de charité et de misericorde furent exercees par ce bon Pere nourricier envers le Sauveur lhors qu'il nasquit petit enfant au monde! et qui pourroit donq croire, qu'iceluy sortant de ce monde, ce divin Filz ne luy rendist la pareille au centuple, le comblant de suavités celestes? Les cigoignes sont un vray portrait de la mutuelle pieté des enfans envers les peres et des peres envers les enfans; car, comme ce sont des oyseaux passagers, elles portent leurs peres et meres vieux, en leurs passages, ainsy qu'estant encor petites leurs peres et meres [49] les avoyent portees en mesme occasion. Quand le Sauveur estoit encor petit enfant, le grand Joseph son Pere nourricier, et la tres glorieuse Vierge sa Mere, l'avoyent porté maintefois, et specialement au passage qu'ilz firent de Judee en Egypte et d'Egypte en Judee: hé, qui doutera donq que ce saint Pere, parvenu a la fin de ses jours, n'ayt reciproquement esté porté par son divin Nourrisson au passage de ce monde en l'autre, dans le sein d'Abraham, pour de la le transporter dans le sien, a la gloire, le jour de son Ascension? Un Saint qui avoit tant aymé en sa vie ne pouvoit mourir que d'amour; car son ame ne pouvant a souhait aymer son cher Jesus entre les distractions de cette vie, et ayant achevé le service qui estoit requis au bas aage d'iceluy, que restoit-il sinon qu'il dist au Pere eternel: O Pere, j'ay accompli l'œuvre que vous m'avies donnee en charge; et puis au Filz: O mon Enfant, comme vostre Pere celeste remit vostre cors entre mes mains au jour de vostre venue en ce monde, ainsy en ce jour de mon despart de ce monde je remetz mon esprit entre les vostres.

            Telle, comme je pense, fut la mort de ce grand Patriarche, homme choisi pour faire les plus tendres et amoureux offices qui furent ni seront jamais faitz a l'endroit du Filz de Dieu, apres ceux qui furent pratiqués par sa celeste Espouse, vraye Mere naturelle de ce mesme Filz; de laquelle il est impossible d'imaginer qu'elle soit morte d'autre sorte de mort que de celle d'amour: mort la plus noble de toutes, et deue par consequent a la plus noble vie qui fut onques entre les creatures, mort de laquelle les Anges mesmes desireroyent de mourir s'ilz estoyent capables de mort. Si les premiers Chrestiens furent ditz n'avoir qu'un cœur et une ame, a cause de leur parfaite mutuelle dilection; si saint Paul ne vivoit plus luy mesme, ains Jesus Christ vivoit en luy, a rayson de l'extreme union de son cœur a celuy de son Maistre, par laquelle son ame estoit comme morte en son cœur qu'elle animoit, pour vivre dans le cœur du Sauveur qu'elle aymoit; o [50] vray Dieu, combien est il plus veritable que la sacree Vierge et son Filz n'avoyent qu'une ame, qu'un cœur et qu'une vie, en sorte que cette sacree Mere, vivant ne vivoit pas elle, mais son Filz vivoit en elle! Mere la plus amante et la plus aymee qui pouvoit jamais estre; mays amante et aymee d'un amour incomparablement plus eminent que celuy de tous les ordres des Anges et des hommes, a mesure que les noms de Mere unique et de Filz unique sont aussi des noms au dessus de tous autres noms en matiere d'amour. Et je dis de Mere unique et d'Enfant unique, parce que tous les autres enfans des hommes partagent la reconnoissance de leur production entre le pere et la mere; mays en celuy cy, comme toute sa naissance humaine dependit de sa seule Mere, laquelle seule contribua, ce qui estoit requis a la vertu du Saint Esprit pour la conception de ce divin Enfant, aussi a elle seule fut deu et rendu tout l'amour qui provient de la. production, de sorte que ce Filz et cette Mere furent unis d'une union d'autant plus excellente qu'elle a un nom different en amour par dessus tous les autres noms. Car, a qui de tous les Seraphins appartient-il de dire au Sauveur: Vous estes mon vray Filz, et je vous ayme comme mon vray Filz? et a qui de toutes les creatures fut il jamais dit par le Sauveur: Vous estes ma vraye Mere et je vous ayme comme ma vraye Mere, vous estes ma vraye Mere toute mienne et je suis vostre vray Filz tout vostre? Si donques un serviteur amant osa bien dire, et le dit en verité, qu'il n'avoit point d'autre vie que celle de son Maistre, helas, combien hardiment et ardemment devoit exclamer cette Mere: Je n'ay point d'autre vie que la vie de mon Filz, ma vie est toute en la sienne, et la sienne toute en la mienne; car ce n'estoit plus union, ains unité de cœur, d'ame et de vie entre cette Mere et ce Filz.

            Or, si cette Mere vescut de la vie de son Filz, elle mourut aussi de la mort de son Filz: car, quelle est la vie, telle est la mort. Le phœnix, comme on dit, estant fort envielli, ramasse sur le haut d'une montaigne une [51] quantité de bois aromatiques, sur lesquelz, comme sur son lit d'honneur, il va finir ses jours; car lhors que le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardens, cet tout unique oyseau, pour contribuer a l'ardeur du soleil un surcroist d'action, ne cesse point de battre des aysles sur son bucher jusques a ce qu'il luy ait fait prendre feu, et bruslant avec iceluy il se consume et meurt entre ces flammes odorantes. De mesme, Theotime, la Vierge Mere ayant assemblé en son esprit, par une tres vive et continuelle memoire, tous les plus aymables misteres de la vie et mort de son Filz, et recevant tous-jours a droit fil parmi cela les plus ardentes inspirations que son Filz, Soleil de justice, jettast sur les humains au plus fort du midi de sa charité, puis d'ailleurs faysant aussi de son costé un perpetuel mouvement de contemplation, en fin le feu sacré de ce divin amour la consuma toute, comme un holocauste de suavité; de sorte qu'elle en mourut, son ame estant toute ravie et transportee entre les bras de la dilection de son Filz. O mort amoureusement vitale, o amour vitalement mortel!

            Plusieurs amans sacrés furent presens a la mort du Sauveur; entre lesquelz, ceux qui eurent le plus d'amour eurent le plus de douleur, car l'amour alhors estoit tout detrempé en la douleur et la douleur en l'amour, et tous ceux qui pour leur Sauveur estoyent passionnés d'amour furent amoureux de sa Passion et douleur. Mays la douce Mere, qui aymoit plus que tous, fut plus que tous outrepercee du glaive de douleur: la douleur du Filz fut alhors une espee tranchante qui passa au travers du cœur de la Mere, d'autant que ce cœur de mere estoit collé, joint et uni a son Filz d'une union si parfaite, que rien ne pouvoit blesser l'un qu'il ne navrast aussi vivement l'autre. Or cette poitrine maternelle estant ainsy blessee d'amour, non seulement ne chercha pas la guerison de sa blesseure, mays ayma sa blesseure plus que toute guerison, gardant cherement les traitz de douleur qu'elle avoit receu, a cause de l'amour qui les avoit descochés dans son cœur, et desirant continuellement [52] d'en mourir, puisque son Filz en estoit mort, qui, comme dit toute l'Escriture Sainte et tous les docteurs, mourut entre les flammes de la charité, holocauste parfait pour tous les pechés du monde.

 

 

Chapitre XIV. Que la glorieuse Vierge mourut d'un amour extrêmement doux et tranquille

 

            On dit d'un costé que Nostre Dame revela a sainte Mathilde que la maladie de laquelle elle mourut ne fut autre chose qu'un assaut impetueux du divin amour; mais sainte Brigide et saint Jean Damascene tesmoignent qu'elle mourut d'une mort extremement paisible: et l'un et l'autre est vray, Theotime.

            Les estoiles sont merveilleusement belles a voir et jettent des clartés aggreables, mais si vous y aves pris garde, c'est par brillemens, estincellemens et eslans qu'elles produisent leurs rayons, comme si elles enfantoyent la lumiere avec effort, a diverses reprises; soit que leur clarté estant foible ne puisse pas agir si continuellement avec egalité, soit que nos yeux imbecilles ne fassent pas leur veüe constante et ferme a cause de la grande distance qui est entr'eux et ces astres. Ainsy, pour l'ordinaire, les Saintz qui moururent d'amour sentirent une grande varieté d'accidens et symptomes de dilection, avant que d'en venir au trespas; force eslans, force assautz, force extases, force langueurs, force agonies, et sembloit que leur amour enfantast par effort et a plusieurs reprises leur bienheureuse mort: ce qui se fit a cause de la debilité de leur amour, non encores absolument parfait, qui ne pouvoit pas continuer sa dilection avec une egale fermeté. [53]

            Mays ce fut tout autre chose en la tressainte Vierge, car, comme nous voyons croistre la belle aube du jour, non a diverses reprises et par secousses, ains par une certaine dilatation et croissance continue qui est presqu'insensiblement sensible, en sorte que vrayement on la void croistre en clarté, mais si egalement que nul n'apperçoit aucune interruption, separation ou discontinuation de ses accroissemens, ainsy le divin amour croissoit a chasque moment dans le cœur virginal de nostre glorieuse Dame, mais par des croissances douces, paisibles et continues, sans agitation, ni secousse, ni violence quelcomque. Ah non, Theotime, il ne faut pas mettre une impetuosité d'agitation en ce celeste amour du cœur maternel de la Vierge, car l'amour, de soy mesme, est doux, gracieux, paisible et tranquille: que s'il fait quelquefois des assautz, s'il donne des secousses a l'esprit, c'est parce qu'il y treuve de la resistance; mais quand les passages de l'ame luy sont ouvertz sans opposition ni contrarieté, il fait ses progres paisiblement, avec une suavité nompareille. Ainsy donq la sainte dilection employoit sa force dans le cœur virginal de la Mere sacree sans effort ni violente impetuosité, d'autant qu'elle ne treuvoit ni resistance ni empeschement quelcomque. Car, comme l'on void les grans fleuves faire des bouillons et rejaillissemens avec grand bruit es endroitz raboteux, esquelz les rochers font des bancs et escueilz qui s'opposent et empeschent l'escoulement des eaux, ou au contraire, se treuvans en la plaine ilz coulent et flottent doucement, sans effort; de mesme le divin amour treuvant es ames humaines plusieurs empeschemens et resistances, comme a la verité toutes en ont, quoy que differemment, il y fait des violences, combattant les mauvaises inclinations, frappant le cœur, poussant la volonté par diverses agitations et differens effortz, affin de se faire faire place ou du moins outrepasser ces obstacles. Mais en la Vierge sacree tout favorisoit et secondoit le cours de l'amour celeste, les progres et accroissemens d'iceluy se faysoient incomparablement plus grans qu'en tout le [54] reste des creatures; progres neanmoins infiniment doux, paisibles et tranquilles. Non, elle ne pasma pas d'amour ni de compassion aupres de la Croix de son Filz, encor qu'elle eut alhors le plus ardent et douloureux acces d'amour qu'on puisse imaginer; car, bien que l'acces fut extreme, si fut-il toutefois esgalement fort et doux tout ensemble, puissant et tranquille, actif et paisible, composé d'une chaleur aiguë mais suave.

            Je ne dis pas, Theotime, qu'en l'ame de la tressainte Vierge il n'y eut deux portions, et par consequent deux appetitz, l'un selon l'esprit et la rayson superieure, l'autre selon les sens et la rayson inferieure, en sorte qu'elle pouvoit sentir des repugnances et contrarietés de l'un a l'autre appetit; car ce travail se treuva mesme en Nostre Seigneur son Filz. Mais je dis qu'en cette celeste Mere, toutes les affections estoyent si bien rangees et ordonnees, que le divin amour exerçoit en elle son empire et sa domination tres paisiblement, sans estre troublee par la diversité des volontés ou appetitz, ni par la contrarieté des sens, parce que les repugnances de l'appetit naturel ni les mouvemens des sens n'arrivoyent jamais jusques au peché, non pas mesme jusques au peché veniel; ains au contraire, tout cela estoit saintement et fidelement employé au service du saint amour pour l'exercice des autres vertus, lesquelles, pour la pluspart, ne peuvent estre prattiquees qu'entre les difficultés, oppositions et contradictions.

            Les espines, selon l'opinion vulgaire, sont non seulement differentes mais aussi contraires aux fleurs, et semble que s'il n'y en avoit point au monde la chose en iroit mieux; qui a fait penser a saint Ambroise que sans le peché il n'en seroit point: mais toutefois, puisqu'il y en a, le bon laboureur les rend utiles et en fait des hayes et clostures autour des chams et jeunes arbres, ausquelz elles servent de defenses et rempars contre les animaux. Ainsy la glorieuse Vierge ayant eu part a toutes les miseres du genre humain, exceptees celles qui tendent immediatement au peché, elle les employa tres utilement pour l'exercice et accroissement [55] des saintes vertus de force, temperance, justice et prudence, pauvreté, humilité, souffrance, compassion: de sorte qu'elles ne donnoyent aucun empeschement, ains beaucoup d'occasions a l'amour celeste de se renforcer par des continuelz exercices et avancemens; et, chez elle, Magdeleyne ne se divertit point de l'attention avec laquelle elle reçoit les impressions amoureuses du Sauveur, pour toute l'ardeur et sollicitude que Marthe peut avoir: elle a choisi l'amour de son Filz, et rien ne le luy oste.

            L'aymant, comme chacun sçait, Theotime, tire naturellement a soy le fer par une vertu secrette et tres admirable; mais pourtant, cinq choses empeschent cette operation: 1. la trop grande distance de l'un a l'autre; 2. s'il y a quelque diamant entre deux; 3. si le fer est engraissé; 4. s'il est frotté d'un ail; 5. si le fer est trop pesant. Nostre cœur est fait pour Dieu, qui l'alleche continuellement et ne cesse de jetter en luy les attraitz de son celeste amour; mais cinq choses empeschent la sainte attraction d'operer: 1. le peché, qui nous esloigne de Dieu; 2. l'affection aux richesses; 3. les playsirs sensuelz; 4. l'orgueil et vanité; 5. l'amour propre, avec la multitude des passions desreglees qu'il produit et qui sont en nous un pesant fardeau lequel nous accable. Or, nul de ces empeschemens n'eut lieu au cœur de la glorieuse Vierge, 1. tous-jours preservee de tout peché; 2. tous-jours tres pauvre de cœur; 3. tous-jours tres pure; 4. tous-jours tres humble; 5. tous-jours maistresse paisible de toutes ses passions et toute exempte de la rebellion que l'amour propre fait a l'amour de Dieu. Et c'est pourquoy, comme le fer s'il estoit quitte de tous empeschemens et mesme de sa pesanteur, seroit attiré fortement, mais doucement et d'une attraction egale, par l'aymant, en sorte neanmoins que l'attraction serait tous-jours plus active et plus forte a mesure que l'un seroit plus pres de l'autre et que le mouvement seroit [56] proche de sa fin, ainsy la tressainte Mere n'ayant rien en soy qui empeschast l'operation du divin amour de son Filz, elle s'unissoit avec iceluy d'une union incomparable, par des extases douces, paysibles et sans effort; extases esquelles la partie sensible ne laissoit pas de faire ses actions, sans donner pour cela aucune incommodité a l'union de l'esprit, comme reciproquement la parfaite application de son esprit ne donnoit pas fort grand divertissement aux sens. Si que la mort de cette Vierge fut plus douce qu'on ne se peut imaginer, son Filz l'attirant suavement a l'odeur de ses parfums, et elle s'escoulant tres amiablement apres la senteur sacree d'iceux dedans le sein de la bonté de son Filz. Et bien que cette sainte ame aymast extrememment son tressaint, tres pur et tres aymable cors, si le quitta-elle neanmoins sans peyne ni resistance quelconque, comme la chaste Judith, quoy qu'elle aymast grandement les habitz de penitence et de viduité, les quitta neanmoins et s'en despouilla avec playsir pour se revestir de ses habitz nuptiaux, quand elle alla se rendre victorieuse d'Holophernes, ou comme Jonathas, quand pour l'amour de David il se despouilla de ses vestemens. L'amour avoit donné pres de la Croix a cette divine Espouse les supremes douleurs de la mort; certes, il estoit raysonnable qu'en fin la mort luy donnast les souveraines delices de l'amour.

 

 

FIN DU SEPTIESME LIVRE [57]

 

Livre huitiesme. De l'amour de conformité par lequel nous unissons nostre volonté a celle de Dieu qui nous est signifiee par ses commandemens conseilz et inspirations

 

 

Chapitre premier. De l'amour de conformité provenant de la sacree complaysance

 

            Comme la bonne terre ayant receu le grain le rend en sa saison au centuple, ainsy le cœur qui a pris de la complaysance en Dieu ne se peut empescher de vouloir reciproquement donner a Dieu une autre complaysance. Nul ne nous plaist a qui nous ne desirions de plaire. Le vin frais rafraichit pour un tems ceux qui le boivent; mais soudain qu'il a esté eschauffé par l'estomach dans lequel il entre, il l'eschauffe reciproquement, et plus l'estomach luy donne de chaleur, plus il luy en rend. Le veritable amour n'est jamais ingrat, il tasche de complaire a ceux esquelz il se complait; et de la vient la conformité des amans, qui nous fait estre [59] telz que ce que nous aymons. Le tres devot et tres sage roy Salomon devint idolatre et fol quand il ayma les femmes idolatres et folles, et eut autant d'idoles que ses femmes en avoyent. L'Escriture appelle pour cela effeminés les hommes qui ayment esperdument les femmes pour leur sexe, parce que l'amour les transforme d'hommes en femmes, quant aux mœurs et humeurs.

            Or cette transformation se fait insensiblement par la complaysance, laquelle estant entree en nos cœurs en engendre une autre, pour donner a celuy de qui nous l'avons receüe. On dit qu'il y a es Indes un petit animal terrestre qui se plaist tant avec les poissons et dans la mer, qu'a force de venir souvent nager avec eux en fin il devient poisson, et d'animal terrestre il est rendu tout a fait animal marin. Ainsy, a force de se plaire en Dieu, on devient conforme a Dieu, et nostre volonté se transforme en celle de la divine Majesté par la complaysance qu'elle y prend. L'amour, dit saint Chrysostome, ou il treuve ou il fait la ressemblance; l'exemple de ceux que nous aymons a un doux et imperceptible empire et une authorité insensible sur nous, il est force ou de les quitter, ou de les imiter. Celuy qui, attiré de la suavité des parfums, entre en la boutique d'un parfumier, en recevant le playsir qu'il prend a sentir ces odeurs il se parfume soy mesme, et au sortir de la il donne part aux autres du playsir qu'il a receu, respandant entr'eux la senteur des parfums qu'il a contractee: avec le playsir que nostre cœur prend en la chose aymee il tire a soy les qualités d'icelle, car la delectation ouvre le cœur comme la tristesse le resserre; dont l'Escriture sacree use souvent du mot de dilater, en lieu de celuy de res-jouir.

            Or, le cœur se treuvant ouvert par le playsir, les impressions des qualités desquelles le playsir depend entrent aysement en l'esprit; et, avec elles, les autres encores qui sont au mesme sujet, bien qu'elles nous desplaysent, ne laissent pas d'entrer en nous parmi la presse du playsir, comme celuy qui sans robbe [60] nuptiale entra au festin parmi ceux qui estoyent parés. Ainsy, les disciples d'Aristote se plaisoyent a parler begue comme luy, et ceux de Platon tenoyent les espaules courbees, a son imitation; telle femme s'est retreuvee, au recit de Plutarque, de laquelle l'imagination et apprehension estoit si ouverte a toutes choses par la volupté, que regardant l'image d'un More elle conceut un enfant tout noir, d'un pere extremement blanc: et le fait des brebis de Jacob sert de preuve a cela. En somme, le playsir que l'on a en la chose est un certain fourrier qui fourre dans le cœur amant les qualités de la chose qui plaist; et pour cela la sacree complaysance nous transforme en Dieu que nous aymons, et a mesure qu'elle est grande la transformation est plus parfaite: ainsy les Saintz, qui ont grandement aymé, ont esté fort vistement et parfaitement transformés, l'amour transportant et transmettant les mœurs et humeurs de l'un des cœurs en l'autre.

            Chose estrange, mais veritable: s'il y a deux luths unisones, c'est a dire de mesme son et accord, l'un pres de l'autre, et que l'on joüe de l'un d'iceux, l'autre, quoy qu'on ne le touche point, ne laissera pas de resonner comme celuy duquel on joue; la convenance de l'un a l'autre, comme par un amour naturel, faisant cette correspondance. Nous avons repugnance d'imiter ceux que nous haïssons, es choses mesmes qui sont bonnes; et les Lacedemoniens ne voulurent pas suivre le bon conseil d'un meschant homme, sinon apres qu'un homme de bien l'auroit prononcé; au contraire, on ne peut s'empescher de se conformer a ce qu'on ayme. Le grand Apostre dit, comme je pense en ce sens, que la loy n'est point mise aux justes; car en verité, le juste n'est juste sinon parce qu'il a le saint amour, et s'il a l'amour il n'a pas besoin qu'on le presse par la rigueur de la loy, puisque l'amour est le plus pressant docteur et solliciteur pour persuader au cœur qu'il possede l'obeissance aux volontés et intentions du bienaymé. L'amour est un magistrat qui exerce sa puissance sans bruit, sans prevostz ni sergens, par cette mutuelle complaysance [61] par laquelle, comme nous nous plaisons en Dieu, nous desirons aussi reciproquement de luy plaire.

            L'amour est l'abbregé de toute la theologie, qui rendit tres saintement docte l'ignorance des Paulz, des Anthoines, des Hilarions, des Simeons, des François, sans livres, sans precepteurs, sans art. En vertu de cet amour la bienaymee peut dire en asseurance: Mon Bienaymé est tout mien par la complaysance, de laquelle il me plait et me paist, et moy je suis toute a luy par la bienveuillance, de laquelle je luy plais et le repais; mon cœur se paist de se plaire en luy, et le sien se paist dequoy je luy plais pour luy: tout ainsy qu'un sacré berger, il me paist comme sa chere brebis entre les lis de ses perfections, esquelles je me plais; et pour moy, comme sa chere brebis, je le pais du lait de mes affections, par lesquelles je luy veux plaire. Quicomque se plaist veritablement en Dieu desire de plaire fidelement a Dieu, et, pour luy plaire, de se conformer a luy.

 

 

Chapitre II. De la conformité de sousmission qui procédé de l'amour de bienveuillance

 

            La complaysance attire donq en nous les traitz des perfections divines selon que nous sommes capables de les recevoir; comme le miroüer reçoit la ressemblance du soleil, non selon l'excellence et grandeur de ce grand et admirable luminaire, mays selon la capacité et mesure de sa glace: si que nous sommes ainsy rendus conformes a Dieu.

            Mais, outre cela, l'amour de bienveuillance nous donne cette sainte conformité par une autre voӱe. L'amour [62] de complaysance tire Dieu dedans nos cœurs, mais l'amour de bienveuillance jette nos cœurs en Dieu, et par consequent toutes nos actions et affections, les luy dediant et consacrant tres amoureusement; car la bienveuillance desire a Dieu tout l'honneur, toute la gloire et toute la reconnoissance qu'il est possible de luy rendre, comme un certain bien exterieur qui est deu a sa bonté.

            Or ce desir se prattique, selon la complaysance que nous avons en Dieu, en la façon qui s'ensuit. Nous avons eu une extreme complaysance a voir que Dieu est souverainement bon; et partant nous desirons, par l'amour de bienveuillance, que tous les amours qu'il nous est possible d'imaginer soyent employés a bien aymer cette bonté. Nous nous sommes pleus en la souveraine excellence de la perfection de Dieu; en suite de cela nous desirons qu'il soit souverainement loué, honnoré et adoré. Nous nous sommes delectés a considerer comme Dieu est non seulement le premier principe, mais aussi la derniere fin, Autheur, Conservateur et Seigneur de toutes choses; a rayson dequoy nous souhaitons que tout luy soit sousmis par une souveraine obeissance. Nous voyons la volonté de Dieu souverainement parfaitte, droitte, juste et equitable; et a cette consideration nous desirons qu'elle soit la regle et la loy souveraine de toutes choses, et qu'elle soit suivie, servie et obeie par toutes les autres volontés.

            Mais notés, Theotime, que je ne traitte pas ici de l'obeissance qui est deüe a Dieu parce qu'il est nostre Seigneur et Maistre, nostre Pere et Bienfacteur; car cette sorte d'obeissance appartient a la vertu de justice et non pas a l'amour. Non, ce n'est pas cela dont je parle a present; car encor qu'il n'y eust ni enfer pour punir les rebelles, ni Paradis pour recompenser les bons, et que nous n'eussions nulle sorte d'obligation ni de devoir a Dieu (et ceci soit dit par imagination de chose impossible et qui n'est presque pas imaginable), si est ce toutefois, que l'amour de bienveuillance nous porteroit a rendre toute obeissance [63] et sousmission a Dieu par election et inclination, voire mesme par une douce violence amoureuse, en consideration de la souveraine bonté, justice et droiture de sa divine volonté. Voyons-nous pas, Theotime, qu'une fille, par une libre election qui procede de l'amour de bienveuillance, s'assujettit a un espoux, auquel, d'ailleurs, elle n'avoit aucun devoir? ou qu'un gentilhomme se sousmet au service d'un prince estranger, ou bien jette sa volonté es mains du superieur de quelqu'Ordre de Religion auquel il se rangera?

            Ainsy donques se fait la conformité de nostre cœur avec celuy de Dieu, lhors que par la sainte bienveuillance nous jettons toutes nos affections entre les mains de la divine volonté, affin qu'elles soyent par icelle pliees et maniees a son gré, moulees et formees selon son bon playsir. Et en ce point consiste la tres profonde obeissance d'amour, laquelle n'a pas besoin d'estre excitee par menasses ou recompenses, ni par aucune loy ou par quelque commandement; car elle previent tout cela, se sousmettant a Dieu pour la seule tres parfaite bonté qui est en luy, a rayson de laquelle il merite que toute volonté luy soit obeissante, sujette et sousmise, se conformant et unissant a jamais en tout et par tout a ses intentions divines.

 

 

Chapitre III. Comme nous nous devons conformer a la divine volonté que l'on appelle signifiee

 

            Nous considerons quelquefois la volonté de Dieu en elle mesme, et la voyans toute sainte et toute bonne, il nous est aysé de la louer, benir et adorer, et de sacrifier nostre volonté et toutes celles dés autres creatures a son obeissance, par cette divine exclamation: Vostre [64] volonté soit faite en la terre comme au Ciel. D'autres fois nous considerons la volonté de Dieu en ses effectz particuliers, comme es evenemens qui nous touchent et es occurrences qui nous arrivent, et finalement en la declairation et manifestation de ses intentions. Et bien qu'en erité sa divine Majesté n'ayt qu'une tres unique et tres simple volonté, si est ce que nous la marquons de noms differens, suivant la varieté des moyens par lesquelz nous la connoissons; varieté selon laquelle nous sommes aussi diversement obligés de nous conformer a icelle. La doctrine chrestienne nous propose clairement les verités que Dieu veut que nous croyions, les biens qu'il veut que nous esperions, les peynes qu'il veut que nous craignions, ce qu'il veut que nous aymions, les commandemens qu'il veut que nous fassions et les conseilz qu'il desire que nous suivions: et tout cela s'appelle la volonté signifiee de Dieu, parce qu'il nous a signifié et manifesté qu'il veut et entend que tout cela soit creu, esperé, craint, aymé et prattiqué.

            Or, d'autant que cette volonté signifiee de Dieu procede par maniere de desir et non par maniere de vouloir absolu, nous pouvons ou la suivre par obeissance, ou luy resister par desobeissance; car Dieu fait trois actes de sa volonté pour ce regard: il veut que nous puissions resister, il desire que nous ne resistions pas, et permet neanmoins que nous resistions si nous voulons. Que nous puissions resister, cela depend de nostre naturelle condition et liberté; que nous resistions, cela depend de nostre malice; que nous ne resistions pas, c'est selon le desir de la divine Bonté. Quand donques nous resistons, Dieu ne contribue rien a nostre desobeissance, ains, laissant nostre volonté en la main de son franc arbitre, il permet qu'elle choisisse le mal; mais quand nous obeissons, Dieu contribue son secours, son inspiration et sa grace: car la permission est une action de la volonté qui de soy mesme est brehaigne, sterile, infeconde, et, par maniere de dire, c'est une action passive qui ne fait rien, ains laisse faire; au contraire, le desir est une [65] action active, feconde, fertile, qui excite, semond et presse. C'est pourquoy Dieu, desirant que nous suivions sa volonté signifiee, il nous sollicite, exhorte, incite, inspire, ayde et secourt; mais permettant que nous resistions, il ne fait autre chose que de simplement nous laisser faire ce que nous voulons, selon nostre libre election, contre son desir et intention.

            Et toutefois, ce desir est un vray desir; car, comme peut on exprimer plus naifvement le desir que l'on a qu'un ami face bonne chere, que de preparer un bon et excellent festin, comme fit ce roy de la parabole evangelique, puis l'inviter, presser et presque contraindre, par prieres, exhortations et poursuites, de venir, de s'asseoir a table et de manger? Certes, celuy qui a vive force ouvriroit la bouche a un ami, luy fourreroit la viande dans le gosier et la luy feroit avaler, il ne luy donneroit pas un festin de courtoisie, mais le traitteroit en beste et comme un chappon qu'on veut engraisser. Cette espece de bienfait veut estre offert par semonces, remonstrances et sollicitations, et non violemment et forcement exercé; c'est pourquoy il se fait par maniere de desir et non de vouloir absolu. Or c'en est de mesme de la volonté signifiee de Dieu, car par icelle Dieu desire d'un vray desir que nous facions ce qu'il declaire, et a cette occasion il nous fournit tout ce qui est requis, nous exhortant et pressant de l'employer: en ce genre de faveur on ne peut rien desirer de plus. Et comme les rayons du soleil ne laissent pas d'estre vrays rayons quand ilz sont rejettés et repoussés par [66] quelqu'obstacle, aussi la volonté signifiee de Dieu ne laisse pas d'estre vraye volonté de Dieu encor qu'on luy resiste, bien qu'elle ne face pas tant d'effectz comme si on la secondoit.

            La conformité donq de nostre cœur a la volonté signifiee de Dieu consiste en ce que nous voulions tout ce que la divine Bonté nous signifie estre de son intention, croyans selon sa doctrine, esperans selon ses promesses, craignans selon ses menasses, aymans et vivans selon ses ordonnances et advertissemens. A quoy tendent les protestations que si souvent nous en faysons es saintes ceremonies ecclesiastiques: car pour cela nous demeurons debout tandis qu'on lit les leçons de l'Evangile, comme prestz d'obeir a la sainte signification de la volonté de Dieu que l'Evangile contient; pour cela nous baysons le livre a l'endroit de l'Evangile, comme adorans la sainte Parole qui declaire la volonté celeste. Pour cela plusieurs Saintz et Saintes portoyent sur leurs poitrines, anciennement, l'Evangile en escrit, comme un epitheme d'amour, ainsy qu'on lit de sainte Cecile; et de fait on treuva celuy de saint Matthieu sur le cœur de saint Barnabé trespassé, escrit de sa propre main. En suite dequoy, es anciens Conciles on mettoit au milieu de toute l'assemblee des Evesques un grand throsne, et sur iceluy le livre des saintz Evangiles qui representoit la personne du Sauveur, Roy, Docteur, Directeur, Esprit et unique Cœur des Conciles et de toute l'Eglise; tant on honnoroit la signification de la volonté de Dieu exprimee en ce divin Livre. Certes, le grand miroüer de l'ordre pastoral, [67] saint Charles, Archevesque de Milan, n'estudioit jamais dans l'Escriture Sainte qu'il ne se mit a genoux et teste nüe, pour tesmoigner le respect avec lequel il failloit entendre et lire la volonté de Dieu signifiee.

 

 

Chapitre IV. De la conformité de nostre volonté avec celle que Dieu a de nous sauver

 

            Dieu nous a signifié en tant de sortes et par tant de moyens qu'il vouloit que nous fussions tous sauvés, que nul ne le peut ignorer. A cette intention il nous a faitz a son image et semblance par la creation, et s'est fait a nostre image et semblance par l'Incarnation, apres laquelle il a souffert la mort pour racheter toute la race des hommes et la sauver: ce qu'il fit avec tant d'amour, que, comme raconte le grand saint Denis, apostre de la France, il dit un jour au saint homme Carpus qu'il estoit «prest de patir encor une fois pour sauver les hommes,» et que cela luy seroit aggreable s'il se pouvoit faire sans le peché d'aucun homme.

            Or, bien que tous ne se sauvent pas, cette volonté neanmoins ne laisse pas d'estre une vraye volonté de Dieu, qui agit en nous selon la condition de sa nature et de la nostre: car sa bonté le porte a nous communiquer liberalement les secours de sa grace, affin que nous parvenions au bonheur de sa gloire; mais nostre nature requiert que sa liberalité nous laisse en liberté de nous en prevaloir pour nous sauver, ou de les mespriser pour nous perdre.

            J'ay demandé une chose, disoit le Prophete, et c'est celle la que je requerray a jamais : Que je voye la volupté du Seigneur et que je visite son temple. [68] Mays quelle est la volupté de la souveraine Bonté, sinon de se respandre et communiquer ses perfections? Certes, ses delices sont d'estre avec les enfans des hommes, pour verser ses graces sur eux. Rien n'est si aggreable et delicieux aux agens libres que de faire leur volonté. Nostre sanctification est la volonté de Dieu et nostre salut son bon playsir: or, il n'y a nulle difference entre le bon playsir et la bonne volupté, ni par consequent donq entre la bonne volupté et la bonne volonté divine; ains la volonté que Dieu a pour le bien des hommes est appellee bonne parce qu'elle est amiable, propice, favorable, aggreable, delicieuse, et, comme les Grecs, apres saint Paul, ont dit, c'est une vraye philantropie, c'est a dire, une bienveuillance ou volonté toute amoureuse envers les hommes.

            Tout le temple celeste de l'Eglise triomphante et militante resonne de toutes pars les cantiques de ce doux amour de Dieu envers nous; et le cors tres sacré du Sauveur, comme un temple tressaint de sa Divinité, est tout paré de marques et enseignes de cette bienveuillance: c'est pourquoy, en visitant le temple divin, nous voyons ces aymables delices que son cœur prend a nous favoriser.

            Regardons donq cent fois le jour cette amoureuse volonté de Dieu, et fondans nostre volonté dans icelle, escrions devotement: O Bonté d'infinie douceur, que vostre volonté est amiable! que vos faveurs sont desirables! Vous nous aves creés pour la vie eternelle, et vostre poitrine maternelle, enflee des mammelles sacrees d'un amour incomparable, abonde en lait de misericorde, soit pour pardonner aux penitens, soit pour perfectionner les justes: hé, pourquoy donq ne collons nous pas nos volontés a la vostre, comme les petitz enfans s'attachent au chicheron du tetin de leurs meres, pour succer le lait de vos eternelles benedictions!

            Theotime, nous devons vouloir nostre salut ainsy que Dieu le veut: or il veut nostre salut par maniere de desir; et nous le devons aussi incessamment desirer en suite de son desir. Non seulement il veut, mais en effect [69] il nous donne tous les moyens requis pour nous faire parvenir au salut; et nous, en suite du desir que nous avons d'estre sauvés, nous devons non seulement vouloir, mais en effect accepter toutes les graces qu'il nous a preparees et qu'il nous offre. Il suffit de dire: je desire d'estre sauvé; mais il ne suffit pas de dire: je desire embrasser les moyens convenables pour y parvenir; ains il faut, d'une resolution absolue, vouloir et embrasser les graces que Dieu nous depart; car il faut que nostre volonté corresponde a celle de Dieu, et d'autant qu'elle nous donne les moyens de nous sauver, nous les devons recevoir, comme nous devons desirer le salut ainsy qu'elle le nous desire et parce qu'elle le desire.

            Mais il arrive maintefois que les moyens de parvenir au salut, considerés en bloc ou en general sont aggreables a nostre cœur, et regardés en detail et particulier ilz luy sont effroyables: car n'avons nous pas veu le pauvre saint Pierre disposé a recevoir en general toutes sortes de peynes, et la mort mesme, pour suivre son Maistre, et neanmoins, quand ce vint au fait et au prendre, paslir, trembler et renier son Maistre a la voix d'une simple servante? Chacun pense pouvoir boire le calice de Nostre Seigneur avec luy, mais quand on le nous presente par effect, on s'enfuit, on quitte tout. Les choses representees particulierement font une impression plus forte et blessent plus sensiblement l'imagination; c'est pourquoy, en l'Introduction, nous avons donné par advis qu'apres les affections generales on fist les resolutions particulieres en la sainte orayson. David acceptoit en particulier les afflictions, comme un acheminement a sa perfection, quand il chantoit en cette sorte: O qu'il m'est bon, Seigneur, que vous m'ayes humilié, affin que j'apprenne vos justifications, ainsy furent les Apostres joyeux es tribulations, dequoy ilz avoyent la faveur d'endurer des ignominies pour le nom de leur Sauveur. [70]

 

 

Chapitre V. De la conformité de nostre volonté a celle de Dieu, qui nous est signifiee par ses commandemens

 

            Le desir que Dieu a de nous faire observer ses commandemens est extreme, ainsy que toute l'Escriture tesmoigne: et comme le pouvoit il mieux exprimer que par les grandes recompenses qu'il propose aux observateurs de sa loy, et les estranges supplices dont il menasse les violateurs d'icelle? C'est pourquoy David exclame: O Seigneur, vous aves ordonné que vos commandement soyent trop plus observés.

            Or, l'amour de complaysance, regardant ce desir divin, veut complaire a Dieu en l'observant; l'amour de bienveuillance, qui veut tout sousmettre a Dieu, sousmet par conseequent nos desirs et nos volontés a celle ci que Dieu nous a signifiee: et de la provient non seulement l'observation, mais aussi l'amour des commandemens, que David exalte d'un stile extraordinaire au Psalme cent et dix huitiesme, qu'il semble n'avoir fait que pour ce sujet:

                        Que j'ayme vostre loy d'un tres ardent amour!

                        C'est tout mon entretien, j'en parle tout le jour.

                        O Seigneur, je cheris vos tressaintz tesmoignages

                        Plus que l'or et l'esclat du topaze doré.

                        Que doux a mon palais sont vos sacrés langages!

                        Pour moy, fade est le miel s'il leur est comparé.

            Mais pour exciter ce saint et salutaire amour des commandemens, nous devons contempler leur beauté, laquelle est admirable; car, comme il y a des œuvres [71] qui sont mauvaises parce qu'elles sont defendues, et des autres qui sont defendues parce qu'elles sont mauvaises, aussi y en a-il qui sont bonnes parce qu'elles sont commandees, et des autres qui sont commandees parce qu'elles sont bonnes et tres utiles: de sorte que toutes sont tres bonnes et tres aymables, parce que le commandement donne la bonté aux unes qui n'en auroyent point autrement, et donne un surcroist de bonté aux autres qui, sans estre commandees, ne laisseroyent pas d'estre bonnes. Nous ne recevons pas le bien en bonne part quand il nous est presenté par une main ennemie; les Lacedemoniens ne voulurent pas suivre un fort sain et salutaire conseil d'un meschant homme jusques a ce qu'un homme de bien leur redist: au contraire, le present n'est jamais qu'aggreable quand un ami le fait. Les plus doux commandemens deviennent aspres si un cœur tyran et cruel les impose, et ilz deviennent tres aymables quand l'amour les ordonne; le service de Jacob luy sembloit une royauté, parce qu'il procedoit de l'amour. O que doux et desirable est le joug de la loy celeste qu'un Roy tant aymable a establie sur nous!

            Plusieurs observent les commandemens comme on avale les medecines; plus crainte de mourir damnés, que pour le playsir de vivre au gré du Sauveur. Ains, comme il y a des personnes qui, pour aggreable que soit un medicament, ont du contrecœur a le prendre, seulement parce qu'il porte le nom de medicament, aussi y a-il des ames qui ont en horreur les actions commandees, seulement parce qu'elles sont commandees; et s'est treuvé tel homme, ce dit on, qui ayant doucement vescu dans la grande ville de Paris l'espace de quatre vingtz ans sans en sortir, soudain qu'on luy eut enjoint de par le Roy d'y demeurer encor le reste de ses jours, il alla dehors voir les chams, que de sa vie il n'avoit desiré.

            Au contraire, le cœur amoureux ayme les commandemens, et plus ilz sont de chose difficile plus il les treuve doux et aggreables, parce qu'il complait plus parfaitement au Bienaymé et luy rend plus d'honneur; [72] il lance et chante des hymnes d'allegresse quand Dieu luy enseigne ses commandemens et justifications. Et comme le pelerin qui va gayement chantant en son voyage adjouste voirement la peyne du chant a celle du marcher, et neanmoins, en effect, par ce surcroist de peyne il se desennuye et allege du travail du chemin, aussi l'amant sacré treuve tant de suavité aux commandemens, que rien ne luy donne tant d'haleyne et de soulagement en cette vie mortelle que la gracieuse charge des preceptes de son Dieu; dont le saint Psalmiste s'escrie: O Seigneur, vos justifications ou commandemens me sont des douces chansons en ce lieu de mon pelerinage. On dit que les muletz et chevaux chargés de figues succombent incontinent au faix et perdent toute leur force: plus douce que les figues est la loy du Seigneur ; mais l'homme brutal, qui s'est rendu comme le cheval et mulet, esquelz il n'y a point d'entendement, perd le courage et ne peut treuver des forces pour porter cet amiable faix. Au contraire, comme une branche d'agnus castus empesche de lassitude le voyageur qui la porte, aussi la croix, la mortification, le joug, la loy du Sauveur, qui est le vray Aigneau chaste, est une charge qui delasse, qui soulage et recree les cœurs qui ayment sa divine Majesté. «On n'a point de travail en ce qui est aymé, ou s'il y a du travail c'est un travail bienaymé;» le travail meslé du saint amour est un certain aigre-doux, plus aggreable au goust qu'une pure douceur.

            Le divin amour nous rend donq ainsy conformes a la volonté de Dieu, et nous fait soigneusement observer ses commandemens en qualité de desir absolu de sa divine Majesté, a laquelle nous voulons plaire: si que cette complaysance previent, par sa douce et amiable violence, la necessité d'obeir que la loy nous impose, convertissant cette necessité en vertu de dilection et toute la difficulté en delectation. [73]

 

 

Chapitre VI. De la conformité de nostre volonté a celle que Dieu nous a signifiee par ses conseilz

 

            Le commandement tesmoigne une volonté fort entiere et pressante de celuy qui ordonne, mais le conseil ne nous represente qu'une volonté de souhait; le commandement nous oblige, le conseil nous incite seulement; le commandement rend coulpables les transgresseurs, le conseil rend seulement moins louables ceux qui ne le suivent pas; les violateurs des commandemens meritent d'estre damnés, ceux qui negligent les conseilz meritent seulement d'estre moins glorifiés. Il y a difference entre commander et recommander: quand on commande on use d'authorité pour obliger, quand on recommande on use d'amitié pour induire et provoquer; le commandement impose necessité, le conseil et recommandation nous incite a ce qui est de plus grande utilité; au commandement correspond l'obeissance, et la creance au conseil; on suit le conseil affin de plaire, et le commandement pour ne pas desplaire. C'est pourquoy l'amour de complaysance, qui nous oblige de plaire au Bienaymé, nous porte par consequent a la suite de ses conseilz; et l'amour de bienveuillance, qui veut que toutes les volontés et affections luy soyent sousmises, fait que nous voulons non seulement ce qu'il ordonne, mais ce qu'il conseille et a quoy il exhorte: ainsy que l'amour et respect qu'un enfant fidele porte a son bon pere le fait resoudre de vivre non seulement selon les commandemens qu'il impose, mais encor selon les desirs et inclinations qu'il manifeste.

            Le conseil se donne voirement en faveur de celuy [74] qu'on conseille, affin qu'il soit parfait: Si tu veux estre parfait, dit le Sauveur, va, vens tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et me suis ; mais le cœur amoureux ne reçoit pas le conseil pour son utilité, ains pour se conformer au desir de Celuy qui conseille, et rendre l'hommage qui est deu a sa volonté: et partant, il ne reçoit les conseilz sinon ainsy que Dieu le veut. Et Dieu ne veut pas qu'un chacun observe tous les conseilz, ains seulement ceux qui sont convenables, selon la diversité des personnes, des tems, des occasions et des forces, ainsy que la charité le requiert; car c'est elle qui, comme reyne de toutes les vertus, de tous les commandemens, de tous les conseilz et en somme de toutes les lois et de toutes les actions chrestiennes, leur donne a tous et a toutes le rang, l'ordre, le tems et la valeur.

            Si ton pere ou ta mere ont une vraye necessité de ton assistance pour vivre, il n'est pas tems alhors de pratiquer le conseil de la retraitte en un monastere; car la charité t'ordonne que tu ailles en effect executer son commandement, d'honnorer, servir, ayder et secourir ton pere ou ta mere. Tu es un prince, par la posterité duquel les sujetz de la couronne qui t'appartient doivent estre conservés en paix et asseurés contre la tyrannie, sedition et guerre civile; l'occasion donq d'un si grand bien t'oblige de produire en un saint mariage des legitimes successeurs: ce n'est pas perdre la chasteté, ou au moins c'est la perdre chastement, que de la sacrifier au bien public en faveur de la charité. As-tu une santé foible, inconstante, qui a besoin de grand support? ne te charge pas donq volontairement de la pauvreté effectuelle, car la charité te le defend. Non seulement la charité ne permet pas aux peres de famille de tout vendre pour donner aux pauvres, mais leur ordonne d'assembler honnestement ce qui est requis pour l'education et sustentation de la femme, des enfans et serviteurs; comme aussi aux rois et princes d'avoir des tresors qui, provenus d'une juste espargne et non de tyranniques inventions, servent comme de salutaires [75] preservatifs contre les ennemis visibles. Saint Paul ne conseille-il pas aux mariés, passé le tems de l'orayson, de retourner au train bien reglé du commerce nuptial?

            Les conseilz sont tous donnés pour la perfection du peuple chrestien, mays non pas pour celle de chasque Chrestien en particulier. Il y a des circonstances qui les rendent quelquefois impossibles, quelquefois inutiles, quelquefois perilleux, quelquefois nuisibles a quelques uns, qui est une des intentions pour lesquelles Nostre Seigneur dit de l'un d'iceux ce qu'il veut estre entendu de tous: Qui peut le prendre, si le prenne; comme s'il disoit, ainsy que saint Hierosme expose: Qui peut gaigner et emporter l'honneur de la chasteté «comme un prix» de reputation, qu'il le prenne, car il est exposé a ceux qui courront vaillamment. Tous donques ne peuvent pas, c'est a dire, il n'est pas expedient a tous d'observer tous-jours tous les conseilz, lesquelz estans donnés en faveur de la charité, elle sert de regle et de mesure a l'execution d'iceux.

            Quand donq la charité l'ordonne, on tire les moines et religieux des cloistres pour en faire des cardinaux, des prelatz, des curés, voire mesme on les reduit quelquefois au mariage pour le repos des royaumes, ainsy que j'ay dit ci dessus. Que si la charité fait sortir des cloistres ceux qui par vœu solemnel s'y estoyent attachés, a plus forte rayson, et pour moindre sujet, on peut, par l'authorité de cette mesme charité, conseiller a plusieurs de demeurer chez eux, garder leurs moyens, se marier, voire de prendre les armes et aller a la guerre, qui est une profession si dangereuse.

            Or, quand la charité porte les uns a la pauvreté et qu'elle en retire les autres, quand elle en pousse les uns au mariage, les autres a la continence, qu'elle enferme l'un dans le cloistre et en fait sortir l'autre, elle n'a point besoin d'en rendre rayson a personne; car elle a la plenitude de la puissance en la loy chrestienne, selon qu'il est escrit: La charité peut toutes choses; elle a le comble de la prudence, selon qu'il est dit: La charité ne fait rien en vain. Que si quelqu'un [76] veut contester et luy demander pourquoy elle fait ainsy, elle respondra hardiment: Parce que le Seigneur en a besoin. Tout est fait pour la charité, et la charité pour Dieu; tout doit servir a la charité, et elle, a personne, non pas mesme a son Bienaymé, duquel elle n'est pas servante, mais espouse, auquel elle ne fait pas service, ains elle luy fait l'amour. Pour cela on doit prendre d'elle l'ordre de l'exercice des conseilz: car aux uns elle ordonnera la chasteté et non la pauvreté, aux autres l'obeissance et non la chasteté, aux autres le jeusne et non l'aumosne, aux autres l'aumosne et non le jeusne, aux autres la solitude et non la charge pastorale, aux autres la conversation et non la solitude. En somme, c'est une eau sacree par laquelle le jardin de l'Eglise est fecondé, et bien qu'elle n'ait qu'une couleur sans couleur, les fleurs neanmoins qu'elle fait croistre ne laissent pas d'avoir une chacune sa couleur differente: elle fait des Martyrs plus vermeilz que la rose, des Vierges plus blanches que le lys; aux uns elle donne le fin violet de la mortification, aux autres le jaune des soucis du mariage, employant diversement les conseilz pour la perfection des ames qui sont si heureuses que de vivre sous sa conduite.

 

 

Chapitre VII. Que l'amour de la volonté de Dieu signifiee es commandemens nous porte a l'amour des conseilz

 

            O Theotime, que cette volonté divine est aymable! o qu'elle est amiable et desirable! o loy toute d'amour et toute pour l'amour! Les Hebrieux par le mot de paix entendent l'assemblage et comble de tous biens, [77] c'est a dire la felicité; et le Psalmiste s'escrie: Qu'une paix plantureuse abonde a ceux qui ayment la loy de Dieu et que nul choppement ne leur arrive! comme s'il vouloit dire: O Seigneur, que de suavité en l'amour de vos sacrés commandemens! toute douceur delicieuse saisit le cœur qui est saisi de la dilection de vostre loy. Certes, ce grand Roy, qui avoit son cœur fait selon le cœur de Dieu, savouroit si fort la parfaite excellence des ordonnances divines, qu'il semble que ce soit un amoureux espris de la beauté de cette loy comme de la chaste espouse et reyne de son cœur; ainsy qu'il appert par les continuelles louanges qu'il luy donne.

            Quand l'Espouse celeste veut exprimer l'infinie suavité des parfums de son divin Espoux, Vostre nom, luy dit elle, est un unguent respandu; comme si elle disoit: Vous estes si excellemment parfumé qu'il semble que vous soyes tout parfum, et qu'il soit a propos de vous appeller unguent et parfum, plustost qu'oint et parfumé. Ainsy l'ame qui ayme Dieu est tellement transformee en la volonté divine, qu'elle merite plustost d'estre nommee volonté de Dieu, qu'obeissante ou sujette a la volonté divine: dont Dieu dit par Isaïe qu'il appellera l'Eglise chrestienne d'un nom nouveau que la bouche du Seigneur nommera, marquera et gravera dans le cœur de ses fideles. Puis, expliquant ce nom, il dit que ce sera: ma volonté en icelle; comme s'il disoit qu'entre ceux qui ne sont pas Chrestiens un chacun a sa volonté propre au milieu de son cœur, mays parmi les vrays enfans du Sauveur chacun quittera sa volonté, et n'y aura plus qu'une volonté maistresse, regente et universelle qui animera, gouvernera et dressera toutes les ames, tous les cœurs et toutes les volontés; et le nom d'honneur des Chrestiens ne sera autre chose sinon: la volonté de Dieu en eux; volonté qui regnera sur toutes les volontés et les transformera toutes en soy, de sorte que les volontés des Chrestiens et la volonté de Nostre Seigneur ne soyent plus qu'une seule volonté. Ce qui fut parfaitement verifié en la [78] primitive Eglise, lhors que, comme dit le glorieux saint Luc, en la multitude des croyans il n'y avoit qu'un cœur et qu'une ame; car il n'entend pas parler du cœur qui fait vivre nos cors, ni de l'ame qui anime les cœurs d'une vie humaine, mais il parle du cœur qui donne la vie celeste a nos ames, et de l'ame qui anime nos cœurs de la vie surnaturelle: cœur et ame tres unique des vrays Chrestiens, qui n'est autre chose que la volonté de Dieu. La vie, dit le Psalmiste, est en la volonté de Dieu: non seulement parce que nostre vie temporelle depend de la volonté divine, mais aussi d'autant que nostre vie spirituelle gist en l'execution d'icelle, par laquelle Dieu vit et regne en nous, et nous fait vivre et subsister en luy. Au contraire le meschant, des le siecle, c'est a dire tous-jours, a rompu le joug de la loy de Dieu, et a dit: Je ne serviray point; c'est pourquoy Dieu dit qu'il l'a appellé des le ventre de sa mere transgresseur et rebelle ; et parlant au roy de Tyr il luy reproche qu'il avoit mis son cœur comme le cœur de Dieu: car l'esprit revolté veut que son cœur soit maistre de soy mesme et que sa propre volonté soit souveraine comme la volonté de Dieu; il ne veut pas que la volonté divine regne sur la sienne, ains veut estre absolu et sans dependance quelcomque. O Seigneur eternel, ne le permettes pas! ains faites que jamais ma volonté ne soit faite, mais la vostre. Helas, nous sommes en ce monde, non point pour faire nos volontés, mais celles de vostre bonté qui nous y a mis. Il fut escrit de vous, o Sauveur de mon ame, que vous fissies la volonté de vostre Pere eternel; et par le premier vouloir humain de vostre ame, a l'instant de vostre conception, vous embrassastes amoureusement cette loy de la volonté divine et la mistes au milieu de vostre cœur pour y regner et dominer eternellement: hé, qui fera la grace a mon ame qu'elle n'ait point de volonté que la volonté de son Dieu!

            Or, quand nostre amour est extreme a l'endroit de la volonté de Dieu, nous ne nous contentons pas de faire seulement la volonté divine qui nous est signifiee es [79] commandemens, mais nous nous rangeons encor a l'obeissance des conseilz, lesquelz ne nous sont donnés que pour plus parfaitement observer les commandemens, auxquelz aussi ilz se rapportent, ainsy que dit excellemment saint Thomas. O combien excellente est l'observation de la defense des injustes voluptés, en celuy qui a mesme renoncé aux plus justes et legitimes delices! O combien celuy la est esloigné de convoiter le bien d'autruy, qui rejette toutes richesses et celles mesme que saintement il pourroit garder! Que celuy est bien esloigné de vouloir preferer sa volonté a celle de Dieu, qui pour faire la volonté de Dieu s'assujettit a celle d'un homme!

            David estoit un jour en son preside, et la garnison des Philistins en Bethleem; or il fit un souhait disant: O si quelqu'un me donnoit a boire de l'eau de la cisterne qui est a la porte de Bethleem! Et voyla qu'il n'eut pas plus tost dit le mot, que trois vaillans chevaliers partent de la, main et teste baissee, traversent l'armee ennemie, vont a la cisterne de Bethleem, puisent de l'eau et l'apportent a David; lequel, voyant le hazard auquel ces gentilzhommes s'estoyent mis pour contenter son appetit, ne voulut point boire cette eau conquise au peril de leur sang et de leur vie, ains la respandit en oblation au Dieu eternel. Hé, voyés, je vous prie, Theotime, quelle ardeur de ces chevaliers au service et contentement de leur maistre! ilz volent et fendent la presse des ennemis, avec mille dangers de se perdre, pour assouvir un seul simple souhait que le Roy leur tesmoigne. Le Sauveur, estant en ce monde, declara sa volonté en plusieurs choses par maniere de commandement, et en plusieurs autres il la signifia seulement par maniere de souhait: car il loua fort la chasteté, la pauvreté, l'obeissance et resignation parfaite, l'abnegation de la propre volonté, [80] la viduité, le jeusne, la priere ordinaire; et ce qu'il dit de la chasteté, que qui en pourroit emporter le prix qu'il le prinst, il l'a asses dit de tous les autres conseilz. A ce souhait, les plus vaillans Chrestiens se sont mis a la course, et forçans toutes les repugnances, convoitises et difficultés, ont atteint a la sainte perfection, se rangeans a l'estroitte observance des désirs de leur Roy, obtenans par ce moyen la couronne de gloire.

            Certes, ainsy que tesmoigne le divin Psalmiste, Dieu n'exauce pas seulement l'orayson de ses fideles, ains il exauce mesme encor le seul desir d'iceux, et la seule preparation qu'ilz font en leurs cœurs pour prier, tant il est favorable et propice a faire la volonté de ceux qui l'ayment. Et pourquoy donq reciproquement ne serons nous si jaloux de suivre la sacree volonté de Nostre Seigneur, que nous fassions non seulement ce qu'il commande, mais encores ce qu'il tesmoigne d'aggreer et souhaitter? Les ames nobles n'ont pas besoin d'un plus fort motif pour embrasser un dessein que de sçavoir que le Bienaymé le desire: Mon ame, dit l'une d'icelles, s'est escoulee soudain que mon Ami a parlé.

 

 

Chapitre VIII. Que le mespris des conzeilz evangeliques est un grand péché

 

            Les paroles par lesquelles Nostre Seigneur nous exhorte de tendre et pretendre a la perfection sont si fortes et pressantes, que nous ne sçaurions dissimuler l'obligation que nous avons de nous engager a ce dessein: Soyes saintz, dit-il, parce que je suis saint; Qui est saint, qu'il soit encor davantage [81] sanctifié, et qui est juste, qu'il soit encor plus justifié; Soyes parfaitz ainsy que vostre Pere celeste est parfait. Pour cela le grand saint Bernard escrivant au glorieux saint Guarin, abbé d'Aux, duquel la vie et les miracles ont tant rendu de bonne odeur en ce Diocese: «L'homme juste,» dit il, «ne dit jamais c'est asses, il a tous-jours faim et soif de la justice         Certes, Theotime, quant aux biens temporelz, rien ne suffit a celuy auquel ce qui suffit ne suffit pas; car, qu'est ce qui peut suffire a un cœur auquel la suffisance n'est pas suffisante? Mais quant aux biens spirituelz, celuy n'en a pas ce qui luy suffit auquel il suffit d'avoir ce qui luy suffit, et la suffisance n'est pas suffisante, parce que la vraye suffisance es choses divines consiste en partie au desir de l'affluence. Dieu, au commencement du monde, commanda a la terre de germer l'herbe verdoyante faisant sa semence, et tout arbre fruitier faisant son fruit, un chacun selon son espece, qui eust aussi sa semence en soy mesme: et ne voyons nous pas par experience que les plantes et fruitz n'ont pas leur juste croissance et maturité que quand elles portent leurs graines et pepins, qui leur servent de geniture pour la production de plantes et d'arbres de pareille sorte? Jamais nos vertus n'ont leur juste stature et suffisance qu'elles ne produisent en nous des desirs de faire progres, qui, comme semences spirituelles, servent en la production de nouveaux degrés de vertus; et me semble que la terre de nostre cœur a commandement de germer les plantes des vertus qui portent les fruitz des saintes œuvres, une chacune selon son genre, et qui ayt les semences des desirs et desseins de tous-jours multiplier et avancer en perfection: et la vertu qui n'a point la graine ou le pepin de ces desirs, elle n'est pas en la suffisance et maturité. «O donques,» dit saint Bernard au faineant, «tu ne veux pas t'avancer en la perfection? Non. Et tu ne veux pas non plus empirer? Non, de vray. Et quoy donq? tu ne veux estre ni pire ni meilleur? Helas, pauvre homme, tu veux estre ce qui ne peut estre. Rien voirement n'est stable ni ferme [82] en ce monde, mais de l'homme il en est dit encor plus particulierement, que jamais il ne demeure en un estat:» il faut donques ou qu'il s'avance ou qu'il retourne en arriere.

            Or, je ne dis pas, non plus que saint Bernard, que ce soit peché de ne prattiquer pas les conseilz: non certes, Theotime, car c'est la propre difference du commandement au conseil, que le commandement nous oblige sous peyne de peché, et le conseil nous invite sans peyne de peché. Neanmoins je dis bien que c'est un grand peché de mespriser la pretention a la perfection chrestienne, et encor plus de mespriser la semonce par laquelle Nostre Seigneur nous y appelle; mais c'est une impieté insupportable de mespriser les conseilz et moyens d'y parvenir que Nostre Seigneur nous marque. C'est une heresie de dire que Nostre Seigneur ne nous a pas bien conseillés, et un blaspheme de dire a Dieu: Retire toy de nous, nous ne voulons point la science de tes voyes; mais c'est une irreverence horrible contre Celuy qui avec tant d'amour et de suavité nous invite a la perfection, de dire: je ne veux pas estre saint, ni parfait, ni avoir plus de part en vostre bienveuillance, ni suivre les conseilz que vous me donnés pour faire progres en icelle.

            On peut bien sans pecher ne suivre pas les conseilz pour l'affection que l'on a ailleurs: comme, par exemple, on peut bien ne vendre pas ce que l'on a et ne le donner pas aux pauvres, parce qu'on n'a pas le courage de faire un si grand renoncement; on peut bien aussi se marier, parce qu'on ayme une femme, ou qu'on n'a pas asses de force en l'ame pour entreprendre la guerre qu'il faut faire a la chair: mais de faire profession de ne vouloir point suivre les conseilz, ni aucun d'iceux, cela ne se peut faire sans mespris de Celuy qui les donne. De ne suivre pas le conseil de virginité affin de se marier, cela n'est pas mal fait; mais de se marier pour preferer le mariage a la chasteté, comme font les heretiques, c'est un grand mespris ou du Conseiller ou du conseil. Boire du vin contre l'advis du medecin, quand [83] on est vaincu de la soif ou de la fantasie d'en boire, ce n'est pas proprement mespriser le medecin ni son advis; mais dire: je ne veux point suivre l'advis du medecin, il faut que cela provienne d'une mauvaise estime qu'on a de luy. Or, quant aux hommes, on peut souvent mespriser leur conseil et ne mespriser pas ceux qui le donnent, parce que ce n'est pas mespriser un homme d'estimer qu'il ait erré: mais quant a Dieu, rejetter son conseil et le mespriser, cela ne peut provenir que de l'estime que l'on fait qu'il n'a pas bien conseillé; ce qui ne peut estre pensé que par esprit de blaspheme, comme si Dieu n'estoit pas asses sage pour sçavoir, ou asses bon pour vouloir bien conseiller. Et c'en est de mesme des conseilz de l'Eglise, laquelle, a rayson de la continuelle assistance du Saint Esprit qui l'enseigne et conduit en toute verité, ne peut jamais donner des mauvais advis.

 

 

Chapitre IX.  Suite du discours commencé; comme chacun doit aymer, quoy que non pas prattiquer, tous les conseilz evangeliques, et comme néanmoins chacun doit prattiquer ce qu'il peut

 

            Encor que tous les conseilz ne puissent ni doivent estre prattiqués par chasque Chrestien en particulier, si est ce qu'un chacun est obligé de les aymer tous, parce qu'ilz sont tous tres bons. Si vous aves la migraine et [84] que l'odeur du musque vous nuyse, laisseres vous pour cela d'avouer que cette senteur soit bonne et aggreable? Si une robbe d'or ne vous est pas avenante, dirés vous qu'elle ne vaut rien? Si une bague n'est pas pour vostre doigt, la jetteres vous pour cela dans la boüe? Loues donq, Theotime, et aymes cherement tous les conseilz que Dieu a donné aux hommes. O que beni soit a jamais l'Ange du grand conseil, avec tous les advis qu'il donne et les exhortations qu'il fait aux humains! Le cœur est res-joui far les unguens et bonnes senteurs, dit Salomon, et par les bons conseilz de l'ami l'ame est adoucie. Mays de quel ami et de quelz conseilz parlons nous? O Dieu, c'est de l'Ami des amis, et ses conseilz sont plus aymables que le miel: l'ami c'est le Sauveur, ses conseilz sont pour le salut.

            Res-jouissons nous, Theotime, quand nous verrons des personnes entreprendre la suite des conseilz que nous ne pouvons ou ne devons pas observer; prions pour eux, benissons-les, favorisons-les et les aydons, car la charité nous oblige de n'aymer pas seulement ce qui est bon pour nous, mais d'aymer encor ce qui est bon pour le prochain.

            Nous tesmoignerons asses d'aymer tous les conseilz quand nous observerons devotement ceux qui nous seront convenables; car tout ainsy que celuy qui croid un article de foy d'autant que Dieu l'a revelé par sa parole, annoncee et declairee par l'Eglise, ne sçauroit mescroire les autres, et celuy qui observe un commandement pour le vray amour de Dieu est tout prest d'observer les autres quand l'occasion s'en presentera, de mesme celuy qui ayme et estime un conseil evangelique parce que Dieu l'a donné, il ne peut qu'il n'estime consecutivement tous les autres, puisqu'ilz sont aussi de Dieu. Or, nous pouvons aysement en pratiquer plusieurs, quoy que non pas tous ensemble; car Dieu en a donné plusieurs affin que chacun en puisse observer quelques uns, et il n'y a jour que nous n'en ayons quelqu'occasion.

            La charité requiert elle que pour secourir vostre père [85] ou vostre mere vous demeuries chez eux? conserves neanmoins l'amour et l'affection a vostre retraitte, ne tenes vostre cœur au logis paternel qu'autant qu'il faut pour y faire ce que la charité vous ordonne. N'est il pas expedient a cause de vostre qualité que vous gardies la parfaite chasteté? gardes en donq au moins ce que sans faire tort a la charité vous en pourres garder. Qui ne peut faire le tout, qu'il face quelque partie. Vous n'estes pas obligé de rechercher celuy qui vous a offencé, car c'est a luy de revenir a soy et venir a vous pour vous donner satisfaction, puisqu'il vous a prevenu par injure et outrage; mays alles neanmoins, Theotime, faites ce que le Sauveur vous conseille, prevenes-le au bien, rendes-luy bien pour mal, jettes sur sa teste et sur son cœur un brasier ardent de tesmoignages de charité, qui le brusle tout et le force de vous aymer. Vous n'estes pas obligé par la rigueur de la loy de donner a tous les pauvres que vous rencontres, ains seulement a ceux qui en ont un tres grand besoin; mays ne laisses pas pour cela, suivant le conseil du Sauveur, de donner volontier a tous les indigens que vous treuveres, autant que vostre condition et les veritables necessités de vos affaires le permettront. Vous n'estes pas obligé de faire aucun vœu; mais faites en pourtant quelques uns qui seront jugés propres par vostre pere spirituel, pour vostre avancement en l'amour divin. Vous pouves librement user du vin dans les termes de la bienseance; mais, selon le conseil de saint Paul a Timothee, n'en prenes que ce qu'il faut pour soulager vostre estomac.

            Il y a divers degrés de perfection es conseilz. De prester aux pauvres hors la tres grande necessité, c'est le premier degré du conseil de l'aumosne; et c'est un degré plus haut de leur donner, plus haut encor de donner tout, et en fin encor plus haut de donner sa [86] personne, la voüant au service des pauvres. L'hospitalité hors l'extreme necessité est un conseil: recevoir l'estranger est le premier degré d'iceluy; mais aller sur les advenues des chemins pour le semondre, comme faisoit Abraham, c'est un degré plus haut; et encor plus de se loger es lieux perilleux pour retirer, ayder et servir les passans. En quoy excella ce grand saint Bernard de Menthon, originaire de ce Diocese, lequel estant issu d'une mayson fort illustre, habita plusieurs annees entre les jougs et cimes de nos Alpes, y assembla plusieurs compaignons pour attendre, loger, secourir, deslivrer des dangers de la tourmente les voyageurs et passans, qui mourroyent souvent entre les orages, les neiges et froidures, sans les hospitaux que ce grand ami de Dieu establit et fonda es deux montz qui pour cela sont appellés de son nom, Grand Saint Bernard, au Diocese de Sion, et Petit Saint Bernard en celuy de Tarentaise. Visiter les malades qui ne sont pas en extreme necessité, c'est une louable charité; les servir, est encor meilleur; mais se dedier a leur service, c'est l'excellence de ce conseil, que les Clercs de la Visitation des infirmes exercent par leur propre Institut, et plusieurs dames en divers lieux: a l'imitation de ce grand saint Sanson, gentilhomme et medecin romain, qui, en la ville de Constantinople ou il fut fait prestre, se dedia tout a fait, avec une admirable charité, au service des malades en un hospital qu'il y commença et que l'empereur Justinien esleva et paracheva; a l'imitation des saintes Catherines de Sienne et de Gennes, de sainte Elizabeth de Hongrie et des glorieux amis de Dieu, saint François et le bienheureux Ignace de Loyola, qui, au commencement de leurs Ordres, firent cet exercice avec une ardeur et utilité spirituelle incomparable.

            Les vertus ont donq une certaine estendue de perfection, et pour l'ordinaire nous ne sommes pas obligés de les prattiquer en l'extremité de leur excellence; il suffit d'entrer si avant en l'exercice d'icelles, qu'en effect on y soit. Mays de passer outre et s'avancer en la perfection, c'est un conseil; les actes heroïques des [87] vertus n'estans pas pour l'ordinaire commandes, ains seulement conseillés. Que si en quelqu'occasion nous nous treuvons obligés de les exercer, cela arrive pour des occurrences rares et extraordinaires, qui les rendent necessaires a la conservation de la grace de Dieu. Le bienheureux portier de la prison de Sebaste, voyant l'un des quarante qui estoyent lhors martyrisés perdre le courage et la couronne du martyre, se mit en sa place sans que personne le poursuivit, et fut ainsy le quarantiesme de ces glorieux et triomphans soldatz de Nostre Seigneur. Saint Adauctus, voyant que l'on conduisoit saint Felix au martyre: «Et moy,» dit il sans estre pressé de personne, «je suis aussi bien Chrestien que celuy ci, adorant le mesme Sauveur;» puis, baysant saint Felix, s'achemina avec luy au martyre et eut la teste tranchee. Mille des anciens Martyrs en firent de mesme, et pouvans egalement eviter et subir le martyre sans pecher, ilz choisirent de le subir genereusement plustost que de l'eviter loysiblement: en ceux ci donq, le martyre fut un acte heroïque de la force et constance qu'un saint exces d'amour leur donna. Mays quand il est force d'endurer le martyre ou renoncer a la foy, le martyre ne laisse pas d'estre martyre et un excellent acte d'amour et de force; neanmoins je ne sçay s'il le faut nommer acte heroïque, n'estant pas choisi par aucun exces d'amour, ains par la necessité de la loy qui en ce cas le commande. Or, en la prattique des actes heroïques de la vertu consiste la parfaite imitation du Sauveur, qui, comme dit le grand saint Thomas, eut des l'instant de sa conception toutes les vertus en un degré heroïque; et certes, je dirois volontier plus qu'heroïque, puisqu'il n'estoit pas simplement plus qu'homme, mais infiniment plus qu'homme, c'est a dire vray Dieu. [88]

 

 

Chapitre X. Comme il se faut conformer a la volonté divine qui nous est signifiee par les inspirations, et premièrement de la variété des moyens par lesquelz Dieu nous inspire

 

            Les rayons du soleil esclairent en eschauffant et eschauffent en esclairant; l'inspiration est un rayon celeste qui porte dans nos cœurs une lumiere chaleureuse, par laquelle il nous fait voir le bien et nous eschauffe au pourchas d'iceluy. Tout ce qui a vie sur terre s'engourdit au froid de l'hyver, mais au retour de la chaleur vitale du primtems tout reprend son mouvement: les animaux terrestres courent plus vistement, les oyseaux volent plus hautement et chantent plus gayement, et les plantes poussent leurs feuilles et leurs fleurs tres aggreablement. Sans l'inspiration nos ames vivroyent paresseuses, perdues et inutiles; mais a l'arrivee des divins rayons de l'inspiration, nous sentons une lumiere meslee d'une chaleur vivifiante, laquelle esclaire nostre entendement, resveille et anime nostre volonté, luy donnant la force de vouloir et faire le bien appartenant au salut eternel. Dieu ayant formé le cors humain du limon de la terre, ainsy que dit Moyse, il inspira en iceluy la respiration de vie, et il fut fait en ame vivante, c'est a dire en ame qui donnoit [89] vie, mouvement et operation au cors; et ce mesme Dieu eternel souffle et pousse les inspirations de la vie surnaturelle en nos ames, affin que, comme dit le grand Apostre, elles soyent faites en esprit vivifiant, c'est a dire en esprit qui nous face vivre, mouvoir, sentir, et ouvrer les œuvres de la grace, en sorte que Celuy qui nous a donné l'estre nous donne aussi l'operation. L'haleyne de l'homme eschauffe les choses esquelles elle entre: tesmoin l'enfant de la Sunamite, sur la bouche duquel le prophete Helisee ayant mis la sienne et haleyné sur iceluy, sa chair s'eschauffa; et l'experience est toute manifeste. Mais quant au souffle de Dieu, non seulement il eschauffe, ains il esclaire parfaitement, d'autant que l'Esprit divin est une lumiere infinie, duquel le souffle vital est appellé inspiration, d'autant que par iceluy cette supreme Bonté haleyne et inspire en nous les desirs et intentions de son cœur.

            Or, les moyens d'inspirer dont elle use sont infinis. Saint Anthoine, saint François, saint Anselme, et mille autres recevoyent souvent des inspirations par la veüe des creatures. Le moyen ordinaire c'est la predication; mais quelquefois, ceux auxquelz la parole ne proffite pas sont instruitz par la tribulation, selon le dire du Prophete: L'affliction donnera intelligence a l'ouïe; c'est a dire: ceux qui par l'ouïe des menasses celestes sur les meschans ne se corrigent pas, apprendront, la verité par l'evenement et les effectz, et deviendront sages sentans l'affliction. Sainte Marie Egyptienne fut inspiree par la veüe d'une image de Nostre Dame; saint Anthoine, oyant l'Evangile qu'on lit a la Messe; saint Augustin, oyant le recit de la vie de saint Anthoine; le Duc de Gandie, voyant l'Imperatrice morte; saint Pachome, voyant un exemple de charité; le bienheureux Ignace de Loyola, lisant la vie des Saintz. Saint [90] Cyprien (ce n'est pas le grand Evesque de Cartage, ains un autre qui fut laïs, mais glorieux martir) fut touché voyant le diable confesser son impuissance sur ceux qui se confient en Dieu. Lhors que j'estois jeune, a Paris, deux escoliers, dont l'un estoit heretique, passans la nuit au fauxbourg Saint Jacques, en une desbauche deshonneste, ouïrent sonner les Matines des Chartreux; et l'heretique demandant a l'autre a quelle occasion on sonnoit, il luy fit entendre avec quelle devotion on celebroit les offices sacrés en ce saint monastere: O Dieu, dit-il, que l'exercice de ces religieux est different du nostre! ilz font celuy des Anges, et nous celuy des bestes brutes. Et voulant voir par experience, le jour suivant, ce qu'il avoit appris par le recit de son compaignon, il treuva ces Peres dans leurs formes, rangés comme des statues de marbre en une suite de niches, immobiles a toute autre action qu'a celle de la psalmodie, qu'ilz faisoyent avec une attention et devotion vrayement angelique, selon la coustume de ce saint Ordre: si que ce pauvre jeune homme, tout ravi d'admiration, demeura pris en la consolation extreme qu'il eut de voir Dieu si bien adoré parmi les Catholiques, et se resolut, comme il fit par apres, de se ranger dans le giron de l'Eglise, vraye et unique Espouse de Celuy qui l'avoit visité de son inspiration, dans l'infame litiere de l'abomination en laquelle il estoit.

            O que bienheureux sont ceux qui tiennent leurs cœurs ouvertz aux saintes inspirations! car jamais ilz ne manquent de celles qui leur sont necessaires pour bien et devotement vivre en leurs conditions, et pour saintement exercer les charges de leurs professions. Car, comme Dieu donne, par l'entremise de la nature, a chasque animal les instinctz qui luy sont requis pour sa [91] conservation et pour l'exercice de ses proprietés naturelles, aussi, si nous ne resistons pas a la grace de Dieu, il donne a un chascun de nous les inspirations necessaires pour vivre, operer et nous conserver en la vie spirituelle. Hé, Seigneur, disoit le fidele Eliezer, voyci que je suis pres de cette fontaine d'eau, et les filles des habitans de cette cité sortiront pour puiser de l'eau; la jeune fille, donq, a laquelle je diray: Panches vostre cruche affin que je boive, et elle respondra: Beuves, ains je donneray encor a boire a vos chameaux, c'est celle la que vous aves preparee pour vostre serviteur Isaac. Theotime, Eliezer ne se laisse entendre de desirer de l'eau que pour sa personne, mais la belle Rebecca, obeissant a l'inspiration que Dieu et sa debonnaireté luy donnoyent, s'offre d'abbreuver encor les chameaux; pour cela elle fut rendue espouse du saint Isaac, belle fille du grand Abraham et grand mere du Sauveur. Les ames, certes, qui ne se contentent pas de faire ce que par les commandemens et conseilz le divin Espoux requiert d'elles, mais sont promptes a suivre les sacrees inspirations, ce sont celles que le Pere eternel a preparees pour estre espouses de son Filz bienaymé. Et quant au bon Eliezer, parce qu'il ne peut autrement discerner entre les filles de Haran, ville de Nachor, celle qui estoit destinee au filz de son maistre, Dieu le luy fait connoistre par inspiration. Quand nous ne sçavons que faire et que l'assistence [92] humaine nous manque en nos perplexités, Dieu alhors nous inspire; et si nous sommes humblement obeissans, il ne permet point que nous errions. Or je ne dis rien de plus de ces inspirations necessaires, pour en avoir souvent parlé en cet œuvre, et encor en l'Introduction a la Vie devote.

 

 

Chapitre XI. De l'union de nostre volonté a celle de Dieu es inspirations qui sont donnees pour la prattique extraordinaire des vertus, et de la perseverance en la vocation, premiere marque de l'inspiration

 

            Il y a des inspirations qui tendent seulement a une extraordinaire perfection des exercices ordinaires de la vie chrestienne. La charité envers les pauvres malades est un exercice ordinaire des vrays Chrestiens, mais exercice ordinaire qui fut prattiqué en perfection extraordinaire par saint François et sainte Catherine de Sienne quand ilz lechoyent et sucçoyent les ulceres des ladres et chancreux, et par le glorieux roy saint Louys quand il servoit a genoux et teste nue les malades (dont un abbé de Cisteau demeura tout esperdu d'admiration, le voyant en cette posture manier et agencer un miserable, ulceré de playes horribles et chancreuses); comme encor c'estoit une prattique bien extraordinaire de ce saint monarque de servir a table les pauvres les plus vilz et abjectz, et manger les restes de leurs potages. Saint [93] Hierosme recevant en son hospital de Bethleem les pelerins d'Europe qui fuyoient la persecution des Goths, ne leur lavoit pas seulement les pieds, mais s'abbaissoit jusques la que de laver encor et frotter les jambes de leurs chameaux, a l'exemple de Rebecca dont nous parlions n'a guere, qui non seulement puisa de l'eau pour Eliezer, mais aussi pour ses chameaux. Saint François ne fut pas seulement extreme en la prattique de la pauvreté, comme chacun sçait, mais il le fut encor en celle de la simplicité: il racheta un aigneau, de peur qu'on ne le tuast, parce qu'il representoit Nostre Seigneur; il portoit respect presqu'a toutes creatures, en contemplation de leur Createur, par une non accoustumee mais tres prudente simplicité; telles fois il s'est amusé a retirer les vermisseaux du chemin, affin que quelqu'un ne les foulast au passage, se resouvenant que son Sauveur s'estoit parangonné au vermisseau; il appelloit les creatures ses «freres et seurs,» par certaine consideration admirable que le saint amour luy suggeroit. Saint Alexis, seigneur de tres noble extraction, prattiqua excellemment l'abjection de soy mesme, demeurant dix et sept ans inconneu chez son propre pere a Rome, en qualité de pauvre pelerin.

            Toutes ces inspirations furent pour des exercices ordinaires, prattiqués neanmoins en perfection extraordinaire. Or, en cette sorte d'inspirations il faut observer les regles que nous avons donnees pour les desirs en nostre Introduction: il ne faut pas vouloir suivre plusieurs exercices a la fois et tout a coup, car souvent l'ennemi tasche de nous faire entreprendre et commencer plusieurs desseins, affin qu'accablés de trop de besoigne nous n'achevions rien et laissions tout imparfait. Quelquefois mesmement il nous suggere la volonté d'entreprendre de commencer quelque excellente besoigne, laquelle il prevoit que nous n'accomplirons pas, pour nous destourner d'en poursuivre une moins excellente que nous eussions aysement achevee; car il ne se soucie point qu'on fasse force desseins et commencemens, pourveu qu'on n'acheve rien. Il ne veut pas empescher, [94] non plus que Pharao, que les mistiques femmes d'Israël, c'est a dire les ames chrestiennes, enfantent des masles, pourveu qu'avant qu'ilz croissent on les tue: au contraire, dit le grand saint Hierosme, «entre les Chrestiens on n'a pas tant d'egard au commencement qu'a la fin.» Il ne faut pas tant avaler de viande qu'on ne puisse faire la digestion de ce que l'on en prend. L'esprit seducteur nous arreste aux commencemens et nous fait contenter du primtems fleuri; mais l'Esprit divin ne nous fait regarder les commencemens que pour parvenir a la fin, et ne nous fait res-jouir des fleurs du primtems que pour la pretention de jouir des fruitz de l'esté et de l'automne.

            Le grand saint Thomas est d'opinion qu'il n'est pas expedient de beaucoup consulter et longuement deliberer sur l'inclination que l'on a d'entrer en une bonne et bien formee Religion; et il a rayson, car la Religion estant conseillee par Nostre Seigneur en l'Evangile, qu'est-il besoin de beaucoup de consultations? Il suffit d'en faire une bonne avec quelque peu de personnes qui soyent bien prudentes et capables de tel affaire, et qui nous puissent ayder a prendre une courte et solide resolution: mais, des que nous avons deliberé et resolu, et en ce sujet et en tout autre qui regarde le service de Dieu, il faut estre fermes et invariables, sans se laisser nullement esbranler par aucune sorte d'apparence de plus grand bien; car bien souvent, dit le glorieux saint Bernard, le malin nous donne le change, et pour nous destourner d'achever un bien il nous en propose un autre qui semble meilleur, lequel apres que nous avons commencé, pour nous divertir de le parfaire il en presente un troisiesme, se contentant que nous fassions plusieurs commencemens, pourveu que nous ne fassions point de fin. Il ne faut pas mesme passer d'une Religion en une autre sans des motifs grandement considerables, dit saint Thomas apres l'abbé Nestorius, rapporté par Cassian.

            J'emprunte du grand saint Anselme, escrivant a Lanzon, une belle similitude: «Comme un arbrisseau [95] souvent transplanté ne sçauroit prendre racine, ni par consequent venir a sa perfection et rendre le fruit desiré», ainsy l'ame qui transplante son cœur de dessein en dessein ne sçauroit prouffiter ni prendre la juste croissance de sa perfection, puisque la perfection ne consiste pas en commencemens, mais en accomplissemens. Les animaux sacrés d'Ezechiel alloyent ou l'impetuosité de l'esprit les portoit, et ne se retournoyent point en marchant, mais un chacun s'avançoit, cheminant devant sa face: il faut aller ou l'inspiration nous pousse, et ne point se revirer ni retourner en arriere, ains marcher du costé ou Dieu a contournee nostre face, sans changer de visee. Qui est en bon chemin, qu'il se sauve. Il arrive que l'on quitte quelquefois le bien pour chercher le mieux, et que laissant l'un on ne treuve pas l'autre: mieux vaut la possession d'un petit tresor treuvé, que la pretention d'un plus grand qu'il faut aller chercher. L'inspiration est suspecte qui nous pousse a quitter un vray bien que nous avons present, pour en pourchasser un meilleur a venir. Un jeune homme portugois nommé François Bassus, estoit admirable, non seulement en l'eloquence divine, mais en la prattique des vertus, sous la discipline du bienheureux Philippe Nerius, en la congreation de l'Oratoire de Rome. Or, il creut d'estre inspiré de quitter cette sainte Societé pour se rendre en une Religion formelle, et en fin se resolut a cela: mais le bienheureux Philippe, assistant a sa reception en l'Ordre de saint Dominique, pleuroit amerement; dont estant interrogé par François Marie Tauruse, qui despuis fut Archevesque de Sienne et Cardinal, pourquoy il jettoit ces larmes: «Je deplore,» dit-il, «la perte de tant de vertus.» Et de fait, ce jeune homme si excellemment sage et devot en la Congregation, si tost qu'il fut en la Religion devint tellement inconstant et volage, qu'agité de divers desirs de nouveautés et changemens, il donna par apres des grans et fascheux scandales.

            Si l'oyseleur va droit au nid de la perdrix, elle se [96] presentera a luy et contrefera l'arrenee et boiteuse, et se lançant comme pour faire grand vol se laissera tout a coup tumber, comme si elle n'en pouvoit plus, affin que le chasseur, s'amusant apres elle et croyant qu'il la pourra aysement prendre, soit diverti de rencontrer ses petitz hors du nid; puis, comme il l'a quelque tems suivie et qu'il cuyde l'attrapper, elle prend l'air et s'eschappe. Ainsy nostre ennemy voyant un homme qui, inspiré de Dieu, entreprend une profession et maniere de vie propre a son avancement en l'amour celeste, il luy persuade de prendre une autre voye, de plus grande perfection en apparence, et l'ayant desvoyé de son premier chemin il luy rend petit a petit impossible la suite du second, et luy en propose un troisiesme, affin que l'occupant en la recherche continuelle de divers et nouveaux moyens pour se perfectionner, il l'empesche d'en employer aucun, et par consequent de parvenir a la fin pour laquelle il les cherche, qui est la perfection. Les jeunes chiens a tous rencontres quittent la meute et tirent au change; mais les vieux, qui sont sages, ne prennent jamais le change, ains suyvent tous-jours les erres sur lesquelles ilz sont. Qu'un chacun donq ayant treuvé la tressainte volonté de Dieu en sa vocation, demeure saintement et amoureusement en icelle, y prattiquant les exercices convenables, selon l'ordre de la discretion et avec le zele de la perfection. [97]

 

 

Chapitre XII. De l'union de la volonté humaine a celle de Dieu es inspirations qui sont contre les lois ordinaires, et de la paix et douceur de cœur, seconde marque de l'inspiration

 

            Il se faut donq comporter ainsy, Theotime, es inspirations qui ne sont extraordinaires que d'autant qu'elles nous incitent a prattiquer avec une extraordinaire ferveur et perfection les exercices ordinaires du Chrestien; mais il y a d'autres inspirations que l'on appelle extraordinaires, non seulement parce qu'elles font avancer l'ame au dela du train ordinaire, mais aussi parce qu'elles la portent a des actions contraires aux lois, regles et coustumes communes de la tressainte Eglise, et qui partant sont plus admirables qu'imitables.

            La sainte damoyselle que les historiens appellent Eusebe l'Estrangere quitta Rome, sa patrie, et s'habillant en garçon, avec deux autres filles, s'embarqua pour aller outre mer et passa en Alexandrie, et de la en l'isle de Co; ou se voyant en asseurance, elle reprint les habitz de son sexe, et se remettant sur mer elle alla au païs de Carie, en la ville de Milassa, ou le grand Paul, qui l'avoit treuvee en Co et l'avoit prise sous sa conduite spirituelle, la mena, et ou par apres estant devenu Evesque, il la gouverna si saintement qu'elle dressa un monastere et s'employa au service de l'Eglise, en l'office qu'en ce tems la on appelloit de diacresse, avec tant de charité qu'elle mourut en fin toute sainte, [98] et fut reconneüe pour telle par une grande multitude de miracles que Dieu fit par ses reliques et intercessions. De s'habiller des habitz du sexe duquel on n'est pas, et s'exposer ainsy deguisé au voyage avec des hommes, cela est non seulement au dela, mais contraire aux regles ordinaires de la modestie chrestienne. Un jeune homme donna un coup de pied a sa mere, et touché de vive repentance s'en vint confesser a saint Anthoine de Padoüe, qui, pour luy imprimer plus vivement en l'ame l'horreur de son peché, luy dit entre autres choses: Mon enfant, «le pied» qui a servi d'instrument a vostre malice pour un si grand forfait, «meriteroit d'estre coupé;» ce que le garçon prit si a certes, qu'estant de retour chez sa mere, ravi du sentiment de sa contrition, il se coupa le pied. Les paroles du Saint n'eussent pas eu cette force, selon leur portee ordinaire, si Dieu n'y eust adjousté son inspiration: mais inspiration si extraordinaire qu'on croiroit que ce fut plustost une tentation, si le miracle de la reunion de ce pied coupé, fait par la benediction du Saint, ne l'eust authorisee.

            Saint Paul premier hermite, saint Anthoine, sainte Marie Egyptiaque ne se sont pas abismés en ces vastes solitudes, privés d'ouïr la Messe, de se communier et confesser, et privés, jeunes gens qu'ilz estoyent encor, de conduite et de toute assistance, sans une forte inspiration. Le grand Simeon Stylite fit une vie qu'homme du monde n'eust peu penser ni entreprendre sans l'instinct et l'assistance celeste. Saint Jean, Evesque, surnommé le Silentiaire, quittant son evesché a l'insceu de tout son clergé, alla passer le reste de ses jours au monastere de Laura, sans qu'on peust onques avoir de ses nouvelles: cela n'estoit ce pas contre les regles de la tressainte residence? Et le grand saint Paulin, qui se vendit pour racheter l'enfant d'une pauvre vefve, comme le pouvoit il faire selon les lois ordinaires, puisqu'il n'estoit pas sien, ains a son Eglise et au public, par la consecration episcopale? Ces filles et femmes qui, poursuivies pour leur beauté, desfigurerent leurs visages par des blesseures volontaires affin de garder [99] leur chasteté sous la faveur d'une sainte laideur, ne faisoyent elles pas chose, ce semble, defendue?

            Or, une des meilleures marques de la bonté de toutes les inspirations, et particulierement des extraordinaires, c'est la paix et tranquillité du cœur qui les reçoit ; car l'Esprit divin est voirement violent, mais d'une violence douce, suave et paisible. Il vient comme un vent impetueux et comme un foudre celeste, mais il ne renverse point les Apostres, il ne les trouble point; la frayeur qu'ilz reçoivent de son bruit est momentanee et se treuve soudain suivie d'une douce asseurance: c'est pourquoy ce feu s'assied sur un chacun d'iceux, comme y prenant et donnant son sacré repos. Et comme le Sauveur est appellé paisible ou pacifique Salomon, aussi son Espouse est appellee Sulamite, tranquille et fille de paix; et la voix, c'est a dire l'inspiration de l'Espoux, ne l'agite ni la trouble nullement, ains l'attire si suavement qu'il la fait doucement fondre, et comme escouler son ame en luy: Mon ame, dit elle, s'est fondue quand mon Bienaymé a parlé. Et bien qu'elle soit belliqueuse et guerriere, si est ce que tout ensemble elle est tellement paisible, qu'emmi les armees et batailles elle continue les accors d'une melodie nompareille: Que verres-vous, dit elle, en la Sulamite sinon les chœurs des armees? Ses armees sont des chœurs, c'est a dire des accors des chantres; et ses chœurs sont des armees, parce que les armes de l'Eglise et de l'ame devote ne sont autre chose que les oraysons, les hymnes, cantiques et pseaumes. Ainsy les serviteurs de Dieu qui ont eu les plus hautes et relevees inspirarations, ont esté les plus doux et paisibles de l'univers: Abraham, Isaac, Jacob; Moyse est qualifié le plus debonnaire d'entre tous les hommes; David est recommandé par sa mansuetude.

            Au contraire, l'esprit malin est turbulent, aspre, remuant; et ceux qui suivent ses suggestions infernales, cuydans que ce soyent inspirations celestes, sont ordinairement connoissables parce qu'ilz sont inquietz, testus, fiers, entrepreneurs et remueurs d'affaires; qui [100] sous le pretexte de zele renversent tout sans dessus dessous, censurent tout le monde, tancent un chacun, blasment toutes les choses; gens sans conduite, sans condescendance, qui ne supportent rien, exerçans les passions de l'amour propre sous le nom de la jalousie de l'honneur divin.

 

 

Chapitre XIII. Troisiesme marque de l'inspiration, qui est la sainte obeissance a l'Eglise et aux supérieurs

 

            A la paix et douceur du cœur est inseparablement conjointe la tressainte humilité. Mais je n'appelle pas humilité ce ceremonieux assemblage de paroles, de gestes, de baysemens de terre, de reverences, d'inclinations, quand il se fait, comme il advient souvent, sans aucun sentiment interieur de sa propre abjection et de la juste estime du prochain: car tout cela n'est qu'un vain amusement des foibles espritz, et doit plustost estre nommé phantosme d'humilité, qu'humilité. Je parle d'une humilité noble, reelle, moelleuse, solide, qui nous rend souples a la correction, maniables et promptz a l'obeissance.

            Tandis que l'incomparable Simeon Stylite estoit encor novice a Telede, il se rendit impliable a l'advis de ses superieurs qui le vouloyent empescher de prattiquer tant d'estranges rigueurs par lesquelles il sevissoit desordonnement contre soy mesme; si qu'en fin il fut pour cela chassé du monastere, comme peu susceptible de la mortification du cœur et trop addonné a celle du cors. Mais, estant par apres rappellé et devenu plus devot et plus sage en la vie spirituelle, il se comporta bien d'une autre façon, ainsy qu'il tesmoigna en l'action [101] suivante. Car lhors que les hermites espars parmi les desertz voysins d'Antioche sceurent la vie extraordinaire qu'il faysoit sur sa colomne, en laquelle il sembloit estre ou un Ange terrestre ou un homme celeste, ilz luy envoyerent un deputé d'entr'eux, auquel ilz donnerent ordre de luy parler de leur part en cette sorte: «Pourquoy est-ce, Simeon, que laissant le grand chemin de la vie devote, frayé par tant de grans et saintz devanciers, vous en suives un autre, inconneu aux hommes et tant esloigné de tout ce qui a esté veu et ouï jusques a present? Quittés, Simeon, cette colomne, et rangés-vous meshui avec les autres a la façon de vivre et a la methode de servir Dieu usitee par les bons Peres predecesseurs.» Que si Simeon acquiesçoit a leur advis, et pour condescendre a leur volonté se monstroit prompt a vouloir descendre, ilz donnerent charge au deputé de luy laisser la liberté de perseverer en ce genre de vie ja commencee, d'autant que par son obeissance, disoyent ces bons Peres, on pourra bien connoistre qu'il a entrepris cette sorte de vie par l'inspiration divine; mais, si, au contraire, il resistoit, et que mesprisant leur exhortation il voulust suivre sa propre volonté, ilz resolurent qu'il le failloit retirer par force et luy faire abandonner sa colomne. Le deputé donq estant venu a la colomne, il n'eut pas si tost fait son ambassade, que le grand Simeon, sans delay, sans reserve, sans replique quelcomque, se print a vouloir descendre, avec une obeissance et humilité digne de sa rare sainteté; ce que voyant le delegué: «Arrestés,» dit-il, «o Simeon, demeurés la, perseverés constamment et ayes bon courage; poursuives vaillamment vostre entreprise, vostre sejour sur cette colomne est de Dieu.»

            Mays voyés, Theotime, je vous prie, comme ces anciens et saintz anachoretes, en leur assemblee generale, ne treuvent point de marque plus asseuree de l'inspiration celeste, en un sujet si extraordinaire comme fut la vie de ce saint Stylite, que de le voir simple, doux et maniable sous les lois de la tressainte obeissance [102]. Aussi Dieu, benissant la sousmission de ce grand homme, luy donna la grace de perseverer trente ans entiers sur une colomne haute de trente six coudees, apres avoir des-ja esté sept ans sur des autres colomnes de six, de douze et de vingt pieds de hauteur, et ayant auparavant esté dix ans sur une petite pointe de rocher au lieu appellé la Mandre. Ainsy cet oyseau de paradis, vivant-en l'air sans toucher terre, fut un spectacle d'amour pour les Anges et d'admiration pour les humains. Tout est asseuré en l'obeissance, tout est suspect hors de l'obeissance.

            Quand Dieu jette des inspirations dans un coeur, la premiere qu'il respand c'est celle de l'obeissance. Mais y eut il jamais une plus illustre et sensible inspiration que celle qui fut donnee au glorieux saint Paul? Or, le chef principal d'icelle fut qu'il allast en la cité, en laquelle il apprendroit par la bouche d'Ananie ce qu'il avoit a faire: et cet Ananie, homme grandement celebre, estoit, comme dit saint Dorothee, Evesque de Damas. Quicomque dit qu'il est inspiré, et refuse d'obeir aux superieurs et suivre leurs advis, il est imposteur. Tous les prophetes et predicateurs qui ont esté inspirés de Dieu ont tous-jours aymé l'Eglise, tous-jours adheré a sa doctrine, tous-jours aussi esté appreuvés par icelle, et n'ont jamais rien annoncé si fortement que cette verité, que les levres du prestre gardoyent la science, et qu'on devoit requerir la loy de sa bouche: de sorte que les missions extraordinaires sont des illusions diaboliques, et non des inspirations celestes, si elles ne sont reconneües et appreuvees par les pasteurs qui sont de la mission ordinaire; car ainsy s'accordent Moyse et les Prophetes. Saint François, saint Dominique et les autres Peres des Ordres religieux vindrent au service des ames par une inspiration extraordinaire; mais ilz se sousmirent d'autant plus humblement et cordialement a la sacree hierarchie de l'Eglise. En somme, les trois meilleures et plus asseurees marques des legitimes inspirations sont: la perseverance, contre l'inconstance et legereté; la paix et douceur de cœur, contre les inquietudes et empressemens; l'humble obeissance, contre l'opiniastreté et bigearrerie.

            Et pour conclure tout ce que nous avons dit de l'union de nostre volonté a celle de Dieu qu'on appelle signifiee, presque toutes les herbes qui ont les fleurs jaunes, et mesme la cicoree sauvage qui les a bleues, les tournent tous-jours du costé du soleil et suivent ainsy son contour; mais l'heliotropium ne contourne pas seulement ses fleurs, ains encor toutes ses feuilles, a la suite de ce grand luminaire. De mesme, tous les esleuz tournent la fleur de leur cœur, qui est l'obeissance aux commandemens, du costé de la volonté divine; mais les ames vivement esprises du saint amour ne regardent pas seulement cette divine Bonté par l'obeissance aux commandemens, ains aussi par l'union de toutes leurs affections, suivans le contour de ce divin Soleil en tout ce qu'il leur commande, conseille et inspire, sans reserve ni exception quelcomque. Dont ilz peuvent dire avec le sacré Psalmiste: Seigneur, vous aves empoigné ma main droite, et m'aves conduit en vostre volonté, et m'aves recueilli avec beaucoup de gloire; J'ay esté fait comme un cheval envers vous, et je suis tous-jours avec vous: car, comme un cheval bien dressé se manie aysement, doucement et justement en toutes façons par l'escuyer qui le monte, aussi l'ame amante est si souple a la volonté de Dieu, qu'il en fait tout ce qu'il veut. [104]

 

 

Chapitre XIV. Briefve methode pour connoistre la volonté de Dieu

 

            Saint Basile dit que la volonté de Dieu nous est tesmoignee par ses ordonnances ou commandemens, et que lhors il n'y a rien a deliberer, car il faut simplement faire ce qui est ordonné; mais que pour tout le reste il est en nostre liberté de choisir a nostre gré ce que bon nous semblera, bien qu'il ne faille pas faire tout ce qui est loysible, ains seulement ce qui est expedient: et qu'en fin, pour bien discerner ce qui est convenable, il faut ouïr l'advis du sage pere spirituel.

            Mais, Theotime, je vous advertis d'une tentation ennuyeuse qui arrive maintefois aux ames qui ont un grand desir de suivre en toutes choses ce qui est le plus selon la volonté de Dieu. Car l'ennemi en toutes occurrences les met en doute si c'est la volonté de Dieu qu'elles facent une chose plustost qu'une autre: comme, par exemple, si c'est la volonté de Dieu qu'elles mangent avec l'ami ou qu'elles ne mangent pas, qu'elles prennent des habitz gris ou noirs, qu'elles jeusnent le vendredi ou le samedi, qu'elles aillent a la recreation ou qu'elles s'en abstiennent; en quoy elles consument beaucoup de tems, et tandis qu'elles s'occupent et embarrassent a vouloir discerner ce qui est meilleur, elles perdent inutilement le loysir de faire plusieurs biens, desquelz l'execution seroit plus a la gloire de Dieu que ne sçauroit estre le discernement du bien et du mieux auquel elles se sont amusees.

            On n'a pas accoustumé de peser la menue monnoye, ains seulement les pieces d'importance; le traffiq seroit trop ennuyeux et mangeroit trop de tems s'il failloit peser les solz, les liars, les deniers et les pittes: ainsy [105] ne doit on pas peser toutes sortes de menues actions pour sçavoir si elles valent mieux que les autres. Il y a mesme bien souvent de la superstition a vouloir faire cet examen; car, a quel propos mettra-on en difficulté s'il est mieux d'ouïr la Messe en une eglise qu'en une autre, de filer que de coudre, de donner l'aumosne a un homme qu'a une femme? Ce n'est pas bien servir un maistre, d'employer autant de tems a considerer ce qu'il faut faire comme a faire ce qui est requis. Il faut mesurer nostre attention a l'importance de ce que nous entreprenons: ce seroit un soin desreglé de prendre autant de peyne a deliberer pour faire un voyage d'une journee, comme pour celuy de trois ou quatre cens lieues.

            Le choix de la vocation, le dessein de quelque affaire de grande consequence, de quelque œuvre de longue haleyne, ou de quelque despence bien grande, le changement de sejour, l'election des conversations, et telles semblables choses meritent qu'on pense serieusement ce qui est plus selon la volonté divine; mais es menues actions journalieres, esquelles mesme la faute n'est ni de consequence ni irreparable, qu'est il besoin de faire l'embesoigné, l'attentif et l'empesché a faire des importunes consultations? A quel propos me mettray-je en despence pour apprendre si Dieu ayme mieux que je die le Rosaire ou l'Office de Nostre Dame, puisqu'il ne sçauroit y avoir tant de difference entre l'un et l'autre qu'il faille pour cela faire une grande enqueste? que j'aille plustost a l'hospital visiter les malades qu'a Vespres? que j'aille plustost au sermon qu'en une eglise ou il y a indulgence? Il n'y a rien, pour l'ordinaire, de si apparemment remarquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour cela entrer en grande deliberation. Il faut aller tout a la bonne foy et sans subtilité en telles occurrences, et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser nostre [106] esprit, perdre le tems et nous mettre en danger d'inquietude, scrupule et superstition. Or j'entens tous-jours quand il n'y a pas grande disproportion entre une œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de circonstance considerable d'une part plus que de l'autre.

            Es choses mesme de consequence il faut estre bien humble, et ne point penser de treuver la volonté de Dieu a force d'examen et de subtilité de discours; mais apres avoir demandé la lumiere du Saint Esprit, appliqué nostre consideration a la recherche de son bon playsir, pris le conseil de nostre directeur et, s'il y escheoit, de deux ou trois autres personnes spirituelles, il faut se resoudre et determiner au nom de Dieu, et ne faut plus par apres revoquer en doute nostre choix, mais le cultiver et soustenir devotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d'evenemens qui se rencontrent au progres de l'execution de nostre dessein, nous pourroyent donner quelque desfiance d'avoir bien choysi, il faut neanmoins demeurer ferme et ne point regarder tout cela, ains considerer que si nous eussions fait un autre choix nous eussions peut estre treuvé cent fois pis, outre que nous ne sçavons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La resolution estant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l'execution, car s'il ne tient a nous elle ne peut manquer: faire autrement c'est une marque d'un grand amour propre, ou d'enfance, foiblesse et niaiserie d'esprit.

 

 

FIN DU HUITIESME LIVRE [107]

 

Livre neufviesme. De l'amour de sousmission par lequel nostre volonté s'unit au bon playsir de Dieu

 

 

Chapitre premier. De l'union de nostre volonté avec la volonté divine qu'on appelle volonté de bon playsir

 

            Rien ne se fait, hormis le peché, que par la volonté de Dieu qu'on appelle volonté absolue et de bon playsir, que personne ne peut empescher, et laquelle ne nous est point conneüe que par les effectz, qui, estans arrivés, nous manifestent que Dieu les a voulus et desseignés.

            1. Considerons en bloc, Theotime, tout ce qui a esté, qui est et qui sera; et, tous ravis d'estonnement, nous serons contrains d'exclamer a l'imitation du Psalmiste: O Seigneur, je vous loueray parce que vous estes excessivement magnifié; vos œuvres sont merveilleuses, et mon ame le reconnoist trop plus; Vostre [109] science est admirable au dessus de moy, elle prevaut, et je ne puis y atteindre. Et de la nous passerons a la tressainte complaysançe, nous res-jouissans dequoy Dieu est si infini en sagesse, puissance et bonté, qui sont les trois proprietés divines desquelles l'univers n'est qu'un petit essay et comme une monstre.

            2. Voyons les hommes et les Anges, et toute cette varieté de nature, de qualités, conditions, facultés, affections, passions, graces et privileges que la supreme Providence a establie en la multitude innombrable de ces intelligences celestes et des personnes humaines, esquelles est si admirablement exercee la justice et misericorde divine; et nous ne pourrons nous contenir de chanter avec une joye pleine de respect et de crainte amoureuse:

 

                        J'ay pour object de mon cantique

                        La justice et le jugement:

                        Je vous consacre ma musique,

                        O Dieu tout juste et tout clement.

 

Theotime, nous devons avoir une extreme complaysance de voir comme Dieu exerce sa misericorde par tant de diverses faveurs qu'il distribue aux Anges et aux hommes, au Ciel et en la terre, et comme il prattique sa justice par une infinie varieté de peynes et chastimens; car sa justice et sa misericorde sont egalement aymables et admirables en elles mesmes, puisque l'une et Vautre ne sont autre chose qu'une mesme tres unique Bonté et Divinité.

            Mais d'autant que les effectz de sa justice nous sont aspres et pleins d'amertume, il les adoucit tous-jours par le meslange de ceux de sa misericorde, et fait qu'emmi les eaux du deluge de sa juste indignation, l'olive verdoyante soit conservee, et que l'ame devote, comme une chaste colombe, l'y puisse en fin treuver, si toutefois elle veut bien amoureusement mediter a la façon des colombes. Ainsy la mort, les afflictions, les sueurs, les travaux, dont nostre vie abonde, qui par la [110] juste ordonnance de Dieu sont les peynes du peché, sont aussi, par sa douce misericorde, des eschellons pour monter au Ciel, des moyens pour proffiter en la grace et des merites pour obtenir la gloire. Bienheureuses sont la pauvreté, la faim, la soif, la tristesse, la maladie, la mort, la persecution; car ce sont voirement des equitables punitions de nos fautes, mais punitions tellement trempees et, comme parlent les medecins, tellement aromatisees de la suavité, debonnaireté et clemence divine, que leur amertume est tres aymable. Chose estrange mais veritable, Theotime: si les damnés n'estoyent aveuglés de leur obstination et de la hayne qu'ilz ont contre Dieu, ilz treuveroyent de la consolation en leurs peynes, et verroyent la misericorde divine admirablement meslee avec les flammes qui les bruslent eternellement. Si que les Saintz, considerans d'une part les tourmens des damnés, si horribles et effroyables, ilz en louent la justice divine et s'escrient:

 

                        Vous estes juste, o Dieu, vous estes equitable,

                        La justice a jamais regne en vos jugemens;

 

mays voyans d'autre part que ces peynes, quoy qu'eternelles et incomprehensibles, sont toutefois moindres de beaucoup que les coulpes et crimes pour lesquelz elles sont infligees, ravis de l'infinie misericorde de Dieu: O Seigneur, diront ilz, que vous estes bon, puisqu'au plus fort de vostre ire vous ne pouves contenir le torrent de vos misericordes qu'elles n'escoulent leurs eaux dans les impiteuses flammes de l'enfer!

 

                        Vous n'aves oublié la bonté de vostre ame,

                        Non pas mesme jettant les damnés dans la flamme

                        De l'enfer eternel; emmi vostre jureur,

                        Vous n'aves sceu garder vostre sainte douceur

                        De respandre les traitz de sa compassion

                        Emmi les justes coups de la punition.

 

            3. Venons par apres a nous mesmes en particulier, et voyons une quantité de biens interieurs et exterieurs, [111] comme aussi un nombre tres grand de peynes interieures et exterieures que la Providence divine nous a preparees, selon sa tressainte justice et misericorde; et, comme ouvrans les bras de nostre consentement, embrassons tout cela tres amoureusement, acquiesçans a sa tressainte volonté, et chantans a Dieu, par maniere d'un hymne d'eternel acquiescement: Vostre volonté soit faite en la terre comme au Ciel. Ouy, Seigneur, vostre volonté soit faite en la terre, ou nous n'avons point de playsir sans meslange de quelque douleur, point de roses sans espines, point de jour sans la suite d'une nuit, point de primtems sans qu'il soit precedé de l'hyver; en la terre, Seigneur, ou les consolations sont rares et les travaux innombrables. O Dieu, neanmoins que vostre volonté soit faite, non seulement en l'execution de vos commandemens, conseilz et inspirations, qui doivent estre prattiqués par nous, mais aussi en la souffrance des afflictions et peynes qui doivent estre receües en nous, affin que vostre volonté fasse par nous, pour nous, en nous et de nous tout ce qu'il luy plaira.

 

 

Chapitre II. Que l'union de nostre volonté au bon playsir de Dieu se fait principalement es tribulations

 

            Les peynes considerees en elles mesmes ne peuvent certes estre aymees, mais regardees en leur origine, c'est a dire en la providence et volonté divine qui les ordonne, elles sont infiniment aymables. Voyes la verge de Moyse en terre, c'est un serpent effroyable; voyes-la en la main de Moyse, c'est une baguette de merveilles: voyes les tribulations en elles mesmes, elles sont affreuses; voyes-les en la volonté de Dieu, elles sont [112] des amours et des delices. Combien de fois nous est il arrivé d'avoir a contrecœur les remedes et medicamens tandis que le medecin ou l'apothicaire les presentoit, et que nous estans offertz par quelque main bienaymee, l'amour surmontant l'horreur, nous les recevions avec joye? Certes, ou l'amour oste l'aspreté du travail, ou il en rend le sentiment aymable. On dit qu'en Beotie il y a un fleuve dans lequel les poissons paroissent. tout d'or, mais ostés de ces eaux qui sont le lieu de leur origine ilz ont la couleur naturelle des autres poissons. Les afflictions sont comme cela: si nous les regardons hors de la volonté de Dieu, elles ont leur amertume naturelle; mais qui les considere en ce bon playsir eternel, elles sont toutes d'or, aymables et pretieuses plus qu'il ne se peut dire.

            Si le grand Abraham eust veu la necessité de tuer son filz hors la volonté de Dieu, pensés, Theotime, combien de peynes et de convulsions de cœur il eust souffert; mais la voyant clans le bon playsir de Dieu, elle luy est toute d'or, et l'embrasse tendrement. Si les Martyrs eussent veu leurs tourmens hors ce bon playsir, comment eussent ilz peu chanter entre les fers et les flammes? Le cœur vrayement amoureux ayme le bon playsir divin, non seulement es consolations mais aussi es afflictions; ains il l'ayme plus en la croix, es peynes et travaux, parce que c'est la principale vertu de l'amour de faire souffrir l'amant pour la chose aymee.

            Les Stoïciens, particulierement le bon Epictete, colloquoyent toute leur philosophie a s'abstenir et soustenir, a se deporter et supporter: a s'abstenir et se deporter [113] des playsirs, voluptés et honneurs terrestres; a soustenir et supporter les injures, travaux et incommodités. Mais la doctrine chrestienne, qui est la seule vraye philosophie, a trois principes sur lesquelz elle establit tout son exercice: l'abnegation de soy mesme, qui est bien plus que de s'abstenir des playsirs; porter sa croix, qui est bien plus que de la supporter; suivre Nostre Seigneur, non seulement en ce qui est de renoncer a soy mesme et porter sa croix, mais aussi en ce qui est de la prattique de toutes sortes de bonnes œuvres. Mais toutefois, on ne tesmoigne point tant l'amour en l'abnegation ni en l'action, comme on fait en la passion. Certes, le Saint Esprit marque en l'Escriture Sainte le plus haut point de l'amour de Nostre Seigneur envers nous, en la Mort et Passion qu'il a souffert pour nous.

            1. Aymer la volonté de Dieu es consolations, c'est un bon amour, quand en verité on ayme la volonté de Dieu et non pas la consolation en laquelle elle est; neanmoins, c'est un amour sans contradiction, sans repugnance et sans effort, car, qui n'aymeroit une si digne volonté en un sujet si aggreable? 2. Aymer la volonté divine en ses commandemens, conseilz et inspirations, c'est un second degré d'amour, beaucoup plus parfait; car il nous porte a renoncer et quitter nostre propre volonté, et nous fait abstenir et deporter de plusieurs voluptés, mais non pas de toutes. 3. Aymer les souffrances et afflictions pour l'amour de Dieu, c'est le haut point de la tressainte charité; car en cela il n'y a rien d'aymable que la seule volonté divine, il y a une grande contradiction de la part de nostre nature, et non seulement on quitte toutes les voluptés, mais on embrasse les tourmens et travaux.

            Le malin ennemi sçavoit bien que c'estoit le dernier affinement de l'amour, quand, apres avoir ouÿ de la bouche de Dieu que Job estoit juste, droiturier, craignant Dieu, fuyant le peché et ferme en l'innocence, il estima tout cela peu de chose en comparayson de la souffrance des afflictions, par lesquelles il fit le dernier et plus grand essay de l'amour de ce grand [114] serviteur de Dieu. Et pour les rendre extremes, il les composa de la perte de tous ses biens et de tous ses enfans, de l'abandonnement de tous ses amis, d'une arrogante contradiction de ses plus grans confederés et de sa femme; mais contradiction pleine de mespris, moqueries et reproches: a quoy il adjousta l'assemblage de presque toutes les maladies humaines, notamment une playe universelle, cruelle, puante, horrible.

            Or, voyla toutefois le grand Job, comme roy des miserables de la terre, assis sur un fumier comme sur le throsne de la misere, paré de playes, d'ulceres, de pourriture, comme de vestemens royaux assortissans a la qualité de sa royauté, avec une si grande abjection et aneantissement que, s'il n'eust parlé, on ne pouvoit discerner si Job estoit un homme reduit en fumier, ou si le fumier estoit une pourriture en forme d'homme; or, le voyla, dis-je, le grand Job, qui s'escrie: Si nous avons receu des biens de la main de Dieu, pourquoy n'en recevrons nous pas aussi bien les maux? O Dieu, que cette parole est de grand amour! Il pese, Theotime, que c'est de la main de Dieu qu'il a receu les biens, tesmoignant qu'il n'avoit pas tant estimé les biens parce qu'ilz estoyent biens, comme parce qu'ilz provenoyent de la main du Seigneur: ce qu'estant ainsy, il conclud que donques il faut supporter amoureusement les adversités, puisqu'elles procedent de la mesme main du Seigneur, esgalement aymable lhors qu'elle distribue les afflictions comme quand elle donne les consolations. Les biens sont volontier receus de tous, mais de recevoir les maux il n'appartient qu'a l'amour parfait, qui les ayme d'autant plus qu'ilz ne sont aymables que pour le respect de la main qui les donne.

            Le voyageur qui a peur de faillir le droit chemin, marchant en doute, va regardant ça et la le païs ou il est, et s'amuse presqu'a chasque bout de champ a considerer s'il se fourvoye point; mais celuy qui est asseuré de sa route va gayement, hardiment et vistement. Ainsy, certes, l'amour voulant aller a la volonté de Dieu parmi les consolations, il va tous-jours en [115] crainte, de peur de prendre le change, et qu'en lieu d'aymer le bon playsir de Dieu il n'ayme le playsir propre qui est en la consolation; mais l'amour qui tire chemin devers la volonté de Dieu en l'affliction, il marche en asseurance, car l'affliction n'estant nullement aymable en elle mesme, il est bien aysé de ne l'aymer que pour le respect de là main qui la donne. Les chiens sont a tous coups en defaut au primtems, et n'ont quasi nul sentiment, parce que les herbes et fleurs poussent alhors si fortement leur senteur qu'elle outrepasse celle du cerf ou du lievre: parmi le primtems des consolations l'amour n'a presque nulle reconnoissance du bon playsir de Dieu, parce que le playsir sensible de la consolation jette tant d'attraitz dedans le cœur, qu'il en est diverti de l'attention qu'il devroit avoir a la volonté de Dieu. Nostre Seigneur ayant donné le choix a sainte Catherine de Sienne d'une couronne d'or et d'une couronne d'espines, elle choisit celle ci comme plus conforme a l'amour. C'est une marque asseuree de l'amour, dit la bienheureuse Angele de Foligny, «que de vouloir souffrir;» et le grand Apostre s'escrie qu'il ne se glorifie qu'en la croix, en l'infirmité, en la persecution.

 

 

Chapitre III. De l'union de nostre volonté au bon playsir divin es afflictions spirituelles, par la résignation

 

            L'amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires, comme, par exemple, des jeusnes, veillees, cilices et autres macerations de la chair, et nous fait renoncer aux playsirs, honneurs et richesses; et l'amour en ces exercices est tout aggreable au Bienaymé. Toutefois il l'est encor davantage quand nous [116] recevons avec patience, doucement et aggreablement, les peynes, tourmens et tribulations, en consideration de la volonté divine qui nous les envoye. Mays l'amour est alhors en son excellence quand nous ne recevons pas seulement avec douceur et patience les afflictions, ains nous les cherissons, nous les aymons et les caressons, a cause du bon playsir divin duquel elles procedent.

            Or, entre tous les essays de l'amour parfait, celuy qui se fait par l'acquiescement de l'esprit aux tribulations spirituelles est sans doute le plus fin et le plus relevé. La bienheureuse Angele de Foligny fait une admirable description des peynes interieures esquelles quelquefois elle s'estoit treuvee, disant que son ame estoit en tourment «comme un homme qui, pieds et mains liés, seroit pendu par le col et ne seroit pourtant pas estranglé, mais demeureroit en cet estat entre mort et vif, sans esperance de secours,» ne pouvant ni se soustenir sur ses pieds, ni s'ayder des mains, ni crier de la bouche, ni mesme souspirer ou plaindre. Il est ainsy, Theotime: l'ame est quelquefois tellement pressee d'afflictions interieures, que toutes ses facultés et puissances en sont accablees, par la privation de tout ce qui la peut alleger, et par l'apprehension et impression de tout ce qui la peut attrister; si que, a l'imitation de son Sauveur, elle commence a s'ennuyer, a craindre, a s'espouvanter, puis a s'attrister d'une tristesse pareille a celle des mourans, dont elle peut bien dire: Mon ame est triste jusques a la mort; et du consentement de tout son interieur elle desire, demande et supplie que, s'il est possible, ce calice soit esloigné d'elle, ne luy restant plus que la fine supreme pointe de l'esprit, laquelle, attachee au cœur et bon playsir de Dieu, dit par un tres simple acquiescement: O Pere eternel, mais toutefois ma volonté ne soit pas faite, ains la vostre. Et c'est l'importance, que l'ame fait cette resignation parmi tant de trouble, entre tant de contradictions et repugnances, qu'elle ne s'apperçoit presque pas de la faire; au moins il luy est advis que c'est si languidement, que ce ne soit pas de bon cœur ni comme il est [117] convenable: puisque ce qui se passe alhors pour le bon playsir divin se fait non seulement sans playsir et contentement, mays contre tout le playsir et contentement de tout le reste du cœur; auquel l'amour permet bien de se plaindre, au moins de ce qu'il ne se peut pas plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job et de Hieremie, mais a la charge que tous-jours le sacré acquiescement se fasse dans le fond de l'ame, en la supreme et plus delicate pointe de l'esprit. Et cet acquiescement n'est pas tendre ni doux, ni presque pas sensible, bien qu'il soit veritable, fort, indomptable et tres amoureux; et semble qu'il soit retiré au fin bout de l'esprit, comme dans le dongeon de la forteresse, ou il demeure courageux, quoy que tout le reste soit pris et pressé de tristesse. Et plus l'amour en cet estat est desnué de tout secours, abandonné de toute l'assistence des vertus et facultés de l'ame, plus il en est estimable de garder si constamment sa fidelité.

            Cette union et conformité au bon playsir divin se fait ou par la sainte resignation ou par la tressainte indifference. Or, la resignation se prattique par maniere d'effort et de sousmission: on voudroit bien vivre en lieu de mourir; neanmoins, puisque c'est le bon playsir de Dieu qu'on meure, on acquiesce. On voudroit vivre s'il playsoit a Dieu, et de plus on voudroit qu'il pleust a Dieu de faire vivre; on meurt de bon cœur, mais on vivroit encor plus volontier; on passe d'asses bonne volonté, mais on demeureroit encor plus affectionnement. Job en ses travaux fait l'acte de resignation: Si nous avons receu les biens, dit il, de la main de Dieu, pourquoy ne soustiendrons nous les peynes et travaux qu'il nous envoye? Voyés, Theotime, qu'il parle de soustenir, supporter et endurer. Comme il a pleu au Seigneur, ainsy a-il esté fait; le nom du Seigneur soit beni: ce sont des paroles de resignation et acceptation, par maniere de souffrance et de patience. [118]

 

 

Chapitre IV. De l'union de nostre volonté au bon playsir de Dieu par l'indifference

 

            La resignation prefere la volonté de Dieu a toutes choses, mais elle ne laisse pas d'aymer beaucoup d'autres choses outre la volonté de Dieu. Or l'indifference est au dessus de la resignation, car elle n'ayme rien sinon pour l'amour de la volonté de Dieu; si que aucune chose ne touche le cœur indifferent, en la presence de la volonté de Dieu. Certes, le cœur le plus indifferent du monde peut estre touché de quelque affection tandis qu'il ne sçait encor pas ou est la volonté de Dieu: Eliezer, estant arrivé a la fontaine de Haran, vid bien la vierge Rebecca et la treuva sans doute trop plus belle et aggreable; mais pourtant il demeura en indifference jusques a ce que, par le signe que Dieu luy avoit inspiré, il conneut que la volonté divine l'avoit preparee au filz de son maistre, car alhors il luy donna les pendans d'aureilles et les brasseletz d'or. Au contraire, si Jacob n'eust aymé en Rachel que l'alliance de Laban, a laquelle son pere Isaac l'avoit obligé, il eust autant aymé Lia que Rachel, puisque l'une et l'autre estoit esgalement fille de Laban, et par consequent la volonté de son pere eust esté aussi bien accomplie en l'une comme en l'autre; mais parce que, outre la volonté de son pere, il vouloit satisfaire a son goust particulier, amorcé de la beauté et gentillesse de Rachel, il se fascha d'espouser Lia et la print a contrecœur par resignation.

            Le cœur indifferent n'est pas comme cela, car sachant que la tribulation, quoy qu'elle soit laide, comme une [119] autre Lia, ne laisse pas d'estre fille, et fille bienaymee du bon playsir divin, il l'ayme autant que la consolation, laquelle neanmoins en elle mesme est plus aggreable; ains il ayme encor plus la tribulation, parce qu'il ne void rien d'aymable en elle que la marque de la volonté de Dieu. Si je ne veux que l'eau pure, que m'importe-il qu'elle me soit apportee dans un vase d'or ou dans un verre, puisqu'aussi bien ne prendrois-je que l'eau? ains je l'aymeray mieux dans le verre, parce qu'il n'a point d'autre couleur que celle de l'eau mesme, laquelle j'y vois aussi beaucoup mieux. Qu'importe-il que la volonté de Dieu me soit presentee en la tribulation ou en la consolation? puisqu'en l'une et en l'autre je ne veux ni ne cherche autre chose que la volonté divine, laquelle y paroist d'autant mieux qu'il n'y a point d'autre beauté en icelle que celle de ce tressaint bon playsir eternel.

            Heroïque, ains plus qu'heroïque, l'indifference de l'incomparable saint Paul: Je suis pressé, dit il aux Philippiens, de deux costés; ayant desir d'estre deslivré de ce cors et d'estre avec Jesus Christ, chose trop plus meilleure, mais aussi de demeurer en cette vie pour vous. En quoy il fut imité par le grand Evesque saint Martin qui, parvenu a la fin de sa vie, pressé d'un extreme desir d'aller a son Dieu, ne laissa pas pourtant de tesmoigner qu'il demeureroit aussi volontier entre les travaux de sa charge pour le bien de son cher troupeau; comme si apres avoir chanté ce cantique:

 

                        Que vos pavillons souhaitables,

                        O Dieu des armees redoutables,

                        Helas, a bon droit sont aymés!

                        Mon ame fond d'ardeur extreme,

                        Et mes sens se pasment de mesme

                        Apres vos parvis reclamés;

                        Mon cœur bondit, ma chair ravie

                        Saute apres vous, Dieu de la vie!

 

il vinst par apres a faire cette exclamation: «O Seigneur, neanmoins, si je suis encor requis au service du [120] salut de vostre peuple, je ne refuse point le travail; vostre volonté soit faite.» Admirable indiffErence de l'Apostre, admirable celle de cet homme apostolique! Ilz voyent le Paradis ouvert pour eux, ilz voyent mille travaux en terre; l'un et l'autre leur est indiffErent au choix, et n'y a que la volonté de Dieu qui puisse donner le contrepoids a leurs cœurs: le Paradis n'est point plus aymable que les miseres de ce monde si le bon playsir divin est Egalement la et icy; les travaux leur sont un Paradis si la volonté divine se treuve en iceux, et le Paradis un travail si la volonté de Dieu n'y est pas, car, comme dit David, ilz ne demandent ni au ciel ni en la terre que de voir le bon playsir de Dieu accompli: O Seigneur, qu'y a-il au ciel pour moy, ou que veux-je en terre sinon vous?

            Le cœur indifferent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon playsir eternel; un cœur sans choix, egalement disposé a tout, sans aucun autre object de sa volonté que la volonté de son Dieu; qui ne met point son amour es choses que Dieu veut ains en la volonté de Dieu qui les veut: c'est pourquoy, quand la volonté de Dieu est en plusieurs choses, il choysit, a quel prix que ce soit, celle ou il y en a plus. Le bon playsir de Dieu est au mariage et en la virginité; mais parce qu'il est plus en la virginité le cœur indifferent choysit la virginité, quand elle luy devroit couster la vie, comme elle fit a la chere fille spirituelle de saint Paul, sainte Tecle, a sainte Cecile, a sainte Agathe, et mille autres. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche, mais un peu plus en celuy du pauvre; le cœur indifferent choysira ce party. La volonté de Dieu est en la modestie exercee entre les consolations, et en la patience prattiquee entre les tribulations; l'indifferent prefere celle-cy, car il y a plus de la volonté de Dieu.

En somme, le bon playsir de Dieu est le souverain object de l'ame indifferente: par tout ou elle le void elle court a l'odeur de ses parfums, et cherche tous-jours [121] l'endroit ou il y en a plus, sans consideration d'aucune autre chose; il est conduit par sa divine volonté, comme par un lien tres aymable, et par tout ou elle va il la suit. Il aymeroit mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu: ouy mesme, il prefereroit l'enfer au Paradis, s'il sçavoit qu'en celuy la il y eust un peu plus du bon playsir divin qu'en celuy ci; en sorte que si, par imagination de chose impossible, il sçavoit que sa damnation fust un peu plus aggreable a Dieu que sa salvation, il quitteroit sa salvation et courroit a sa damnation.

 

 

Chapitre V. Que la sainte indifférence s'estend a toutes choses

 

            L'indifference se doit prattiquer es choses qui regardent la vie naturelle, comme la santé, la maladie, la beauté, la laideur, la foiblesse, la force; es choses de la vie civile, pour les honneurs, rangs, richesses; es varietés de la vie spirituelle, comme secheresses, consolations, goustz, aridités; es actions, es souffrances, et en somme en toutes sortes d'evenemens.

            Job, quant a la vie naturelle, fut ulceré d'une playe la plus horrible qu'on eut veu; quant a la vie civile, il fut moqué, baffoüé, vilipendé, et par ses plus proches; en la vie spirituelle, il fut accablé de langueurs, pressures, convulsions, angoisses, tenebres, et de toutes sortes d'intolerables douleurs interieures, ainsy que ses plaintes et lamentations font foy. Le grand Apostre nous annonce une generale indifference, pour nous monstrer vrays serviteurs de Dieu, en fort grande patience es tribulations, es necessités, es angoisses, es blesseures, es prisons, es seditions, es travaux, [122] es veillees, es jeusnes; en chasteté, en science, en longanimité et suavité au Saint Esprit; en charité non fainte, en parole de verité, en la vertu de Dieu; far les armes de justice a droitte et a gauche; par la gloire et par l'abjection, par l'infamie et bonne renommee; comme seducteurs, et neanmoins veritables; comme inconneus, et toutefois reconneus; comme mourans, et toutefois vivans; comme chastiés, et toutefois non tués; comme tristes, et toutefois tous-jours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissans plusieurs; comme n'ayans rien, et toutefois possedans toutes choses.

            Voyes, je vous prie, Theotime, comme la vie des Apostres estoit affligee, selon le cors par les blesseures, selon le cœur par les angoisses, selon le monde par l'infamie et les prisons. Et parmi tout cela, o Dieu, quelle indifference! leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté est riche, leurs mortz sont vitales et leurs deshonneurs honnorables; c'est a dire, ilz sont joyeux d'estre tristes, contens d'estre pauvres, revigorés de vivre entre les perilz de la mort et glorieux d'estre avilis, parce que telle estoit la volonté de Dieu. Et parce qu'elle estoit plus reconneüe es souffrances qu'es actions des autres vertus, il met l'exercice de la patience le premier, disant: Paroissons en toutes choses comme serviteurs de Dieu, en beaucoup de patience es tribulations, es necessités, es angoisses; et puis en fin, en chasteté, en prudence, en longanimité.

            Ainsy nostre divin Sauveur fut affligé incomparablement en sa vie civile, condamné comme criminel de leze majesté divine et humaine, battu, foüetté, baffoüé et tourmenté, avec une ignominie extraordinaire; en sa vie naturelle, mourant entre les plus cruelz et sensibles tourmens que l'on puisse imaginer; en sa vie spirituelle, souffrant des tristesses, craintes, espouvantemens, angoisses, delaissemens et oppressions interieures qui n'en eurent ni n'en auront jamais de pareilles. Car encor que la supreme portion de son ame fut souverainement [123] jouissante de la gloire eternelle, si est-ce que l'amour empeschoit cette gloire de respandre ses delices ni es sentimens, ni en l'imagination, ni en la rayson inferieure, laissant ainsy tout le coeur exposé a la merci de la tristesse et angoisse. Ezechiel vid le simulachre d'une main qui le saisit par un seul flocquet des cheveux de sa teste, l'eslevant entre le ciel et la terre: Nostre Seigneur aussi, eslevé en la croix entre la terre et le ciel, n'estoit, ce semble, tenu de la main de son Pere que par l'extreme pointe de l'esprit, et, par maniere de dire, par un seul cheveu de sa teste, qui, touché de la douce main du Pere eternel, recevoit une souveraine affluence de felicité, tout le reste demeurant abismé dans la tristesse et ennuy; c'est pourquoy il s'escrie: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m'as tu delaissé?

            On dit que le poisson qu'on appelle lanterne de mer, au plus fort des tempestes tient sa langue hors des ondes, laquelle est si fort luisante, rayonnante et claire, qu'elle sert de phare et flambeau aux nochers; ainsy, emmi la mer des passions dont Nostre Seigneur fut accablé, toutes les facultés de son ame demeurerent comme englouties et ensevelies dans la tourmente de tant de peynes, hormis la pointe de l'esprit, qui, exempte de tout travail, estoit toute claire et resplendissante de gloire et felicité. O que bienheureux est l'amour qui regne dans la cime de l'esprit des fideles, tandis qu'ilz sont entre les vagues et les flotz des tribulations interieures! [124]

 

 

Chapitre VI. De la prattique de l'indifierence amoureuse es choses du service de Dieu

 

            On ne connoist presque point le bon playsir divin que par les evenemens, et tandis qu'il nous est inconneu il nous faut attacher le plus fort qu'il nous est possible a la volonté de Dieu qui nous est manifestee ou signifiee; mais soudain que le bon playsir de sa divine Majesté comparoit, il faut aussi tost se ranger amoureusement a son obeissance.

            Ma mere ou moy mesme (car c'est tout un) sommes au lit malade: que sçay-je si Dieu veut que la mort s'en ensuive? Certes, je n'en sçay rien; mays je sçay bien pourtant, qu'en attendant l'evenement que son bon playsir a ordonné, il veut, par la volonté declairee, que j'employe les remedes convenables a la guerison: je le feray donq fidelement, sans rien oublier de ce que bonnement je pourray contribuer a cette intention. Mays si c'est le bon playsir divin que le mal, victorieux des remedes, apporte en fin la mort, soudain que j'en seray certifié par l'evenement j'acquiesceray amoureusement en la pointe de mon esprit, nonobstant toute la repugnance des puissances inferieures de mon ame: Ouy, Seigneur, je le veux bien, ce diray je, parce que tel a esté vostre bon playsir; il vous a ainsy pleu et il me plaist ainsy a moy, qui suis tres humble serviteur de vostre volonté.

            Mais si le bon playsir divin m'estoit declairé avant l'evenement d'iceluy, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul ses liens et prisons, a Hieremie la destruction de sa chere Hierusalem, a David la mort de son filz, alhors il faudroit [125] unir a l'instant nostre volonté a celle de Dieu, a l'exemple du grand Abraham, et comme luy, s'il nous estoit commandé, entreprendre l'execution du decret eternel en la mort mesme de nos enfans. Admirable union de ce Patriarche avec celle de Dieu, qui croyant que ce fust le bon playsir divin qu'il sacrifiast son enfant, le voulut l'entreprit si fortement! admirable celle de l'enfant, qui se sousmit si doucement au glaive paternel, pour faire vivre le bon playsir de son Dieu au prix de sa propre mort!

            Mais notés, Theotime, un trait de la parfaite union d'un cœur indifferent avec le bon playsir divin. Voyés Abraham, l'espee au poing, le bras relevé, prest a donner le coup de mort a son cher unique enfant; il fait cela pour plaire a la volonté divine: et voyés en mesme tems un Ange, qui, de la part de cette mesme volonté, l'arreste court; et soudain il retient son coup, esgalement prest a sacrifier son filz et a ne le sacrifier pas, la vie et la mort d'iceluy luy estant indifferentes en la presence de la volonté de Dieu. Quand Dieu luy ordonne de sacrifier cet enfant, il ne s'attriste point; quand il l'en dispense, il ne s'en res-jouit point: tout est pareil a ce grand cœur, pourveu que la volonté de son Dieu soit servie.

            Ouy, Theotime, car Dieu bien souvent, pour nous exercer en cette sainte indifference, nous inspire des desseins fort relevés, desquelz pourtant il ne veut pas le succes; et lhors, comme il nous faut hardiment, courageusement et constamment commencer et suivre l'ouvrage tandis qu'il se peut, aussi faut il acquiescer doucement et tranquillement a l'evenement de l'entreprise, tel qu'il plaist a Dieu nous le donner. Saint Louys, par inspiration, passe la mer pour conquerir la Terre sainte; le succes fut contraire, et il acquiesce doucement: j'estime plus la tranquillité de cet acquiescement, que la magnanimité du dessein. Saint François va en Egypte pour y convertir les infideles ou mourir martyr entre les infideles; telle fut la volonté de Dieu: il revient neanmoins sans avoir fait ni l'un ni l'autre, et [126] telle fut aussi la volonté de Dieu. Ce fut esgalement la volonté de Dieu que saint Anthoine de Padoüe desirast le martyre et qu'il ne l'obtinst pas. Le bienheureux Ignace de Loyola, ayant avec tant de travaux mis sus pied la Compaignie du nom de Jesus, de laquelle il voyoit tant de beaux fruitz et en prevoyoit encor plus de beaux a l'advenir, eut neanmoins le courage de se promettre que s'il la voyoit dissiper, qui seroit le plus aspre desplaysir qu'il peust recevoir, dans demi heure apres il en seroit resolu et s'accoyseroit en la volonté de Dieu. Ce docte et saint predicateur d'Andalusie, Jean Avila, ayant dessein de dresser une compaignie de prestres reformés, pour le service de la gloire de Dieu, en quoy il avoit des-ja fait un grand progres, lhors qu'il vid celle des Jesuites en campaigne, qui luy sembla suffire pour cette sayson-la, il arresta court son dessein avec une douceur et humilité nompareille.

            O que bienheureuses sont telles ames, hardies et fortes aux entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces a les quitter quand Dieu en dispose ainsy! Ce sont des traitz d'une indifference tres parfaite, de cesser de faire un bien quand il plait a Dieu, et de s'en retourner de moitié chemin quand la volonté de Dieu, qui est nostre guide, l'ordonne. Certes, Jonas eut grand tort de s'attrister dequoy, a son advis, Dieu n'accomplissoit pas sa prophetie sur Ninive. Jonas fit la volonté de Dieu annonçant la subversion de Ninive, mais il mesla son interest et sa volonté propre avec celle de Dieu; c'est pourquoy, quand il void que Dieu n'execute pas sa prediction selon la rigueur des paroles dont il avoit usé en l'annonçant, il s'en fasche et murmure indignement. Que s'il eust eu pour seul motif de ses actions le bon playsir de la divine volonté, il eust esté aussi content de le voir accompli en la remission de la peine que Ninive avoit meritee, comme de le voir satisfait en la punition de la coulpe que Ninive avoit commise. Nous voulons que ce que nous entreprenons et manions reuscisse, mais il n'est pas raysonnable que [127] Dieu fasse toutes choses a nostre gré: s'il veut que Ninive soit menassee, et que neanmoins elle ne soit pas renversee, puisque la menasse suffit a la corriger, pourquoy Jonas s'en plaindra-il?

            Mais si cela est ainsy, il ne faudra donq rien affectionner, ains laisser les affaires a la mercy des evenemens? Pardonnés-moy, Theotime, il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien reuscir les entreprises que Dieu nous met en main, mais a la charge que si l'evenement est contraire nous le recevrons doucement et tranquillement; car nous avons commandement d'avoir un grand soin des choses qui regardent la gloire de Dieu et qui sont en nostre charge, mais nous ne sommes pas obligés ni chargés de l'evenement, car il n'est pas en nostre pouvoir. Ayes soin de luy, fut il dit au maistre d'estable, en la parabole du pauvre homme mi mort entre Hierusalem et Hierico; «il n'est pas dit,» remarque saint Bernard, «gueris-le, mais, ayes soin de luy.» Ainsy les Apostres, avec une affection nompareille, prescherent premierement aux Juifz, bien qu'ilz sceussent qu'en fin il les faudroit quitter, comme une terre infructueuse, et se retourner du costé des Gentilz. C'est a nous de bien planter et bien arrouser, mais de donner l'accroissement cela n'appartient qu'a Dieu. Le grand Psalmiste fait cette priere au Sauveur, comme par une acclamation de joye et de presage de victoire: O Seigneur, par vostre beauté et bonne grace, bandes vostre arc, marches heureusement et montes a cheval; comme s'il vouloit dire que par les traitz de son saint amour, descochés dans les cœurs humains, il se rendroit maistre des hommes pour les manier a son gré, tout ainsy qu'un cheval bien dressé. O Seigneur, vous estes le chevalier royal qui tournes a toutes mains les espritz de vos fideles amans: vous les pousses quelquefois a toute bride, et ilz courent a toute outrance es entreprises que vous leur inspires; et puis, quand il vous semble bon, vous les faites parer au milieu de la carriere, au plus fort de leur course. [128]

            Mays derechef, si l'entreprise faite par inspiration perit par la faute de ceux a qui elle estoit confiee, comme peut-on dire alhors qu'il faut acquiescer a la volonté de Dieu? car, me dira quelqu'un, ce n'est pas la volonté de Dieu qui empesche l'evenement, ains ma faute, de laquelle la volonté divine n'est pas la cause. Il est vray, mon enfant, ta faute ne t'est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n'est pas autheur du peché; mays c'est bien pourtant la volonté divine que ta faute soit suivie de la defaite et du manquement de ton entreprise, en punition de ta faute: car si sa bonté ne luy peut permettre de vouloir ta faute, sa justice fait qu'il veut la peyne que tu en souffres. Ainsy Dieu ne fut pas cause que David pecha, mais il luy infligea bien la peyne deüe a son peché; il ne fut pas la cause du peché de Saül, mais ouï bien qu'en punition la victoire perit entre les mains d'iceluy.

            Quand donques il arrive que les desseins sacrés ne reuscissent pas, en punition de nos fautes, il faut egalement detester la faute par une solide repentance, et accepter la peyne que nous en avons; car, comme le peché est contre la volonté de Dieu, aussi la peyne est selon sa volonté.

 

 

Chapitre VII. De l'indiference que nous devons prattiquer en ce qui regarde nostre avancement es vertus

 

            Dieu nous a ordonné de faire tout ce que nous pourrons pour acquerir les saintes vertus, n'oublions donq rien pour bien reuscir de cette sainte entreprise; mais apres que nous aurons planté et arrousé, sçachons que c'est a Dieu de donner l'accroissement aux arbres de nos bonnes inclinations et habitudes: [129] c'est pourquoy il faut attendre le fruit de nos desirs et travaux de sa divine providence. Que si nous ne sentons pas le progres et avancement de nos espritz en la vie devote tel que nous voudrions, ne nous troublons point, demeurons en paix, que tous-jours la tranquillité regne dans nos cœurs. C'est a nous de bien cultiver nos ames, et partant il y faut fidelement vaquer; mais quant a l'abondance de la prise et de la moisson, laissons en le soin a Nostre Seigneur. Le laboureur ne sera jamais tancé s'il n'a pas belle cueillette, mais ouï bien s'il n'a pas bien labouré et ensemencé ses terres. Ne nous inquietons point pour nous voir tous-jours novices en l'exercice des vertus; car, au monastere de la vie devote, chacun s'estime tous-jours novice, et toute la vie y est destinee a la probation, n'y ayant point de plus evidente marque d'estre non seulement novice, mais digne d'expulsion et reprobation, que de penser et se tenir pour profés: car selon la regle de cet ordre la, non la solemnité, mais l'accomplissement des vœux rend les novices profés; or les vœux ne sont jamais accomplis tandis qu'il y a quelque chose a faire pour l'observance d'iceux, et l'obligation de servir Dieu et faire progres en son amour dure tous-jours jusques a la mort.

            Voire mais, me dira quelqu'un, si je connois que c'est par ma faute que mon avancement es vertus est retardé, comme pourray-je m'empescher de m'en attrister et inquieter? J'ay dit cecy en l'Introduction a la Vie devote, mais je le redis volontier parce qu'il ne peut jamais asses estre dit: il se faut attrister pour les fautes commises, d'une repentance forte, rassise, constante, tranquille, mais non turbulente, non inquiete, non descouragee. Connoisses-vous que vostre retardement au chemin des vertus est provenu de vostre coulpe? or sus, humilies-vous devant Dieu, implores sa misericorde, prosternes vous devant la face de sa bonté et demandes-luy en pardon, confesses vostre faute et cries-luy mercy a l'oreille mesme de vostre confesseur pour en recevoir l'absolution: mais cela fait, demeures en paix, et ayant detesté l'offence, embrasses amoureusement [130] l'abjection qui est en vous, pour le retardement de vostre avancement au bien.

            Helas, mon Theotime, les ames qui sont en Purgatoire y sont sans doute pour leurs pechés, pechés qu'elles ont detesté et detestent souverainement; mais quant a l'abjection et peyne qui leur en reste, d'estre arrestees en ce lieu la et privees pour un tems de la jouissance de l'amour bienheureux du Paradis, elles la souffrent amoureusement, et prononcent devotement le cantique de la justice divine: Vous estes juste, Seigneur, et vostre jugement equitable. Attendons donq en patience nostre avancement, et en lieu de nous inquieter d'en avoir si peu fait par le passé, procurons avec diligence d'en faire plus a l'advenir.

            Voyés cette bonne ame, je vous prie: elle a grandement desiré et tasché de s'affranchir de la cholere, en quoy Dieu l'a favorisee, car il l'a rendue quitte de tous les pechés qui procedent de la cholere; elle mourroit plustost que de dire un seul mot injurieux ou de lascher un seul trait de hayne. Neanmoins elle est encor sujette aux assautz et premiers mouvemens de cette passion, qui sont certains eslans, esbranlemens et saillies du cœur irrité, que la paraphrase Caldaïque appelle tremoussemens, disant: Tremousses, et ne veuilles point pecher, ou nostre sacree version a dit: Courrouces-vous, et ne veuilles point pecher; qui est en effect une mesme chose, car le Prophete ne veut dire sinon que si le courroux nous surprend, excitant en nos cœurs les premiers tremoussemens de la cholere, nous nous gardions bien de nous laisser emporter plus avant en cette passion, d'autant que nous pecherions. Or, bien que ces premiers eslans et tremoussemens ne soyent aucunement peché, neanmoins la pauvre ame qui en est souvent atteinte se trouble, s'afflige, s'inquiete, et pense bien faire de s'attrister, comme si c'estoit l'amour de Dieu qui la provoquast a cette tristesse. Et cependant, Theotime, ce n'est pas l'amour celeste qui fait ce trouble, car il ne se fasche que pour le peché; c'est nostre amour propre, qui voudroit que [131] nous fussions exemptz de la peyne et du travail que les assautz de l'ire nous donnent: ce n'est pas la coulpe qui nous desplait en ces eslans de la cholere, car il n'y a du tout point de peché; c'est la peyne d'y resister qui nous inquiete.

            Ces rebellions de l'appetit sensuel, tant en l'ire qu'en la convoitise, sont laissees en nous pour nostre exercice, affin que nous prattiquions la vaillance spirituelle en leur resistant. C'est le Philistin que les vrays Israëlistes doivent tous-jours combattre, sans que jamais ilz le puissent abbattre: ilz le peuvent affoiblir, mais non pas aneantir; il ne meurt jamais qu'avec nous, et vit tous-jours avec nous. Il est certes execrable et detestable, d'autant qu'il est issu du peché et tend perpetuellement au peché: c'est pourquoy, comme nous sommes appellés terre parce que nous sommes extraitz de la terre et que nous retournerons en terre, ainsy cette rebellion est appellee par le grand Apostre peché, comme provenue du peché et tendante au peché, quoy qu'elle ne nous rende nullement coulpables sinon quand nous la secondons et luy obeissons; dont le mesme Apostre nous advertit de faire en sorte que ce mal la ne regne point en nostre cors mortel, pour obeir aux convoitises d'iceluy. Il ne nous defend pas de sentir le peché, mais seulement d'y consentir; il n'ordonne pas que nous empeschions le peché de venir en nous et d'y estre, mais il commande qu'il n'y regne pas. Il est en nous quand nous sentons la rebellion de l'appetit sensuel, mais il ne regne pas en nous sinon quand nous y consentons. Le medecin n'ordonnera jamais au febricitant de n'avoir pas soif, car ce seroit une impertinence trop grande; mais il luy dira bien qu'il s'abstienne de boire encor qu'il ayt soif. Jamais on ne dira a une femme grosse qu'elle n'ayt pas envie de manger des choses extraordinaires, car cela n'est pas en son pouvoir; mais on luy dira bien qu'elle die ses appetitz, affin que s'ilz sont de chose nuisible on divertisse son imagination, et que telle fantasie ne regne pas en sa cervelle. [132]

            L'eguillon de la chair, messager de Satan, piquoit rudement le grand saint Paul pour le faire precipiter au peché: le pauvre Apostre souffroit cela comme une injure honteuse et infame, c'est pourquoy il l'appelloit un souffletement et baffoüement, et prioit Dieu qu'il luy pleust de l'en deslivrer; mais Dieu luy respondit: O Paul, ma grace te suffit, car ma force se perfectionne en l'infirmité. A quoy ce grand saint homme acquiesçant: Donques, dit il, volontier je me glorifieray en mes infirmités, affin que la vertu de Jesus Christ habite en moy. Mais remarques, de grace, que la rebellion sensuelle est en cet admirable vaysseau d'election, lequel, recourant au remede de l'orayson, nous monstre qu'il nous faut combattre par ce mesme moyen les tentations que nous sentons. Remarques encores, que si Nostre Seigneur permet ces cruelles revoltes en l'homme, ce n'est pas tous-jours pour le punir de quelque peché, ains pour manifester la force et vertu de l'assistance et grace divine. Et remarques en fin, que non seulement nous ne devons pas nous inquieter en nos tentations ni en nos infirmités, mais nous devons nous glorifier d'estre infirmes, affin que la vertu divine paroisse en nous, soustenant nostre foiblesse contre l'effort de la suggestion et tentation: car le glorieux Apostre appelle ses infirmités, les eslans et rejettons d'impureté qu'il sentoit, et dit qu'il se glorifioit en icelles, parce que si bien il les sentoit par sa misere, neanmoins, par la misericorde de Dieu, il n'y consentoit pas.

            Certes, comme j'ay dit cy dessus, l'Eglise condamna l'erreur de certains solitaires qui disoyent qu'en ce monde nous pouvions estre parfaitement exemptz des passions d'ire, de convoitise, de crainte et autres semblables. Dieu veut que nous ayons des ennemis, Dieu veut que nous les repoussions: vivons donq courageusement entre l'une et l'autre volonté divine, souffrans avec patience d'estre assaillis, et taschans avec vaillance de faire teste et resister aux assaillans. [133]

 

 

Chapitre VIII. Comme nous devons unir nostre volonté a celle des Dieu en la permission des péchés

 

            Dieu hait souverainement le peché, et neanmoins il le permet tres sagement, pour laisser agir la creature raysonnable selon la condition de sa nature, et rendre les bons plus recommandables, quand, pouvans violer la loy, ilz ne la violent pas. Adorons donq et benissons cette sainte permission: mais puisque la Providence qui permet le peché le hait infiniment, detestons-le avec elle, haïssons-le, desirans de tout nostre pouvoir que le peché permis ne soit point commis; et en suite de ce desir, employons tous les remedes qu'il nous sera possible pour empescher la naissance, le progres et le regne du peché, a l'imitation de Nostre Seigneur qui ne cesse d'exhorter, promettre, menasser, defendre, commander et inspirer parmi nous, pour destourner nostre volonté du peché, entant qu'il se peut faire sans luy oster sa liberté.

            Mays quand le peché est commis, faysons tout ce qui est en nous affin qu'il soit effacé; comme Nostre Seigneur qui asseura Carpus, ainsy qu'il a ci devant esté noté, que s'il estoit requis, il subiroit derechef la mort pour delivrer une seule ame de peché. Que si le pecheur s'obstine, pleurons, Theotime, souspirons, prions pour luy, avec le Sauveur de nos ames, qui, ayant jetté maintes larmes toute sa vie sur les pecheurs et sur ceux qui les representoyent, mourut en fin les yeux couvertz de pleurs et son cors tout detrempé de sang, regrettant la perte des pecheurs. Cette affection toucha si vivement David qu'il en tumba a coeur failli: La pasmayson, [134] dit-il, m'a saisi pour les pecheurs abandonnans vostre loy; et le grand Apostre proteste qu'il a au cœur une douleur continuelle pour l'obstination des Juifz.

            Cependant, pour obstinés que les pecheurs puissent estre, ne perdons pas courage de les ayder et servir; car, que sçavons nous si par aventure ilz feront penitence et seront sauvés? Bienheureux est celuy qui peut dire a ses prochains comme saint Paul: Je n'ay cessé ni jour ni nuit en vous admonestant un chacun de vous avec larmes; et partant je suis net du sang de tous, car je ne me suis point espargné que je ne vous aye annoncé tout le bon playsir de Dieu. Tandis que nous sommes dans les bornes de l'esperance que le pecheur se puisse amender, qui sont tous-jours de mesme estendue que celles de sa vie, il ne faut jamais le rejetter, ains prier pour luy, et l'ayder autant que son malheur le permettra.

            Mais, en fin finale, apres que nous avons pleuré sur les obstinés et que nous leur avons rendu le devoir de charité pour essayer de les retirer de perdition, il faut imiter Nostre Seigneur et les Apostres, c'est a dire, divertir nostre esprit de la, et le retourner sur des autres objectz et a d'autres occupations plus utiles a la gloire de Dieu. Il failloit, disent les Apostres aux Juifz, vous annoncer premierement la parole de Dieu; mais d'autant que vous la rejettes et vous tenes pour indignes du regne de Jesus Christ, voyci que nous nous retournons du costé des Gentilz; On vous ostera, dit le Sauveur, le Royaume de Dieu, et il sera donné a une nation qui en fera du fruit. Car on ne sçauroit s'amuser a pleurer trop longuement les uns, que ce ne fust en perdant le tems propre et requis a procurer le salut des autres. L'Apostre, certes, dit qu'il a une douleur continuelle pour la perte des Juifz; mais c'est comme nous disons que nous benissons Dieu en tout tems, car cela ne veut dire autre chose, sinon que nous le benissons fort souvent et en toutes occasions: et de mesme, le glorieux [135] saint Paul avoit une continuelle douleur en son cœur a cause de la reprobation des Juifz, parce qu'a toutes occasions il regrettoit leur malheur.

            Au reste, il faut adorer, aymer et louer a jamais la justice vengeresse et punissante de nostre Dieu, comme nous aymons sa misericorde, parce que l'une et l'autre est fille de sa bonté: car par sa grace il nous veut faire bons, comme tres bon, ains souverainement bon qu'il est; par sa justice il veut chastier le peché, parce qu'il le hait; or il le hait, parce qu'estant souverainement bon, il deteste le souverain mal qui est l'iniquité. Et notés, pour conclusion, que jamais Dieu ne retire sa misericorde de nous que par l'equitable vengeance de sa justice punissante, et jamais nous n'eschappons la rigueur de sa justice que par sa misericorde justifiante: et tous-jours, ou punissant ou gratifiant, son bon playsir est adorable, aymable et digne d'eternelle benediction. Ainsy le juste, qui chante les louanges de la misericorde pour ceux qui seront sauvés, se res-jouira de mesme quand il verra la vengeance les Bienheureux appreuveront avec allegresse le jugement de la damnation des repreuvés, comme celuy du salut des esleuz; et les Anges ayans exercé leur charité envers les hommes qu'ilz ont en garde, demeureront en paix les voyans obstinés ou mesmes damnés. Il faut donques acquiescer a la volonté divine, et luy bayser avec une dilection et reverence egale la main droite de sa misericorde et la main gauche de sa justice. [136]

 

 

Chapitre IX. Comme la pureté de l'indifference se doit prattiquer es actions de l'amour sacré

 

            Un musicien des plus excellens de l'univers, et qui jouoit parfaitement du luth, devint en peu de tems si extremement sourd qu'il ne luy resta plus aucun usage de l'ouïe; neanmoins il ne laissa pas pour cela de chanter et manier son luth delicatement a merveilles, a cause de la grande habitude qu'il en avoit, que sa surdité ne luy avoit pas ostee. Mais parce qu'il n'avoit aucun playsir en son chant ni au son de son luth, d'autant qu'estant privé de l'ouïe il n'en pouvoit appercevoir la douceur et beauté, il ne chantoit plus ni ne sonnoit du luth que pour contenter un prince duquel il estoit né sujet, et auquel il avoit une extreme inclination de complaire, accompaignee d'une infinie obligation pour avoir esté nourri des sa jeunesse chez lui: c'est pourquoy il avoit un playsir nompareil de luy plaire, et quand son prince luy tesmoignoit d'aggreer son chant il estoit tout ravi de contentement. Mais il arrivoit quelquefois que le prince, pour essayer l'amour de cet aymable musicien, luy commandoit de chanter, et soudain, le laissant la en sa chambre, il s'en alloit a la chasse; mais le desir que le chantre avoit de suivre ceux de son maistre luy faisoit continuer aussi attentivement son chant comme si le prince eust esté present, quoy qu'en verité il n'avoit aucun playsir a chanter: car il n'avoit ni le playsir de la melodie, duquel sa surdité le privoit, ni celuy de plaire au prince, puisque [137] le prince estant absent ne jouissoit pas de la douceur des beaux airs qu'il chantoit.

 

                        Mon cœur est prest, Seigneur, mon cœur est disposé

                        De sonner un cantique a ton los composé;

                        Mon ame et mon esprit volontaire se range

                                   A chanter ta louange.

                        Sus, sus donq, ma gloire, il se faut resveiller!

                        Harpe et psalterion, cessés de sommeiller.

 

            Certes, le cœur humain est le vray chantre du cantique de l'amour sacré, et il est luy mesme la harpe et le psalterion: or ce chantre s'escoute soy mesme pour l'ordinaire, et prend un grand playsir d'ouïr la melodie de son cantique; c'est a dire, nostre cœur aymant Dieu savoure les delices de cet amour et prend un contentement nompareil d'aymer un object tant aymable. Voyés, je vous prie, Theotime, ce que je veux dire: les jeunes petitz rossignolz s'essayent de chanter au commencement pour imiter les grans; mais estans façonnés et devenus maistres, ilz chantent pour le playsir qu'ilz prennent en leur propre gazouillement, et s'affectionnent si passionement a cette delectation, ainsy que j'ay dit ailleurs, qu'a force de pousser leurs voix leur gosier s'esclatte, dont ilz meurent. Ainsy nos cœurs, au commencement de leur devotion, ayment Dieu pour s'unir a luy, luy estre aggreables, et l'imiter en ce qu'il nous a aymés eternellement; mays, petit a petit, estans duitz et exercés au saint amour, ilz prennent imperceptiblement le change, et en lieu d'aymer Dieu pour plaire a Dieu, ilz commencent d'aymer pour le playsir qu'ilz ont eux mesmes es exercices du saint amour, et en lieu qu'ilz estoyent amoureux de Dieu, ilz deviennent amoureux de l'amour qu'ilz luy portent: ilz sont affectionnés a leurs affections, et ne se playsent plus en Dieu, mais au playsir qu'ilz ont en son amour, se contentans en cet amour entant qu'il est a eux, qu'il est dans leur esprit et qu'il en procede; car encor que cet amour sacré s'appelle amour de Dieu parce que Dieu est aymé par iceluy, il ne laisse pas d'estre nostre parce que [138] nous sommes les amans qui aymons par iceluy. Et c'est la le sujet du change; car en lieu d'aymer ce saint amour parce qu'il tend a Dieu qui est l'aymé, nous l'aymons parce qu'il procede de nous qui sommes les amans. Or, qui ne void qu'ainsy faisant ce n'est plus Dieu que nous cherchons, ains que nous revenons a nous mesmes, aymant l'amour en lieu d'aymer le Bienaymé; aymant, dis-je, cet amour, non pour le bon playsir et contentement de Dieu, mays pour le playsir et contentement que nous en tirons nous mesmes. Ce chantre donques, qui chantoit au commencement a Dieu et pour Dieu, chante maintenant plus a soy mesme et pour soy mesme que pour Dieu, et s'il prend playsir a chanter, ce n'est plus tant pour contenter l'aureille de son Dieu que pour contenter la sienne; et d'autant que le cantique de l'amour divin est le plus excellent de tous, il l'ayme aussi davantage, non a cause de l'excellence divine qui y est loüee, mais parce que l'air du chant en est plus delicieux et aggreable.

 

 

Chapitre X. Moyen de connoistre le change au sujet de ce saint amour

 

            Vous connoistres bien cela, Theotime: car si ce rossignol mystique chante pour contenter Dieu, il chantera le cantique qu'il sçaura estre le plus aggreable a la divine Providence; mais s'il chante pour le playsir que luy mesme prend en la melodie de son chant, il ne chantera pas le cantique qui est le plus aggreable a la Bonté celeste, ains celuy qui est plus a son gré de luy mesme, et duquel il pense tirer plus de playsir. De deux cantiques qui seront voirement l'un et l'autre [139] divin, il se peut bien faire que l'un sera chanté parce qu'il est divin, et l'autre parce qu'il est aggreable. Rachel et Lia sont egalement espouses de Jacob; mais l'une est aymee de luy en qualité d'espouse seulement, et l'autre en qualité de belle. Le cantique est divin, mais le motif qui le nous fait chanter c'est la delectation spirituelle que nous en pretendons.

            Ne vois tu pas, dira-on a cet Evesque, que Dieu veut que tu chantes le cantique pastoral de sa dilection emmi ton troupeau, lequel en vertu de son saint amour il te commande par trois fois de paistre, en la personne du grand saint Pierre qui fut le premier des Pasteurs? Que me respondras-tu? qu'a Rome, qu'a Paris il y a plus de delices spirituelles, et qu'on y peut prattiquer le divin amour avec plus de suavité? O Dieu, ce n'est donq pas pour vous plaire que cet homme veut chanter, c'est pour le playsir qu'il prend a cela; ce n'est pas vous qu'il cherche en l'amour, c'est le contentement qu'il a es exercices du saint amour. Les religieux voudroyent chanter le cantique des pasteurs, et les mariés celuy des religieux, affin, ce disent-ilz, de pouvoir mieux aymer et servir Dieu. Hé, vous vous trompés, mes chers amis, ne dites pas que c'est pour mieux aymer et servir Dieu: o nenni certes! c'est pour mieux servir vostre propre contentement, lequel vous-aymes plus que le contentement de Dieu. La volonté de Dieu est en la maladie aussi bien et presqu'ordinairement mieux qu'en la santé: que si nous aymons mieux la santé, ne disons pas que c'est pour tant mieux servir Dieu; car, qui ne void que c'est la santé que nous cherchons en la volonté de Dieu, et non pas la volonté de Dieu en la santé.

            Il est malaysé, je le confesse, de regarder longuement et avec playsir la beauté d'un mirouer qu'on [140] ne s'y regarde, ains qu'on ne se playse a s'y regarder soy mesme; mays il y a pourtant de la difference entre le playsir que l'on prend a regarder un mirouer parce qu'il est beau, et l'ayse que l'on a de regarder dans un mirouer parce qu'on s'y void. Il est aussi sans doute malaysé d'aymer Dieu qu'on n'ayme quant et quant le playsir que l'on prend en son amour; mais neanmoins il y a bien a dire entre le contentement que l'on a d'aymer Dieu parce qu'il est beau, et celuy que l'on a de l'aymer parce que son amour nous est aggreable. Or, il faut tascher de ne chercher en Dieu que l'amour de sa beauté, et non le playsir qu'il y a en la beauté de son amour. Celuy qui priant Dieu s'apperçoit qu'il prie, n'est pas parfaittement attentif a prier; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie, pour penser a la priere par laquelle il le prie. Le soin mesme que nous avons a n'avoir point de distractions nous sert souvent de fort grande distraction; la simplicité es actions spirituelles est la plus recommandable. Voules vous regarder Dieu? regardes le donq et soyes attentive a cela; car si vous reflechisses et retournes vos yeux dessus vous mesme, pour voir la contenance que vous tenes en le regardant, ce n'est plus luy que vous regardes, c'est vostre maintien, c'est vous mesme. Celuy qui est en une fervente orayson ne sçait s'il est en orayson ou non, car il ne pense pas a l'orayson qu'il fait, ains a Dieu auquel il la fait. Qui est en l'ardeur de l'amour sacré il ne retourne point son cœur sur soy mesme pour regarder ce qu'il fait, ains le tient arresté et occupé en Dieu auquel il applique son amour. Le chantre celeste prend tant de playsir de plaire a son Dieu, qu'il ne prend nul playsir en la melodie de sa voix, sinon parce qu'elle plait a son Dieu. [141]

            Pourquoy penses vous, Theotime, qu'Ammon, filz de David, aymast si esperdument Tharaar que mesme il cuyda mourir d'amour? estimes vous que ce fut elle mesme qu'il aimast? Vous verres bien tost que non; car soudain qu'il eut assouvi son execrable desir, il la poussa cruellement dehors et la rejetta ignominieusement. S'il eust aymé Thamar il n'eust pas fait cela, car Thamar estoit tous-jours Thamar; mais parce que ce n'estoit pas Thamar qu'il aymoit, ains l'infame playsir qu'il pretendoit en elle, soudain qu'il eut ce qu'il cherchoit, il la baffoüa felonnement et la traitta brutalement: son playsir estoit en Thamar, mais son amour estoit au playsir et non pas en Thamar; c'est pourquoy, le playsir passé, il eust volontier fait passer Thamar. Vous verres, Theotime, cet homme qui prie Dieu, ce vous semble, avec tant de devotion et qui est si ardent aux exercices de l'amour celeste; mais attendes un peu, et vous verres si c'est Dieu qu'il ayme. Helas, soudain que la suavité et satisfaction qu'il prenoit en l'amour cessera, et que les secheresses arriveront, il quittera tout la, il ne priera plus qu'en passant: or, si c'estoit Dieu qu'il aymoit, pourquoy eust-il cessé de l'aymer, puisque Dieu est tous-jours Dieu? c'estoit donq la consolation Dieu qu'il aymoit, et non le Dieu de consolation.

            Plusieurs, certes, ne se plaisent point en l'amour divin sinon qu'il soit confit au sucre de quelque suavité sensible, et feroyent volontier comme les petitz enfans, auxquelz quand on donne du miel sur un morceau de pain, ilz lechent et succent le miel et jettent par apres le pain: car si la suavité estoit separable de l'amour ilz quitteroyent l'amour et tireroyent la suavité; c'est pourquoy ilz suivent l'amour a cause de la suavité, laquelle quand ilz n'y rencontrent pas, ilz ne tiennent conte de l'amour. Mais telles gens sont exposés a beaucoup de danger, ou de retourner en arriere quand les goustz et consolations leur manquent, ou de s'amuser a des vaines suavités bien esloignees du veritable amour, et de prendre le miel d'Heraclee pour celuy de Narbonne. [142]

 

 

Chapitre XI. De la perplexité du cœur qui ayme sans sçavoir qu'il plait au Bienaymé

 

            Le chantre duquel j'ay parlé, estant devenu sourd, n'avoit nul contentement a chanter que celuy de voir aucunefois son prince attentif a l'ouïr et y prendre playsir. O que bienheureux est le cœur qui ayme Dieu sans aucun autre playsir que celuy qu'il prend de plaire a Dieu! car, quel playsir peut-on jamais avoir plus pur et parfait que celuy que l'on prend dans le playsir de la Divinité? Neanmoins, ce playsir de plaire a Dieu n'est pas a proprement parler l'amour divin, ains seulement un fruit d'iceluy, qui en peut estre separé ainsy qu'un citron de son citronnier. Car, comme j'ay dit, nostre musicien chantoit tous-jours sans tirer aucun playsir de son chant, puisque la surdité l'en empeschoit; et maintefois il chantoit aussi sans avoir le playsir de plaire a son prince, parce que le prince, luy ayant commandé de chanter, se retiroit ou alloit a la chasse, sans prendre ni le loysir ni le playsir de l'ouïr.

            Tandis, o Dieu, que je voy vostre douce face qui tesmoigne d'aggreer le chant de mon amour, helas, que je suis consolé! car, y a-il aucun playsir qui egale le playsir de bien plaire a son Dieu? Mais quand vous retires vos yeux de moy et que je n'apperçois plus la douce faveur de la complaysance que vous prenies en mon cantique, vray Dieu, que mon ame est en grande peyne! mais sans cesser pourtant de vous aymer fidelement et de chanter continuellement l'hymne de sa dilection, non pour aucun playsir qu'elle y treuve, car elle n'en a point, ains chante pour le pur amour de vostre volonté. [143]

            On a veu tel enfant malade manger courageusement, avec un incroyable degoust, ce que sa mere luy donnoit, pour le seul desir qu'il avoit de la contenter; et alhors il mangeoit sans prendre aucun playsir en la viande, mais non pas sans un autre playsir plus estimable et relevé, qui estoit le playsir de plaire a sa mere et de la voir contente. Mais l'autre, qui sans voir sa mere, pour la seule connoissance qu'il avoit de sa volonté, prenoit tout ce qu'on luy apportoit de sa part, il mangeoit sans aucun playsir; car il n'avoit ni le playsir de manger, ni le contentement de voir le playsir de sa mere, ains mangeoit simplement et purement pour faire la volonté d'icelle. La seule satisfaction d'un prince present, ou de quelque personne fortement aymee, fait delicieuses les veillees, les peynes, les sueurs, et rend les hazards desirables: mais il n'y a rien de si triste que de servir un maistre qui n'en sçait rien, ou s'il le sçait ne fait nul semblant d'en sçavoir gré; et faut bien, en ce cas la, que l'amour soit puissant, puisqu'il se soustient luy seul, sans estre appuyé d'aucun playsir ni d'aucune pretention.

            Ainsy arrive-il quelquefois, que nous n'avons nulle consolation es exercices de l'amour sacré, d'autant que, comme chantres sourds, nous n'oyons pas nostre propre voix ni ne pouvons jouir de la suavité de nostre chant; ains au contraire, outre cela, nous sommes pressés de mille craintes, troublés de mille tintamarres que l'ennemy fait autour de nostre cœur, nous suggerant que peut estre ne sommes-nous point aggreables a nostre Maistre et que nostre amour est inutile, ouy mesme qu'il est faux et vain, puisqu'il ne produit point de consolation. Or alhors, Theotime, nous travaillons non seulement sans playsir, mais avec un extreme ennuy, ne voyans ni le bien de nostre travail, ni le contentement de Celuy pour qui nous travaillons.

            Mays ce qui accroist le mal en cette occurrence, c'est que l'esprit et supreme pointe de la rayson ne nous peut donner aucune sorte d'allegement; car cette pauvre portion superieure de la rayson, estant, toute environnee [144] des suggestions que l'ennemi luy fait, elle est mesme toute alarmee et se treuve asses embesoignee a se garder d'estre surprise d'aucun consentement au mal, de sorte qu'elle ne peut faire aucune sortie pour desengager la portion inferieure de l'esprit. Et bien qu'elle n'ait pas perdu le courage, elle est pourtant si terriblement attaquee, que si elle est sans coulpe elle n'est pas sans peyne: car, pour comble de son ennuy, elle est privee de la generale consolation que l'on a presque tous-jours en tous les autres maux de ce monde, qui est l'esperance qu'ilz ne seront pas perdurables et que l'on en verra la fin; si que le cœur en ces ennuis spirituelz, tumbe en une certaine impuissance de penser a leur fin, et par consequent d'estre allegé par l'esperance. La foy, certes, residente en la cime de l'esprit, nous asseure bien que ce trouble finira et que nous jouirons un jour du repos; mais la grandeur du bruit et des cris que l'ennemi fait dans le reste de l'ame, en la rayson inferieure, empesche que les advis et remonstrances de la foy ne sont presque point entendues, et ne nous demeure en l'imagination que ce triste presage: «Helas! je ne seray jamais joyeux.»

            O Dieu, mon cher Theotime, mais c'est alhors qu'il faut tesmoigner une invincible fidelité envers le Sauveur, le servant purement pour l'amour de sa volonté, non seulement sans playsir, mais parmi ce deluge de tristesses, d'horreurs, de frayeurs et d'attaques, comme fit sa glorieuse Mere et saint Jean au jour de sa Passion, qui, entre tant de blasphemes, de douleurs et de detresses mortelles, demeurerent fermes en l'amour, lhors mesme que le Sauveur, ayant retiré toute sa sainte joye dans la cime de son esprit, ne respandoit ni allegresse ni consolation quelcomque en son divin visage, et que ses yeux alangouris et couvertz des tenebres de la mort ne jettoyent plus que des regards de douleur; comme aussi le soleil, des rayons d'horreur et d'affreuses tenebres. [145]

 

 

Chapitre XII. Comme entre ces travaux intérieurs l'ame ne connoist pas l'amour qu'elle porte a son Dieu, et du trespas très aymable de la volonté

 

            Le grand saint Pierre estant a la veille d'estre martyrisé, l'Ange vint en la prison, qu'il remplit toute de splendeur, esveilla saint Pierre, le fit lever, ceindre, chausser, vestir; luy osta les liens et menottes, le tira hors de la prison, et le mena au travers de la premiere et seconde garde jusques a la porte de fer qui menoit en la ville, laquelle s'ouvrit devant eux; et ayans passé une rue, l'Ange laissa la le glorieux saint Pierre en pleine liberté. Voyla une grande varieté d'actions fort sensibles; et saint Pierre neanmoins, qui avoit esté esveillé avant toutes choses, ne pensoit pas que ce qui se faisoit par l'Ange fust vray, ains estimoit que ce fust une vision imaginaire: il estoit esveillé et ne pensoit pas l'estre, il s'estoit chaussé et vestu et ne sçavoit pas qu'il l'eust fait, il marchoit et n'estimoit. pas de marcher, il estoit deslivré et ne le croyoit pas. Et cela, d'autant que la merveille de sa delivrance fut si grande qu'elle occupoit son esprit en telle sorte, qu'encor qu'il eust asses de sentiment et de connoissance pour faire ce qu'il faisoit, neanmoins il n'en avoit pas asses pour connoistre qu'il le faisoit reellement et tout de bon: il voyoit bien l'Ange, mais il ne s'appercevoit pas que ce fut d'une vraye et naturelle vision; c'est pourquoy il n'avoit nulle consolation de sa delivrance, jusques a ce qu'en revenant a soy: Maintenant, dit-il, je connois en verité que Dieu a envoyé son Ange, et m'a deslivré de la main d'Herodes et de toute l'attente du peuple Juif. [146]

            Or il en est de mesme, Theotime, d'une ame qui est grandement chargee d'ennuis interieurs; car bien qu'elle ait le pouvoir de croire, d'esperer et d'aymer Dieu, et qu'en verité elle le fasse, toutefois elle n'a pas la force de bien discerner si elle croid, espere et cherit son Dieu, d'autant que la detresse l'occupe et accable si fort qu'elle ne peut faire aucun retour sur soy mesme pour voir ce qu'elle fait: et c'est pourquoy il luy est advis qu'elle n'a ni foy, ni esperance, ni charité, ains seulement des fantosmes et inutiles impressions de ces vertus la, qu'elle sent presque sans les sentir, et comme estrangeres, non comme domestiques de son ame. Que si vous y prenes garde, vous treuveres que nos espritz sont tous-jours en pareil estat quand ilz sont puissamment occupés de quelque violente passion; car ilz font plusieurs actions comme en songe, et desquelles ilz ont si peu de sentiment qu'il ne leur est presque pas advis que ce soit en verité que les choses se passent. C'est pourquoy le sacré Psalmiste exprime la grandeur de la consolation que les Israëlites eurent au retour de la captivité de Babylone, en ces paroles:

 

            Lhors qu'il pleut au Seigneur, de Sion le servage

                        En liberté changer,

            Un tel ravissement surprit nostre courage,

                        Que nous pensions songer;

 

et, comme porte la sainte version latine, apres les Septante: Nous fusmes faitz comme consolés; c'est a dire: l'admiration de la grandeur du bien qui nous arriva estoit si excessive qu'elle nous empeschoit de bien sentir la consolation que nous receusmes, et nous estoit advis que nous ne fussions pas veritablement consolés et que nous n'eussions pas une consolation en verité, ains seulement en figure et en songe.

            Telz donques sont les sentimens de l'ame laquelle est entre les angoisses spirituelles, qui rendent l'amour extremement pur et net, car estant privé de tout playsir par lequel il puisse estre attaché a son Dieu, il nous joint et unit a Dieu immediatement, volonté a volonté, [147] cœur a cœur, sans aucune entremise de contentement ou pretention. Helas, Theotime, que le pauvre cœur est affligé quand, comme abandonné de l'amour, il regarde par tout et ne le treuve point, ce luy semble. Il ne le treuve point es sens exterieurs, car ilz n'en sont pas capables; ni en l'imagination, qui est cruellement tourmentee de diverses impressions; ni en la rayson, troublee de mille obscurités de discours et apprehensions estranges: et bien qu'en fin elle le treuve en la cime et supreme region de l'esprit, ou cette divine dilection reside, si est ce neanmoins qu'elle le mesconnoist, et luy est advis que ce n'est pas luy, parce que la grandeur des ennuis et des tenebres l'empeschent de sentir sa douceur; elle le void sans le voir et le rencontre sans le connoistre, comme si c'estoit en songe et en image. Ainsy Magdeleyne, ayant rencontré son cher Maistre, n'en reçoit aucun allegement, d'autant qu'elle ne pensoit pas que ce fust luy, ains seulement le jardinier.

            Mais que peut donq faire l'ame qui est en cet estat? Theotime, elle ne sçait plus comme se maintenir entre tant d'ennuis, et n'a plus de force que pour laisser mourir sa volonté entre les mains de la volonté de Dieu, a l'imitation du doux Jesus, qui, estant arrivé au comble des peynes de la croix que le Pere luy avoit prefigees, et ne pouvant plus resister a l'extremité de ses douleurs, fit comme le cerf qui hors d'haleyne et accablé de la mutte, se rendant a l'homme, jette les derniers abboys, la larme à l'œil. Car ainsy ce divin Sauveur, proche de sa mort et jettant les derniers souspirs, avec un grand cri et force larmes: Helas, dit-il, o mon Pere, je recommande mon esprit en vos mains; parole, Theotime, qui fut la derniere de toutes, et par laquelle le Filz bienaymé donna le souverain tesmoignage de son amour envers son Pere. Quand donq tout nous defaut, quand nos ennuis sont en leur extremité, cette parole, ce sentiment, ce renoncement de nostre ame entre les mains de nostre Sauveur, ne nous peut manquer. Le Filz recommanda son esprit au Pere en cette [148] derniere et incomparable detresse; et nous, lhors que les convulsions des peynes spirituelles nous ostent toute autre sorte d'allegemens et de moyens de resister, recommandons nostre esprit es mains de ce Filz eternel qui est nostre vray Pere, et baissant la teste de nostre acquiescement a son bon playsir, consignons luy toute nostre volonté.

 

 

Chapitre XIII. Comme la volonté estant morte a soy, vit purement en la volonté de Dieu

 

            Nous parlons avec une propreté toute particuliere de la mort des hommes, en nostre langage françois, car nous l'appelions trespas, et les mortz, trespassés; signifians que la mort entre les hommes n'est qu'un passage d'une vie a l'autre, et que mourir n'est autre chose sinon outrepasser les confins de cette vie mortelle pour aller a l'immortelle. Certes, nostre volonté ne peut jamais mourir, non plus que nostre esprit, mais elle outrepasse quelquefois les limites de sa vie ordinaire, pour vivre toute en la volonté divine: c'est lhors qu'elle ne sçait ni ne veut plus rien vouloir, ains elle s'abandonne totalement et sans reserve au bon playsir de la divine Providence, se meslant et detrempant tellement avec ce bon playsir, qu'elle ne paroist plus, mais est toute cachee avec Jesus Christ en Dieu, ou elle vit, non plus elle mesme, ains la volonté de Dieu vit en elle. Que devient la clarté des estoiles quand le soleil paroist sur nostre orizon? elle ne perit certes pas, mais elle est ravie et engloutie dans la souveraine lumiere du soleil avec laquelle elle est heureusement meslee et conjointe. Et que devient la volonté humaine quand elle est entierement abandonnee au bon playsir divin? Elle [149] ne perit pas tout a fait, mais elle est tellement abismee et meslee avec la volonté de Dieu, qu'elle ne paroist plus et n'a plus aucun vouloir separé de celuy de Dieu.

            Imaginés-vous, Theotime, le glorieux et non jamais asses loué saint Louys qui s'embarque et fait voyle pour aller outre mer; et voyes que la Reyne, sa chere femme, s'embarque avec sa Majesté. Or, qui eust demandé a cette brave princesse: Ou alles-vous, Madame? elle eust sans doute respondu: Je vay ou le Roy va. Et qui eust derechef demandé: Mais sçaves-vous bien, Madame, ou le Roy va? elle eust aussi respondu: Il me l'a dit en general, et neanmoins, je n'ay aucun soucy de sçavoir ou il va, ains seulement d'aller avec luy. Que si on eust repliqué: Donques, Madame, vous n'aves point de dessein en ce voyage? Non, eust-elle dit, je n'en ay point d'autre que d'estre avec mon cher seigneur et mari. Voire mais, luy eust-on peu dire, il va en Egypte, pour passer en Palestine; il logera a Damiette, dans Acre et plusieurs autres lieux: n'aves vous pas intention, Madame, d'y aller aussi? A cela elle eust respondu: Non vrayement, je n'ay nulle intention sinon d'estre aupres de mon Roy, et les lieux ou il va me sont indifferens et de nulle consideration, sinon entant qu'il y sera; je vay sans desir d'aller, car je n'affectionne rien que la presence du Roy: c'est donq le Roy qui va, et qui veut le voyage, et quant a moy je ne vay pas, je suy; je ne veux pas le voyage, ains la seule presence du Roy; le sejour, le voyage et toute sorte de diversités m'estant tout a fait indifferentes.

            Certes, si on demande a quelque serviteur qui est a la suite de son maistre, ou il va, il ne doit pas respondre qu'il va en tel ou tel lieu, ains seulement qu'il suit son maistre, car il ne va nulle part par sa volonté, ains seulement par celle de son maistre; ainsy, mon Theotime, une volonté resignee en celle de son Dieu ne doit avoir aucun vouloir, ains suivre simplement celuy de Dieu. Et comme celuy qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaysseau [150] clans lequel il est, de mesme, le cœur qui est embarqué dans le bon playsir divin ne doit avoir aucun autre vouloir que celuy de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lhors, le cœur ne dit plus: Vostre volonté soit faite et non la mienne, car il n'a plus aucune volonté a renoncer; ains il dit ces paroles: Seigneur, je remetz ma volonté entre vos mains, comme si sa volonté n'estoit plus en sa disposition, ains en celle de la divine Providence. De sorte que ce n'est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maistres, car encor que le voyage se fasse par la volonté de leur maistre, leur suite toutefois se fait par leur propre volonté particuliere, bien qu'elle soit une volonté suivante et servante, sousmise et assujettie a celle de leur maistre: si que tout ainsy que le maistre et le serviteur sont deux, aussi la volonté du maistre et celle du serviteur sont deux. Mais la volonté qui est morte a soy mesme pour vivre en celle de Dieu, elle est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais toute aneantie en elle mesme et convertie en celle de Dieu: comme on diroit d'un petit enfant qui n'a encor point l'usage de sa volonté, pour vouloir ni aymer chose quelcomque que le sein et le visage de sa chere mere; car il ne pense nullement a vouloir estre d'un costé ni d'autre, ni a vouloir autre chose quelcomque sinon d'estre entre les bras de sa mere, avec laquelle il pense estre une mesme chose, et n'est nullement en soucy d'accommoder sa volonté a celle de sa mere, car il ne sent point la sienne et ne cuyde pas d'en avoir une, laissant le soin a sa mere d'aller, de faire et de vouloir ce qu'elle treuvera bon pour luy.

            C'est certes la souveraine perfection de nostre volonté que d'estre ainsy unie a celle de nostre souverain Bien, comme fut celle du Saint qui disoit: O Seigneur, vous m'aves conduit et mené en vostre volonté; car, que vouloit-il dire, sinon qu'il n'avoit nullement employé sa volonté pour se conduire, s'estant simplement laissé guider et mener a celle de son Dieu? [151]

Chapitre XIV. Esclaircissement de ce qui a esté dit touchant le trespas de nostre volonté

 

            Il est croyable que la tressainte Vierge Nostre Dame recevoit tant de contentement de porter son cher petit Jesus entre ses bras, que le contentement empeschoit la lassitude, ou du moins rendoit la lassitude aggreable: car, si de porter une branche d'agnus castus soulage les voyageurs et les delasse, quel allegement ne recevoit pas la glorieuse Mere de porter l'Aigneau de Dieu immaculé? Que si parfois elle le laissoit marcher sur ses pieds avec elle, le tenant par la main, ce n'estoit pas qu'elle n'eust mieux aymé de l'avoir pendant a son col sur sa poitrine, mais elle le faisoit pour l'exercer a former ses pas et a cheminer luy mesme. Et nous autres, Theotime, comme petitz enfans du Pere celeste, nous pouvons aller avec luy en deux sortes: car nous pouvons aller, premierement, marchans des pas de nostre propre vouloir, lequel nous conformons au sien, tenans tous-jours de la main de nostre obeissance celle de son intention divine et la suivant par tout ou elle nous conduit; qui est ce que Dieu requiert de nous par la signification de sa volonté, car puisqu'il veut que je fasse ce qu'il m'ordonne, il veut que j'aye le vouloir de le faire. Dieu m'a signifié qu'il vouloit que je sanctifiasse le jour du repos: puisqu'il veut que je le fasse, il veut donques que je le veuille faire, et que pour cela j'aye mon propre vouloir par lequel je suive le sien, me conformant et correspondant a iceluy. Mays nous pouvons aussi aller avec Nostre Seigneur sans avoir aucun vouloir propre, nous laissans simplement porter [152] a son bon playsir divin, comme un petit enfant entre les bras de sa mere, par une certaine sorte de consentement admirable qui se peut appeller union, ou plustost unité de nostre volonté avec celle de Dieu. Et c'est la façon avec laquelle nous devons tascher de nous comporter en la volonté du bon playsir divin, d'autant que les effectz de cette volonté du bon playsir procedent purement de sa providence, et sans que nous les fassions ilz nous arrivent. Il est vray que nous pouvons bien vouloir qu'ilz arrivent selon la volonté de Dieu, et ce vouloir est tres bon; mais nous pouvons bien aussi recevoir les evenemens du bon playsir celeste par une tres simple tranquillité de nostre volonté qui, ne voulant chose quelcomque, acquiesce simplement a tout ce que Dieu veut estre fait en nous, sur nous et de nous.

            Si on eust demandé au doux Enfant Jesus, estant porté entre les bras de sa Mere, ou il alloit, n'eust-il pas eu rayson de respondre: Je ne vay pas, c'est ma Mere qui va pour moy. Et qui luy eust demandé: Mais au moins, n'alles vous pas avec vostre Mere? n'eust-il pas eu rayson de dire: Non, je ne vay nullement, ou si je vay la part ou ma Mere me porte, je n'y vay pas avec elle ni par mes propres pas, ains j'y vay par les pas de ma Mere, par elle et en elle. Et qui luy eust repliqué: Mais au moins, o trescher divin Enfant, vous vous voules bien laisser porter a vostre douce Mere? Non fay certes, eust-il peu dire, je ne veux rien de tout cela, ains, comme ma toute bonne Mere marche pour moy, aussi elle veut pour moy: je luy laisse egalement le soin et d'aller et de vouloir aller pour moy ou bon luy semblera; et comme je ne marche que par ses pas, aussi je ne veux que par son vouloir, et des que je me treuve entre ses bras je n'ay aucune attention ni a vouloir ni a ne vouloir pas, laissant tout autre soin a ma Mere hormis celuy d'estre sur son sein, de succer son sacré chicheron, et de me tenir bien attaché a son col tres aymable pour la bayser amoureusement des baysers de ma bouche. Et affin que vous le sachies, tandis que je suis parmi les delices de ces saintes caresses qui [153] surpassent toute suavité, il m'est advis que ma Mere est un arbre dé vie et que je suis en elle comme son fruit, que je suis son propre cœur au milieu de sa poitrine, ou son ame au milieu de son cœur: c'est pourquoy, comme son marcher suffit pour elle et pour moy, sans que je me mesle de faire aucun pas, aussi sa volonté suffit pour elle et pour moy, sans que je fasse aucun vouloir pour ce qui est d'aller ou de venir. Aussi ne prens-je point garde si elle va viste ou tout bellement, ni si elle va d'un costé ou d'autre, ni je ne m'enquiers nullement ou elle veut aller, me contentant que, comme que ce soit, je suis tous-jours entre ses bras, joignant ses amiables mammelles, ou je me repais comme entre les lys. O divin Enfant de Marie, permettes a ma chetifve ame cet eslan de dilection! Or alles donq, o cher petit Enfant tres aymable, ou plustost, n'alles pas, mais demeures ainsy saintement collé a la poitrine de vostre douce Mere; alles tous-jours en elle et par elle, ou avec elle, et n alles jamais sans elle tandis que vous estes enfant. O que bienheureux est le ventre qui vous a porté et les mammelles que vous aves succees!

            Le Sauveur de nos ames eut l'usage de rayson des l'instant de sa conception au ventre de sa Mere, et pouvoit faire tous ces discours; ouy mesme le glorieux saint Jean, son Precurseur, des le jour de la sainte Visitation: et bien que l'un et l'autre, pendant ce tems-la et celuy de l'enfance, jouit de sa propre liberté pour vouloir et ne vouloir pas les choses, si est-ce qu'ilz laisserent le soin, en ce qui estoit de leur conduite exterieure, a leurs meres, de faire et vouloir pour eux ce qui estoit requis. Theotime, nous devons estre comme cela, nous rendans pliables et maniables au bon playsir divin, comme si nous estions de cire, ne nous amusans point a souhaiter et vouloir les choses, mais les laissant vouloir et faire a Dieu pour nous ainsy qu'il luy plaira, jettans en luy toute nostre sollicitude, d'autant qu'il a soin de nous, ainsy que dit le saint Apostre. Et notés qu'il dit toute nostre sollicitude, c'est a dire, [154] autant celle que nous avons de recevoir les evenemens comme celle de vouloir ou ne vouloir pas; car il aura soin du succes de nos affaires et de vouloir pour nous ce qui sera le meilleur.

            Ce pendant employons cherement nostre soin a benir Dieu de tout ce qu'il fera, a l'exemple de Job, disans: Le Seigneur m'a donné beaucoup, le Seigneur me l'a osté; le nom du Seigneur soit beni. Non, Seigneur, je ne veux aucun evenement, car je les vous laisse vouloir pour moy tout a vostre gré; mais en lieu de vouloir les evenemens, je vous beniray dequoy vous les aures voulu. O Theotime, que cette occupation de nostre volonté est excellente, quand elle quitte le soin de vouloir et choisir les effectz du bon playsir divin, pour louer et remercier ce bon playsir de telz effectz.

 

 

Chapitre XV. Du plus excellent exercice que nous puissions faire parmi les peines intérieures et extérieures de cette vie, en suite de l'indifference et trespas de la volonté

 

            Benir Dieu et le remercier pour tous les evenemens que sa providence ordonne, c'est a la verité une occupation toute sainte; mays si, tandis que nous laissons le soin a Dieu de vouloir et faire ce qu'il luy plait en nous, sur nous et de nous, sans estre attentifs a ce qui se passe quoy que nous le sentions bien, nous pouvions [155] divertir nostre cœur et appliquer nostre attention en la Bonté et Douceur divine, la benissant non en ses effectz ni es evenemens qu'elle ordonne, mais en elle mesme et en sa propre excellence, nous ferions sans doute un exercice beaucoup plus eminent.

            Demetrius tenant le siege devant Rhodes, Protogenes qui estoit en une petite mayson des fauxbourgs, ne cessa jamais de travailler, mais avec tant d'asseurance et de repos d'esprit, qu'encor qu'on luy tint presque tous-jours l'espee a la gorge, il fit l'excellent chef d'œuvre d'un satyre admirable qui s'esgayoit a jouer du flageolet. O Dieu, quelles ames, qui entre toutes sortes d'accidens tiennent tous-jours leur attention et affection sur la Bonté eternelle, pour l'honnorer et cherir a jamais!

            La fille d'un excellent medecin et chirurgien estant en fievre continue, et sachant que son pere l'aymoit uniquement, disoit a l'une de ses amies: Je sens beaucoup de peine, mais pourtant je ne pense point aux remedes, car je ne sçai pas ce qui pourroit servir a ma guerison; je pourrois desirer une chose et il m'en faudroit une autre: ne gaigne-je donq pas mieux de laisser tout ce soin a mon pere, qui sçait, qui peut et qui veut pour moy tout ce qui est requis a ma santé? J'aurais tort d'y penser, car il y pensera asses pour moy; j'aurois tort de vouloir quelque chose, car il voudra asses tout ce qui me sera proffitable: seulement donq j'attendray qu'il veuille ce qu'il jugera expedient, et ne m'amuseray qu'a le regarder quand il sera pres de moy, a luy tesmoigner mon amour filial et luy faire connoistre ma confiance parfaite. Et sur ces paroles elle s'endormit, tandis que son pere, jugeant [156] a propos de la saigner, disposa ce qui estoit requis; et venant a elle, ainsy qu'elle se resveilla, apres l'avoir interrogee comme elle se treuvoit de son sommeil, il luy demanda si elle vouloit pas bien estre saignee pour guerir. Mon pere, respondit elle, je suis vostre, je ne sçai ce que je dois vouloir pour guerir, c'est a vous de vouloir et faire pour moy tout ce qui vous semblera bon; car, quant a moy, il me suffit de vous aymer et honnorer de tout mon cœur, comme je fay. Voyla donq qu'on luy bande le bras et que le pere mesme porte la lancette sur la veyne; mays tandis qu'il donne le coup et que le sang en sort, jamais cette aymable fille ne regarda son bras piqué, ni son sang sortant de la veyne, ains, tenant ses yeux arrestés sur le visage de son pere, elle ne disoit autre chose sinon parfois tout doucement: Mon pere m'ayme bien, et moy je suis toute sienne; et quand tout fut fait elle ne le remercia point, mais seulement repeta encor une fois les mesmes paroles de son affection et confiance filiale.

            Or dites moy maintenant, mon ami Theotime, cette fille ne tesmoigna elle pas un amour plus attentif et plus solide envers son pere que si elle eust eu beaucoup de soin de luy demander des remedes a son mal, de regarder comme on luy ouvroit la veyne ou comme le sang couloit, et de luy dire beaucoup de paroles de remerciment? Il n'y a, certes, doute quelcomque en cela; car, si elle eust pensé a soy, qu'eust elle gaigné sinon d'avoir du souci inutile, puisque son pere en avoit asses pour elle? regardant son bras, qu'eust elle fait sinon recevoir de la frayeur? et remerciant son pere, quelle vertu eust elle prattiquee sinon celle de la gratitude? N'a elle pas donq mieux fait de s'occuper toute es demonstrations de son amour filial, infiniment plus aggreable au pere que toute autre vertu? [157]

            Mes yeux sont tous-jours au Seigneur, car il desengagera mes pieds des filetz et des pieges. Es tu tumbé dans les filetz des adversités? hé, ne regarde pas ton adventure, ni les pieges esquelz tu es pris: regarde Dieu et le laisse faire, il aura soin de toy; jette ta pensee sur luy, et il te nourrira. Pourquoy te mesles tu de vouloir ou ne vouloir pas les evenemens et accidens du monde, puisque tu ne sçais pas ce que tu dois vouloir, et que Dieu voudra tous-jours asses pour toy tout ce que tu pourras vouloir, sans que tu t'en mettes en peine? Attens donq en repos d'esprit les effectz du bon playsir divin, et que son vouloir te suffise puisqu'il est tous-jours tres bon; car ainsy ordonna-il a sa bienaymee sainte Catherine de Sienne: «Pense en moy,» lui dit il, «et je penseray pour toy.»

            Il est fort malaysé de bien exprimer cette extreme indifference de la volonté humaine qui est ainsy reduite et trespassee en la volonté de Dieu: car il ne faut pas dire, ce me semble, qu'elle acquiesce a celle de Dieu, puisque l'acquiescement est un acte de l'ame qui declaire son consentement; il ne faut pas dire non plus qu'elle accepte ni qu'elle reçoit, d'autant que accepter et recevoir sont de certaines actions qu'on peut en certaine façon appeller actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons ce qui nous arrive; il ne faut pas dire aussi qu'elle permet, d'autant que la permission est une action de la volonté, et par consequent un certain vouloir oysif qui ne veut voirement rien faire, mais veut pourtant laisser faire. Il me semble donq plustost, que l'ame qui est en cette indifference et qui ne veut rien, ains laisse vouloir a Dieu ce qu'il luy plaira, doit estre ditte avoir sa volonté en une simple et generale attente; d'autant qu'attendre [158] ce n'est pas faire ou agir, ains demeurer exposé a quelqu'evenement. Et si vous y prenes garde, l'attente de l'ame est vrayement volontaire, et toutefois ce n'est pas une action, mais une simple disposition a recevoir ce qui arrivera; et lhors que les evenemens sont arrivés et receuz, l'attente se convertit en consentement ou acquiescement, mais avant la venue d'iceux, en verité l'ame est en une simple attente, indifferente a tout ce qu'il plaira a la volonté divine d'ordonner.

            Nostre Sauveur exprime ainsy l'extreme sous-mission de sa volonté humaine a celle de son Pere eternel: Le Seigneur Dieu, dit il, a ouvert mon aureille, c'est a dire, m'a annoncé son bon playsir touchant la multitude des travaux que je dois souffrir; et moy, dit il par apres, je ne contredis point, je ne me retire point en arriere. Qu'est ce a dire je ne contredis point, je ne me tire point en arriere? sinon: ma volonté est en une simple attente, et demeure disposee a tout ce que celle de Dieu ordonnera; en suite dequoy je baille et abandonne mon cors a la merci de ceux qui le battront, et mes joües a ceux qui les peleront, preparé a tout ce qu'ilz voudront faire de moy. Mays voyes, je vous prie, Theotime, que tout ainsy que nostre Sauveur, apres l'orayson de resignation qu'il fit au jardin des Olives et sa prise, se laissa manier et mener au gré de ceux qui le crucifierent, avec un abandonnement admirable de son cors et de sa vie entre leurs mains, aussi mit-il son ame et sa volonté, par une indifference tres parfaite, es mains de son Pere eternel. Car bien qu'il dit: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m'as tu abandonné? ce fut pour nous faire sçavoir les veritables amertumes et [159] peines de son ame, et non pour contrevenir a la tressainte indifference en laquelle il estoit; ainsy qu'il monstra bien tost apres, concluant toute sa vie et sa Passion par ces incomparables paroles: Mon Pere, je remetz mon esprit entre vos mains.

 

 

Chapitre XVI. Du despouillement parfait de l'ame unie a la volonté de Dieu

 

            Representons-nous le doux Jesus, Theotime, chez Pilate, ou, pour l'amour de nous, les gens d'armes, ministres de la mort, le devestirent de tous ses habitz l'un apres l'autre, et non contens de cela luy osterent encor sa peau, la deschirans a coups de verges et de foüetz; comme par apres son ame fut despouillee de son cors et le cors de sa vie par la mort qu'il souffrit en la croix: mais trois jours passés, par sa tressainte Resurrection, l'ame se revestit de son cors glorieux, et le cors de sa peau immortelle, et s'habilla de vestemens differens, ou en pelerin, ou en jardinier, ou d'autre sorte, selon que le salut des hommes et la gloire de son Pere le requeroit. L'amour fit tout cela, Theotime: et c'est l'amour aussi qui, entrant en une ame affin de la faire heureusement mourir a soy et revivre a Dieu, la fait despouiller de tous les desirs humains et de l'estime de soy mesme, qui n'est pas moins attachee a l'esprit que la peau a la chair, et la desnue en fin des affections plus aymables, comme sont celles qu'elle avoit aux [160] consolations spirituelles, aux exercices de pieté et a la perfection des vertus, qui sembloyent estre la propre vie de l'ame devote.

            Alhors, Theotime, l'ame a rayson de s'escrier: J'ay osté mes habitz, comme m'en revestiray? j'ay lavé mes pieds de toutes sortes d'affections, comme les souillerois-je derechef? Nue je suis sortie de la main de Dieu, et nue j'y retourneray; le Seigneur m'avoit donné beaucoup de desirs, le Seigneur me les a ostés, son saint nom soit beni. Ouy, Theotime, le mesme Seigneur qui nous fait desirer les vertus en nostre commencement et qui nous les fait prattiquer en toutes occurrences, c'est luy mesme qui nous oste l'affection des vertus et de tous les exercices spirituelz, affin qu'avec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous n'affectionnions rien que le bon playsir de sa divine Majesté. Car, comme la belle et chaste Judith avoit voirement dans ses cabinetz ses beaux habitz de feste, et neanmoins ne les affectionnoit point, ni ne s'en para jamais en sa viduité sinon quand, inspiree de Dieu, elle alla ruiner Holophernes, ainsy, quoy que nous ayons appris la prattique des vertus et les exercices de devotion, si est ce que nous ne les devons point affectionner ni en revestir nostre cœur sinon a mesure que nous sçavons que c'est le bon playsir de Dieu; et comme Judith demeura tous-jours en habit de deuil, sinon en cette occasion en laquelle Dieu voulut qu'elle se mist en pompe, aussi devons nous paisiblement demeurer revestus de nostre misere et abjection, parmi nos imperfections et foiblesses, jusques a ce que Dieu nous exalte a la prattique des excellentes actions.

            On ne peut longuement demeurer en cette nudité, despouillé de toute sorte d'affections: c'est pourquoy, selon l'advis du saint Apostre, apres que nous avons osté les vestemens du viel Adam, il se faut revestir des habitz du nouvel homme, c'est a dire de Jesus Christ. Car ayant tout renoncé, voire mesme les affections des vertus, pour ne vouloir ni de celles-la ni d'autres quelconques qu'autant que le bon playsir divin portera, il [161] nous faut revestir derechef de plusieurs affections, et peut estre des mesmes que nous avons renoncees et resignees; mais il s'en faut derechef revestir, non plus parce qu'elles nous sont aggreables, utiles, honnorables et propres a contenter l'amour que nous avons pour nous mesmes, ains parce qu'elles sont aggreables a Dieu, utiles a son honneur et destinees a sa gloire.

            Eliezer portoit des pendans d'aureilles, des brasseletz et des vestemens neufs pour la fille que Dieu avoit preparee au filz de son maistre; et par effect il les donna a la vierge Rebecca si tost qu'il conneut qu'elle estoit celle la. Il faut des habitz neufs a l'espouse du Sauveur: si pour l'amour de luy elle s'est despouillee de l'affection ancienne qu'elle avoit a ses parens, au païs, a la mayson, aux amis, il faut qu'elle en prenne une toute nouvelle, affectionnant tout cela en son rang, non plus selon les considerations humaines, mais parce que l'Espoux celeste le veut, le commande et l'entend, et qu'il a mis un tel ordre en la charité. Si on s'est desnué de la vielle affection aux consolations spirituelles, aux exercices de la devotion, a la prattique des vertus, voire mesme a nostre propre avancement en la perfection, il se faut revestir d'une autre affection toute nouvelle, aymant toutes ces graces et faveurs celestes non plus parce qu'elles perfectionnent et ornent nostre esprit, mays parce que le nom de Nostre Seigneur en est sanctifié, que son royaume en est enrichi et son bon playsir glorifié.

            Ainsy saint Pierre s'habille dans la prison, non par son election, mais a mesure que l'Ange le luy commande: il met sa ceinture, puis ses sandales, puis ses autres vestemens. Et le glorieux saint Paul, despouillé en un moment de toutes affections: Seigneur, dit-il, que voules vous que je face? c'est a dire: Que vous plait-il que j'affectionne, puisque me jettant a terre vous aves fait mourir ma volonté propre? Hé, Seigneur, mettes vostre bon playsir en sa place et m'enseignes de faire vostre volonté, car vous estes mon Dieu. Theotime, quicomque a tout quitté pour Dieu ne doit [162] rien reprendre que comme Dieu le veut: il ne nourrit plus son cors sinon comme Dieu l'ordonne, affin qu'il serve a l'esprit; il n'estudie plus que pour servir le prochain et sa propre ame, selon l'intention divine; il prattique les vertus, non selon qu'elles sont plus a son gré, mais selon que Dieu le desire.

            Dieu commanda au prophete Isaïe de se despouiller tout nud, et il le fit, marchant et preschant en cette sorte, ou trois jours entiers, comme quelques uns dient, ou trois ans, comme les autres pensent; puis il reprit ses habitz quand le terme que Dieu luy avoit prefigé fut passé. Ainsy se faut il desnuer de toutes affections, petites et grandes, et faut souvent examiner nostre cœur pour voir s'il est bien prest a se devestir, comme fit Isaïe, de tous ses habitz, puis reprendre aussi, quand il en est tems, les affections convenables au service de la charité; affin de mourir en croix tous nuds avec nostre divin Sauveur, et resusciter par apres en un nouvel homme avec luy. L'amour est fort comme la mort pour nous faire tout quitter; il est magnifique comme la resurrection pour nous parer de gloire et d'honneur.

 

 

FIN DU NEUFVIESME LIVRE [163]

 

Livre dixiesme. Du commandement d'aymer Dieu sur toutes choses

 

 

Chapitre premier. De la douceur du commandement que Dieu nous a fait de l'aymer sur toutes choses

 

            L'homme est la perfection de l'univers, l'esprit est la perfection de l'homme, l'amour celle de l'esprit, et la charité celle de l'amour: c'est pourquoy l'amour de Dieu est la fin, la perfection et l'excellence de l'univers. En cela, Theotime, consiste la grandeur et primauté du commandement de l'amour divin que le Sauveur nomme le premier et le tres grand commandement. Ce commandement est comme un soleil qui donne le lustre et la dignité a toutes les loix sacrees, a toutes les ordonnances divines et a toutes les Saintes Escritures. Tout est fait pour ce celeste amour et tout se rapporte a iceluy: de l'arbre sacré de ce commandement dependent tous les conseilz, exhortations, inspirations, et les autres commandemens, comme ses fleurs, et [165] la vie eternelle comme son fruit; et tout ce qui ne tend point a l'amour eternel tend a la mort eternelle. Grand commandement, duquel la parfaite prattique dure en la vie eternelle, ains n'est autre chose que la vie eternelle!

            Mais voyés, Theotime, combien cette loy d'amour est aymable! Hé, Seigneur Dieu, ne suffisoit il pas qu'il vous pleust de nous permettre ce divin amour, comme Laban permit celuy de Rachel a Jacob, sans qu'il vous pleust encor de nous y semondre par exhortations, de nous y pousser par vos commandemens? Mais non, Bonté divine, affin que ni vostre grandeur, ni nostre bassesse, ni pretexte quelcomque ne nous retardast de vous aymer, vous nous le commandés. Le pauvre Apelles, ne se pouvant garder d'aymer, n'osoit toutefois aymer la belle Campaspé, parce qu'elle appartenoit au grand Alexandre; mais quand il eut congé de l'aymer, combien s'en estima-il obligé a celuy qui le luy permettoit! Il ne sçavoit s'il devoit plus aymer, ou cette belle Campaspé qu'un si grand Empereur luy avoit quitté, ou ce grand Empereur qui luy avoit quitté une si belle Campaspé. O vray Dieu, si nous le sçavions entendre, mon cher Theotime, quelle obligation aurions-nous a ce souverain Bien qui non seulement nous permet, mais nous commande de l'aymer! Helas, o Dieu, je ne sçay pas si je dois plus aymer vostre infinie beauté qu'une si divine bonté m'ordonne d'aymer, ou vostre divine bonté qui m'ordonne d'aymer une si tres infinie beauté! O beauté, combien estes vous aymable, m'estant octroyee par une si immense bonté! o bonté, que vous estes amiable de me communiquer une si eminente beauté!

            Dieu, au jour du jugement, imprimera es espritz des damnés l'apprehension de la perte qu'ilz feront, en une façon admirable: car la divine Majesté leur fera clairement voir la souveraine beauté de sa face et les tresors [166] de sa bonté, et a la veüe de cet abisme infini de delices, la volonté, par un effort extreme, se voudra lancer sur iceluy pour s'unir a luy et jouir de son amour; mais ce sera pour neant, d'autant qu'elle sera comme une femme qui, entre les douleurs de l'enfantement, apres avoir enduré des violentes tranchees, des convulsions cruelles et des detresses insupportables, meurt en fin sans pouvoir enfanter. Car a mesme que la claire et belle connoissance de la divine beauté aura penetré les entendemens de ces espritz infortunés, la divine justice ostera tellement la force a la volonté, qu'elle ne pourra nullement aymer cet object que l'entendement luy proposera et representera estre tant aymable; et cette veüe qui devoit engendrer un si grand amour en la volonté, en lieu de cela y fera naistre une tristesse infinie, laquelle sera rendue eternelle par la souvenance qui demeurera a jamais en ces ames perdues de la souveraine beauté qu'ilz auront veüe: souvenance sterile de tout bien, ains fertile de travaux, de peines, de tormens et de desespoirs immortelz; d'autant qu'en la volonté se treuvera tout ensemble une impossibilité, ains une effroyable et eternelle aversion et repugnance d'aymer cette tant desirable excellence. Si que les miserables damnés demeureront a jamais en une rage desesperee, de sçavoir une perfection si souverainement aymable sans en pouvoir jamais avoir ni la jouissance ni l'amour, parce que tandis qu'ilz l'ont peu aymer ilz n'ont pas voulu: ilz brusleront d'une soif d'autant plus violente que le souvenir de cette source des eaux de la vie eternelle aiguisera leurs ardeurs ; ilz mourront immortellement, comme des chiens, d'une faim [167] d'autant plus vehemente, que leur memoire en affinera l'insatiable cruauté par le souvenir du festin duquel ilz auront esté privés:

 

                        Car alhors, fremissant de rage,

                        Le pervers tout sec deviendra;

                        Mais quoy que brasse en son courage

                        Le meschant, tout luy defaudra.

 

            Certes, je ne voudrois pas asseurer que cette veùe de la beauté de Dieu, que les malheureux auront comme en eloyse et a guise d'un esclair, doive estre de mesme clarté que celle des Bienheureux; mais elle sera pourtant si claire qu'ilz verront le Filz de l'homme en sa majesté, ilz verront Celuy qu'ilz ont percé, et par la veüe de cette gloire connoistront la grandeur de leur perte. O si Dieu avoit defendu a l'homme de l'aymer, que de regretz es ames genereuses! que ne feroyent elles pas pour en obtenir la permission! David entra au hazard d'un combat extremement rude, pour avoir la fille du Roy; et qu'est ce que ne fit pas Jacob pour pouvoir espouser Rachel, et le prince Sichem, pour avoir Dina en mariage? Les damnés s'estimeroyent bienheureux s'ilz pensoyent de pouvoir quelque fois aymer Dieu, et les Bienheureux s'estimeroyent damnés s'ilz croyoient de pouvoir estre une fois privés de cet amour sacré.

            Hé, vray Dieu, combien est desirable la suavité de ce commandement, Theotime, puisque si la divine volonté le faysoit aux damnés ilz seroyent en un moment delivrés de leur plus grand malheur, et que les Bienheureux ne sont Bienheureux que par la prattique d'iceluy! O amour celeste, que vous estes aymable a nos ames! et que benie soit a jamais la Bonté laquelle nous commande avec tant de soin qu'on l'ayme, quoy que son amour soit si desirable et necessaire a nostre bonheur que sans iceluy nous ne puissions estre que malheureux! [168]

 

 

Chapitre II. Que ce divin commandement de l'amour tend au Ciel, mais est toutefois donné aux fideles de ce monde

 

            Si aucune loy n'est imfosee au juste, parce que, prevenant la loy et sans avoir besoin d'estre sollicité par icelle, il fait la volonté de Dieu par l'instinct de la charité qui regne en son ame, combien devons nous estimer les Bienheureux de Paradis libres et exemptz de toute sorte de commandemens, puisque, de la jouissance en laquelle ilz sont de la souveraine beauté et bonté du Bienaymé, coule et procede une tres douce mais inevitable necessité en leurs espritz, d'aymer eternellement la tressainte Divinité? Nous aymerons Dieu au Ciel, Theotime, non comme liés et obligés par la loy, mais comme attirés et ravis par la joye que cet object si parfaittement aymable donnera a nos cœurs; alhors la force du commandement cessera pour faire place a la force du contentement, qui sera le fruit et le comble de l'observation du commandement. Nous sommes donques destinés au contentement qui nous est promis en la vie immortelle, par ce commandement qui nous est fait en cette vie mortelle, en laquelle nous sommes, a la verité, obligés de l'observer tres estroittement, puisque c'est la loy fondamentale que le Roy Jesus a donné aux citoyens de la Hierusalem militante, pour leur faire meriter la bourgeoisie et la joye de la Hierusalem triomphante.

            Certes, la haut au Ciel nous aurons un cœur tout libre de passions, une ame toute espuree de distractions, un esprit affranchi de contradictions, et des forces [169] exemptes de repugnances; et partant nous y aymerons Dieu par une perpetuelle et non jamais interrompue dilection, ainsy qu'il est dit de ces quatre animaux sacrés qui, representans les Evangelistes, sans cesser ni jour ni nuit louoyent continuellement la Divinité. O Dieu, quelle joye, quand, establis en ces eternelz tabernacles, nos espritz seront en ce mouvement perpetuel emmi lequel ilz auront le repos tant desiré de leur eternelle dilection!

 

                        Heureux qui loge en ta mayson!

                        Il te loüe en toute sayson.

 

Mais il ne faut pas pretendre a cet amour si extremement parfait, en cette vie mortelle, car nous n'avons pas encor ni le cœur, ni l'ame, ni l'esprit, ni les forces des Bienheureux: il suffit que nous aymions de tout le cœur et de toutes les forces que nous avons. Tandis que nous sommes petitz enfans, nous sommes sages comme petitz enfans, nous parlons en petitz enfans, nous aymons comme petitz enfans; mais quand nous serons parfaitz la haut au Ciel, nous serons quittes de nostre enfance et aymerons Dieu parfaittement. Et ne faut pas non plus, Theotime, que pendant l'enfance de nostre vie mortelle, nous laissions de faire ce qui est en nous, selon qu'il nous est commandé; puisque non seulement nous le pouvons, mais il est tres aysé, tout ce commandement estant de l'amour, et de l'amour de Dieu, qui, estant souverainement bon, est souverainement aymable. [170]

 

 

Chapitre III. Comme tout le cœur estant employé en l'amour sacré, on peut neanmoins aymer Dieu differemment et aymer encor plusieurs autres choses avec Dieu

 

            Qui dit tout ne forclost rien; et toutefois, un homme ne laissera pas d'estre tout a Dieu, tout a son pere, tout a sa mere, tout au prince, tout a la republique, tout a ses enfans, tout a ses amis: en sorte qu'estant tout a un chacun, il sera encor tout a tous. Or cela est ainsy, d'autant que le devoir par lequel on est tout aux uns n'est pas contraire au devoir par lequel on est tout aux autres.

            L'homme se donne tout par l'amour, et se donne tout autant qu'il ayme: il est donq souverainement donné a Dieu lhors qu'il ayme souverainement sa divine bonté; et quand il s'est ainsy donné il ne doit rien aymer qui puisse oster son cœur a Dieu. Or, jamais aucun amour n'oste nos cœurs a Dieu, sinon celuy qui luy est contraire. Sara ne se fasche point de voir [171] Ismaël autour du cher Isaac, tandis qu'il ne se joue point a le hurter et piquer; et la divine Bonté ne s'offence point de voir en nous des autres amours aupres du sien, tandis qu'ilz conservent envers luy la reverence et sousmission qui luy est deüe.

            Certes, Theotime, la haut en Paradis Dieu se donnera tout a nous, et non pas en partie, puysque c'est un tout qui n'a point de parties; mais il se donnera pourtant diversement, et avec autant de differences qu'il y aura de Bienheureux: ce qui se fera ainsy, parce que, se donnant tout a tous et tout a un chacun, il ne se donnera jamais totalement ni a pas un en particulier, ni a tous en general. Or nous nous donnerons a luy selon la mesure qu'il se donnera a nous, car nous le verrons voirement tous face a face ainsy qu'il est en sa beauté, et l'aymerons de cœur a cœur ainsy qu'il est en sa bonté; mays tous toutefois ne le verront pas avec une egale clarté, ni ne l'aymeront pas avec une egale suavité, ains un chacun le verra et l'aymera selon la particuliere mesure de gloire que la divine providence luy a preparee. Nous aurons tous egalement la plenitude de ce divin amour, mais les plenitudes pourtant seront inegales en perfection. Le miel de Narbonne est tout doux, si est bien celuy de Paris: tous deux sont pleins de douceur, mais l'un neanmoins est plein d'une meilleure, plus fine et plus forte douceur; et bien que l'un et l'autre soit tout doux, ni l'un ni l'autre n'est pas toutefois totalement doux. Je fay hommage au prince souverain et je le fay encor au subalterne: j'engage donq envers l'un et envers l'autre toute ma fidelité, et toutefois je ne l'engage pas totalement ni a l'un ni a l'autre; car en celle que je preste, au souverain je n'exclus pas celle du subalterne, et en celle du subalterne je ne comprens pas celle du souverain. Que si au Ciel, ou ces paroles, Tu aymeras le [172] Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, seront si excellemment prattiquees, on aura des si grandes differences en l'amour, ce n'est pas merveille si en cette vie mortelle il y en a beaucoup.

            Theotime, non seulement entre ceux qui ayment Dieu de tout leur cœur il y en a qui l'ayment plus et les autres moins, mais une mesme personne se surpasse maintefois soy mesme en ce souverain exercice de la dilection de Dieu sur toutes choses. Apelles faysoit mieux une fois qu'autre, il se surmontoit aucunefois soy mesme, car bien qu'il mit ordinairement tout son art et toute son attention a peindre Alexandre le Grand, si est ce qu'il ne l'y mettoit pas tous-jours totalement, ni si entierement qu'il ne luy restast des autres effortz; par lesquelz il n'employoit pas ni un plus grand artifice ni une plus grande affection, mais il l'employoit plus vivement et parfaitement: il appliquoit tous-jours tout son esprit a bien faire ces tableaux d'Alexandre, parce qu'il l'appliquoit sans reserve, mais il l'appliquoit aucunefois plus fortement et plus heureusement. Qui ne sçait que l'on proffite en ce saint amour, et que la fin des Saintz est comblee d'un plus parfait amour que le commencement?

            Or, selon la maniere de parler des Saintes Escritures, faire quelque chose de tout son cœur ne veut dire autre chose sinon la faire de bon cœur, sans reserve. O Seigneur, disoit David, je vous ay cherché de tout mon cœur; J'ay crié de tout mon cœur, Seigneur, exauces moy; et la sacree Parole tesmoigne que vrayement il avoit suivi Dieu de tout son cœur. Et nonobstant cela, elle ne laisse pas de dire qu'Ezechias n'eut point son semblable entre tous les roys de Juda, ni devant ni apres luy, qu'il s'unit a Dieu et [173] ne se destourna point de luy: puis, traittant de Josias, elle dit qu'il n'y eut aucun roy devant luy qui luy fust semblable, qui se retournast au Seigneur de tout son cœur, de toute son ame et de toute sa force selon toute la loy de Moyse; nul aussi apres luy ne s'esleva de semblable. Voyes donq, Theotime, je vous prie, voyes comme David, Ezechias et Josias aymerent Dieu de tout leur cœur, et que neanmoins ilz ne l'aymerent pas tous troys egalement, puisque aucun de ces troys n'eut son semblable en cet amour, ainsy que dit le sacré Texte. Tous troys l'aymerent un chacun de tout son cœur, mais pas un d'entr'eux, ni tous troys ensemble ne l'aymerent totalement, ains chacun en sa façon particuliere: si que, comme tous trois furent semblables en ce qu'ilz donnerent un chacun tout son cœur, aussi furent-ilz dissemblables tous trois en la maniere de le donner. Ains, il n'y a point de doute que David, pris a part, ne fut grandement dissemblable a soy mesme en cet amour; et qu'avec son second cœur, que Dieu crea net et pur en luy, et avec son esprit droit, que Dieu renouvella en ses entrailles par la tressainte pœnitence, il ne chantast beaucoup plus melodieusement le cantique de sa dilection, qu'il n'avoit jamais fait avec son cœur et son esprit premier.

            Tous les vrays amans sont egaux en ce que tous donnent tout leur cœur a Dieu, et de toute leur force, mais ilz sont inegaux en ce qu'ilz le donnent tous diversement et avec des differentes façons; dont les uns donnent tout leur cœur de toute leur force moins parfaitement que les autres. Qui le donne tout par le martire, qui tout par la virginité, qui tout par la pauvreté, qui tout par l'action, qui tout par la contemplation, qui tout par l'exercice pastoral; et tous le donnans tout par l'observance des commandemens, les uns pourtant le donnent avec moins de perfection que les autres. [174]

            Ouy mesme Jacob, qui est appelle le saint de Dieu, en Daniel, et que Dieu proteste d'avoir aymé, confesse luy mesme qu'il avoit servi Laban de toutes ses forces. Et pourquoy avoit il servi Laban, sinon pour avoir Rachel qu'il aymoit de toutes ses forces? Il sert Laban de toutes ses forces, il sert Dieu de toutes ses forces; il ayme Rachel de toutes ses forces, il ayme Dieu de toutes ses forces: mais il n'ayme pas pour cela Rachel comme Dieu, ni Dieu comme Rachel. Il ayme Dieu comme son Dieu, sur toutes choses et plus que soy mesme; il ayme Rachel comme sa femme, sur toutes les autres femmes et comme luy mesme. Il ayme Dieu de l'amour absolument et souverainement supreme, et Rachel, du supreme amour nuptial; et l'un des amours n'est point contraire a l'autre, puisque celuy de Rachel ne viole point les privileges et advantages souverains de celuy de Dieu.

            De sorte, Theotime, que le prix de l'amour que nous portons a Dieu depend de l'eminence et excellence du motif pour lequel et selon lequel nous l'aymons, en ce que nous l'aymons pour sa souveraine infinie bonté, comme Dieu et selon qu'il est Dieu. Or, une goutte de cet amour vaut mieux, a plus de force et merite plus d'estime que tous les autres amours qui jamais puissent estre es coeurs des hommes et parmi les choeurs des Anges; car tandis que cet amour vit, il regne et tient le sceptre sur toutes affections, faysant preferer Dieu en sa volonté a toutes choses indifferemment, universellement et sans reserve. [175]

 

 

Chapitre IV. De deux degrés de perfection avec lesquelz ce commandement peut estre observé en cette vie mortelle

 

            Tandis que le grand roy Salomon, jouïssant encor de l'Esprit divin, composoit le sacré Cantique des Cantiques, il avoit, selon la permission de ce tems-la, une grande varieté de dames et damoyselles dediees a son amour en diverses conditions et sous des differentes qualités. Car 1. il y en avoit une qui estoit uniquement l'unique amie toute parfaite, toute rare, comme une singuliere colombe, avec laquelle les autres n'entroyent point en comparayson, et que pour cela il appella de son nom, Sulamite. 2. Il en avoit soixante, qui, apres celle-la, tenoyent le premier degré d'honneur et d'estime, et qui furent nommees reines; outre lesquelles il y avoit, 3. encor quatre vingtz dames qui n'estoyent voirement pas reynes, mais qui pourtant avoyent part au lit royal en qualité d'honnorables et legitimes amies; et finalement, 4. il y avoit des jeunes damoyselles sans nombre, reservees en attente, a guise de pepiniere, pour estre mises en la place des precedentes a mesure qu'elles viendroyent a defaillir.

            Or, sur l'idee de ce qui se passoit en son palais, il [176] descrivit les diverses perfections des ames qui a l'avenir devoyent adorer, aymer et servir le grand Roy pacifique, Jesus Christ Nostre Seigneur. Entre lesquelles il y en a qui, estant nouvellement delivrees de leurs pechés et bien resolues d'aymer Dieu, sont neanmoins encor novices, apprentisses, tendres et foibles: si que elles ayment voirement la divine suavité, mais avec meslange de tant d'autres differentes affections, que leur amour sacré estant encor comme en son enfance, elles ayment avec Nostre Seigneur quantité de choses superflues, vaynes et dangereuses. Et comme un phœnix nouvellement esclos de sa cendre, n'ayant encor que des petites plumes fluettes et des poilz foletz, ne peut faire que des petitz eslans par lesquelz il doit estre dit sauter plustost que voler, ainsy ces tendres jeunes ames, nouvellement nees dans la cendre de leur pœnitence, ne peuvent encor pas prendre l'essor et voler au plein air de l'amour sacré, retenues dans une multitude de mauvaises inclinations et habitudes depravees que les pechés de la vie passee leur ont laissé. Elles sont neanmoins vivantes, animees et enplumees de l'amour, et de l'amour vray, autrement elles n'eussent pas quitté le peché; mais amour neanmoins encor foible et jeune, qui, environné d'une quantité d'autres amours, ne peut pas produire tant de fruitz comme il feroit s'il possedoit entierement le cœur. Tel fut l'enfant prodigue quand, quittant l'infame compaignie ou la harde des porceaux entre lesquelz il avoit vescu, il vint es bras de son pere, a demi nud, tout crasseux, souillé et puant des ordures qu'il avoit contractees parmi ces vilains animaux. Car, qu'est ce quitter les porceaux, sinon se retirer des pechés? et qu'est ce venir tout [177] deschiré, drilleux et puant, sinon avoir encor l'affection embarrassee des habitudes et inclinations qui tendent au peché? Mays cependant il avoit la vie de l'ame, qui est l'amour, et comme un phœnix renaissant de sa cendre il se treuva nouvellement resuscité: il estoit mort, dit son pere, et il est revenu a vie, il est ravivé.

            Or, ces ames sont nommees jeunes filles, au Cantique, d'autant qu'ayant senti l'odeur du nom de l'Espoux, qui ne respire que salut et pardon, elles l'ayment d'un amour vray, mais amour qui, comme elles, est en sa tendre jeunesse. D'autant que tout ainsy que les jeunes fillettes ayment voirement bien leurs espoux, si elles en ont, mais ne laissent pas d'aymer grandement les bagues et bagatelles, et leurs compaignes avec lesquelles elles s'amusent esperdument a jouer, danser et folastrer, s'entretenans avec les petitz oyseaux, petitz chiens, escuyrieux et autres telz jouetz, aussi ces ames jeunes et novices ayment certes bien l'Espoux sacré, mais avec une multitude de distractions et divertissemens volontaires: de sorte que l'aymant par dessus toutes choses, elles ne laissent pas [178] de s'amuser a plusieurs choses qu'elles n'ayment pas selon luy, ains outre luy, hors de luy et sans luy. Certes, comme les menus desreglemens en paroles, en gestes, en habitz, en passetems et folastreries, ne sont pas a proprement parler contre la volonté de Dieu, aussi ne sont ilz pas selon icelle, ains hors d'icelle et sans icelle.

            Mays il y a des ames qui, ayant des-ja fait quelque progres en l'amour divin, ont retranché tout l'amour qu'elles avoyent aux choses dangereuses, et neanmoins ne laissent pas d'avoir des amours dangereux et superflus, parce qu'elles affectionnent avec exces et par un amour trop tendre et passionné ce que Dieu veut qu'elles ayment. Dieu vouloit qu'Adam aymast tendrement Eve, mais non pas aussi si tendrement que pour luy complaire il violast l'ordre que sa divine Majesté luy avoit donné: il n'ayma pas donq une chose superflue ni de soy mesme dangereuse, mais il l'ayma avec superfluité et dangereusement. L'amour de nos parens, amis, bienfacteurs, est de soy mesme selon Dieu, mais nous les pouvons aymer excessivement; comme aussi nos vocations, pour spirituelles qu'elles soyent, et nos exercices de pieté (que toutefois nous devons tant affectionner) peuvent estre aymés desreglement, lhors que l'on les prefere a l'obeissance et au bien plus universel, ou que l'on les affectionne en qualité de derniere fin, bien qu'ilz ne soyent que des moyens et acheminemens a nostre finale pretention, qui est le divin amour. Et ces ames qui n'ayment rien que ce que Dieu veut qu'elles ayment, mais qui excedent en la façon d'aymer, ayment voirement la divine Bonté sur toutes choses, mais non pas en toutes choses; car les choses mesmes qu'il leur est non seulement permis mais ordonné [179] d'aymer selon Dieu, elles ne les ayment pas seulement selon Dieu, ains pour des causes et motifs qui ne sont pas certes contre Dieu, mais bien hors de Dieu: de sorte qu'elles ressemblent au phœnix qui, ayant ses premieres plumes et commençant a se renforcer, se guinde des-ja en plein air, mais n'a pourtant encor asses de force pour demeurer longuement au vol, dont il descend souvent prendre terre pour s'y reposer. Tel fut le pauvre jeune homme qui, ayant observé les commandemens de Dieu des son bas aage, ne desiroit pas les biens d'autruy, mais il affectionnoit trop tendrement ceux qu'il avoit; c'est pourquoy, quand Nostre Seigneur luy conseilla de les donner aux pauvres, il devint tout triste et melancholique: il n'aymoit rien que ce qui luy estoit loysible d'aymer, mais il l'aymoit d'un amour superflu et trop serré.

Ces ames donq, Theotime, ayment voirement trop ardemment et avec superfluité, mais elles n'ayment point les superfluités, ains seulement ce qu'il faut aymer. Et pour cela elles jouissent du lit nuptial du Salomon celeste, c'est a dire des unions, des recueillemens et des repos amoureux dont il a esté parlé au Livre V et VI; mais elles n'en jouissent pas en qualité d'espouses, parce que la superfluité avec laquelle elles affectionnent les choses bonnes, fait qu'elles n'entrent pas fort souvent en ces divines unions de l'Espoux, estant occupees et diverties pour aymer hors de luy et sans luy ce qu'elles ne devroyent aymer qu'en luy et pour luy. [180]

 

 

Chapitre V. De deux autres degrés de plus grande perfection avec lesquelz nous pouvons aymer Dieu sur toutes choses

 

            Or il y a des autres ames qui n'ayment ni les superfluités ni avec superfluité, ains ayment seulement ce que Dieu veut et comme Dieu veut: ames heureuses, puisqu'elles ayment Dieu, et leurs amis en Dieu, et leurs ennemis pour Dieu; elles ayment plusieurs choses avec Dieu, mais pas une sinon en Dieu et pour Dieu; c'est Dieu qu'elles ayment non seulement sur toutes choses mais en toutes choses, et toutes choses en Dieu; semblables au phœnix parfaitement rajeuni et revigoré, que l'on ne void jamais qu'en l'air ou sur les coupeaux des montz qui sont en l'air. Car ainsy ces ames n'ayment rien si ce n'est en Dieu, quoy que toutefois elles ayment plusieurs choses avec Dieu, et Dieu avec plusieurs choses. Saint Luc recite que Nostre Seigneur invita a sa suite un jeune homme qui l'aymoit voirement bien fort, mais il aymoit encor grandement son pere, et pour cela vouloit retourner a luy; et Nostre Seigneur luy retranche cette superfluité d'amour et l'excite a un amour plus pur, affin que non seulement il ayme Nostre Seigneur plus que son pere, mais qu'il n'ayme son pere qu'en Nostre Seigneur: Laisse aux mortz le soin d'ensevelir leurs mortz, mais quant a toy, qui as treuvé la vie, va, et annonce le Royaume de Dieu. Et ces ames, comme vous voyes, Theotime, ayant si grande union avec l'Espoux, elles meritent bien de participer a son rang, et d'estre reynes comme il est Roy, puisqu'elles luy sont toutes dediees, sans [181] division ni separation quelcomque, n'aymans rien hors de luy et sans luy, ains seulement en luy et pour luy.

            Mais en fin, au dessus de toutes ces ames, il y en a une tres uniquement unique, qui est la reyne des reynes, la plus aymante, la plus aymable et la plus aymee de toutes les amies du divin Espoux, qui non seulement ayme Dieu sur toutes choses et en toutes choses, mais n'ayme que Dieu en toutes choses, de sorte qu'elle n'ayme pas plusieurs choses, ains une seule chose, qui est Dieu; et parce que c'est Dieu seul qu'elle ayme en tout ce qu'elle ayme, elle l'ayme egalement par tout, selon que le bon playsir d'iceluy le requiert, hors de toutes choses et sans toutes choses. Si ce n'est qu'Hester qu'Assuerus ayme, pourquoy l'aymera-il plus lhors qu'elle est parfumee et paree que lhors qu'elle est en son habit ordinaire? Si ce n'est que mon Sauveur que j'ayme, pourquoy n'aymeray-je pas autant la montaigne de Calvaire que celle de Tabor, puisqu'il est aussi veritablement en l'une qu'en l'autre? et pourquoy ne diray je pas aussi cordialement en l'une comme en l'autre: Il est bon d'estre icy? J'ayme le Sauveur en Egypte sans aymer l'Egypte; pourquoy ne l'aymeray-je pas au festin de Simon le Lepreux sans aymer le festin? et si je l'ayme entre les blasphemes qu'on respand sur luy sans aymer les blasphemes, pourquoy ne l'aymeray-je pas parfumé de l'unguent pretieux de Magdeleyne sans aymer ni l'unguent ni la senteur? C'est le vray signe que nous n'aymons que Dieu en toutes choses quand nous l'aymons egalement en toutes choses, puisqu'estant tous-jours egal a soy mesme, l'inegalité de nostre amour envers luy ne peut avoir origine que de la consideration de quelque chose qui n'est pas luy. Or, cette sacree amante n'ayme non plus son Roy avec tout l'univers que s'il estoit tout seul sans univers, parce que tout ce qui est hors de Dieu et n'est pas Dieu ne luy est rien. Ame toute pure, qui n'ayme pas mesme le Paradis sinon parce que l'Espoux y est aymé; mais Espoux si souverainement aymé en son Paradis, que s'il n'avoit point de Paradis a donner il n'en seroit ni [182] moins aymable ni moins aymé par cette courageuse amante, qui ne sçait pas aymer le Paradis de son Espoux, ains seulement son Espoux de Paradis, et qui ne prise pas moins le Calvaire tandis que son Espoux y est crucifié, que le Ciel ou il est glorifié. Celuy qui pese une des petites boulettes du cœur de sainte Claire de Montefalco y treuve autant de poids comme il en treuve les pesant toutes trois ensemble; ainsy le grand amour treuve Dieu autant aymable luy seul que toutes les creatures avec luy ensemble, d'autant qu'il n'ayme toutes les creatures qu'en Dieu et pour Dieu.

            De ces ames si parfaites il y en a si peu, que chacune d'icelles est appellee unique de sa mere, qui est la Providence divine; elle est dite unique colombe, qui pour tout n'ayme que son colombeau; elle est nommee parfaite, parce qu'elle est rendue par amour une mesme chose avec la souveraine perfection; dont elle peut dire avec une tres humble verité: Je ne suis que pour mon Bienaymé, et il est tout tourné devers moy. Or, il n'y a que la tressainte Vierge Nostre Dame qui soit parfaitement parvenue a ce degré d'excellence en l'amour de son cher Bienaymé; car elle est une colombe si uniquement unique en dilection, que toutes les autres estans mises aupres d'elle en parangon meritent plustost le nom de corneilles que de colombes. Mays laissans cette nompareille Reyne en son incomparable eminence, on a certes veu des ames qui se sont tellement treuvees en l'estat de ce pur amour, qu'en comparayson des autres elles pouvoyent tenir rang de reynes, de colombes uniques et de parfaites amies de l'Espoux. Car, je vous prie, Theotime, que devoit estre celuy qui de tout son cœur chantoit a Dieu:

 

                        Dans le Ciel, sinon toy, qui me peut estre cher?

                        Et que veux-je icy bas sinon toy rechercher?

 

Et celuy qui s'escrioit: J'ay estimé toutes choses boüe et fange affin de m'acquerir Jesus Christ, ne tesmoigna-il pas qu'il n'aymoit rien hors de son Maistre, [183] et qu'il aymoit son Maistre hors de toutes choses? Et quel pouvoit estre le sentiment de ce grand amant qui souspiroit toute la nuit: «Mon Dieu est pour moy toutes choses?» Telz furent saint Augustin, saint Bernard, les deux saintes Catherines, de Sienne et de Gennes, et plusieurs autres, a l'imitation desquelz un chacun peut aspirer a ce divin degré d'amour. Ames rares et singulieres, qui n'ont plus aucune ressemblance avec les oyseaux dé ce monde, non pas mesme avec le phœnix, qui est si uniquement rare; ains sont seulement representees par cet oyseau que pour son excellente beauté et noblesse on dit n'estre pas de ce monde, ains du Paradis, dont il porte le nom: car ce bel oyseau desdaignant la terre, ne la touche jamais, vivant tous-jours en l'air; de sorte que lhors mesme qu'il veut se delasser, il ne s'attache aux arbres que par des petitz filetz ausquelz il demeure suspendu en l'air, hors duquel et sans lequel il ne peut ni voler ni reposer. Et de mesme, ces grandes ames n'ayment pas, a proprement parler, les creaturès en elles mesmes, ains en leur Createur, et leur Createur en icelles: que si elles s'attachent par la loy de la charité a quelque creature, ce n'est que pour se reposer en Dieu, unique et finale pretention de leur amour; si que, treuvant Dieu es creatures et les creatures en Dieu, elles ayment Dieu et non les creatures, comme ceux peschent aux perles qui, treuvans les perles dans les ouïstres, n'estiment toutefois leur pesche que pour les seules perles.

            Au demeurant, il n'y eut, comme je pense, jamais creature mortelle qui aymast l'Espoux celeste de ce seul amour si parfaitement pur, sinon la Vierge qui fut son Espouse et Mere tout ensemble; ains au contraire, quant a la prattique de ces quatre differences d'amour on ne sçauroit guere vivre qu'on ne passe de l'un a l'autre. Les ames qui, comme jeunes filles, sont encor [184] embarrassees de plusieurs affections vaines et dangereuses, ne laissent pas d'avoir quelquefois des sentimens de l'amour plus pur et supreme; mais parce que ce ne sont que des eloyses et esclairs passagers, on ne peut pas dire que ces ames soyent pour cela hors de l'estat des jeunes filles novices et apprentisses. Et de mesme il arrive quelquefois aux ames qui sont au rang des uniques et parfaites amantes, qu'elles se demettent et relaschent bien fort, voire mesme jusques a commettre des grandes imperfections et des fascheux pechés venielz; comme on void en plusieurs dissentions asses aigres, survenues entre des grans serviteurs de Dieu, ouï mesme entre quelques uns des divins Apostres, que l'on ne peut nier estre tumbés en quelques imperfections, par lesquelles la charité n'estoit pas certes violee, mais ouy bien toutefois la ferveur d'icelle. Or, d'autant neanmoins que ces grandes ames aymoient pour l'ordinaire Dieu de l'amour parfaitement pur, on ne doit pas laisser de dire qu'elles ont esté en l'estat de la parfaite dilection: car, comme nous voyons que les bons arbres ne produisent jamais aucun fruit veneneux, mais ouï bien du fruit verd ou vereux et taré, du guy et de la mousse, ainsy les grans Saintz ne produisent jamais aucun peché mortel, mais ouï bien des actions inutiles, mal meures, aspres, rudes et mal assaysonnees. Et lhors il faut confesser que ces arbres sont fructueux, autrement ilz ne seroyent pas bons; mais il ne faut pas nier non plus que quelques uns de leurs fruitz ne soyent infructueux, car qui niera que les chatons et le guy des arbres ne soit un fruit infructueux? Et qui niera que les menues choleres et les petitz exces de joye, de risee, de vanité et autres telles passions, ne soyent des mouvemens inutiles et illegitimes? et toutefois le juste en produit sept fois le jour, c'est a dire bien souvent. [185]

 

 

Chapitre VI. Que l'amour de Dieu sur toutes choses est commun a tous les amans

 

            Y ayant tant de divers degrés d'amour entre les vrays amans, il n'y a neanmoins qu'un seul commandement d'amour qui oblige generalement et egalement un chacun d'une toute pareille et totalement egale obligation, quoy qu'il soit observé differemment et avec une infinie varieté de perfections, n'y ayant peut estre point d'ames en terre, non plus que d'Anges au Ciel, qui ayent entr'elles une parfaite egalité de dilection; puisque comme une estoile est differente d'avec l'autre estoile en clarté, ainsy en sera-il parmi les Bienheureux resuscités, ou chacun chante un cantique de gloire, et reçoit un nom que nul ne sçait sinon celuy qui le reçoit. Mais quel est donq le degré d'amour auquel le divin commandement nous oblige tous egalement, universellement et tous-jours?

            Ç'a esté un trait de la providence du Saint Esprit qu'en nostre version ordinaire, que sa divine Majesté a canonizee et sanctifiee par le Concile de Trente, le celeste commandement d'aymer est exprimé par le mot de dilection, plustost que par celuy d'aymer. Car, bien que la dilection soit un amour, si est ce qu'elle n'est pas un simple amour, ains un amour accompaigné de choix et d'election, ainsy que la parole mesme le porte, comme remarque le tres glorieux saint Thomas; car ce commandement nous enjoint un amour esleu entre mille, comme le Bienaymé de cet amour est exquis entre mille, ainsy que la bienaymee Sulamite l'a remarqué au Cantique. C'est l'amour qui doit prevaloir [186] sur tous nos amours et regner sur toutes nos passions: et c'est ce que Dieu requiert de nous, qu'entre tous nos amours le sien soit le plus cordial, dominant sur tout nostre cœur; le plus affectionné, occupant toute nostre ame; le plus general, employant toutes nos puissances; le plus relevé, remplissant tout nostre esprit, et le plus ferme, exerçant toute nostre force et vigueur. Et parce que par iceluy nous choisissons et elisons Dieu pour le souverain object de nostre esprit, c'est un amour de souveraine election ou une election de souverain amour.

            Vous sçaves, Theotime, qu'il y a plusieurs especes d'amour: comme, par exemple, il y a un amour paternel, filial, fraternel, nuptial, de societé, d'obligation, de dependence, et cent autres, qui tous sont differens en excellence, et tellement proportionnés a leurs objectz qu'on ne peut bonnement les addresser ou approprier aux autres. Qui aymeroit son pere d'un amour seulement fraternel, certes il ne l'aymeroit pas asses; qui aymeroit sa femme seulement comme son pere, il ne l'aymeroit pas convenablement; qui aymeroit son laquais de l'amour filial, il commettroit une impertinence. L'amour est comme l'honneur: car tout ainsy que les honneurs se diversifient selon la varieté des excellences pour lesquelles on honnore, aussi les amours sont differens selon la diversité des bontés pour lesquelles on ayme. Le souverain honneur appartient a la souveraine excellence, et le souverain amour a la souveraine bonté. L'amour de Dieu est l'amour sans pair, parce que la bonté de Dieu est la bonté nompareille. Escoute, Israël; ton Dieu il est seul Seigneur, et partant tu l'aymeras de tout ton cœur, de toute ton ame, de tout ton entendement et de toute ta force: parce que Dieu est seul Seigneur et que sa bonté est infiniment eminente au dessus de toute bonté, il le faut aymer d'un amour relevé, excellent et puissant au dessus de toute comparayson. C'est cette supreme dilection qui met Dieu en telle estime dedans nos ames, et fait que nous prisons si hautement le bien de luy estre aggreables, que nous le [187] preferons et affectionnons sur toutes choses. Or, ne voyes vous pas, Theotime, que quicomque ayme Dieu de cette sorte, il a toute son ame et toute sa force dediee a Dieu? puisque tous-jours et a jamais, en toutes occurrences, il preferera la bonne grace de Dieu a toutes choses, et sera tous-jours prest de quitter tout l'univers pour conserver l'amour qu'il doit a la divine Bonté. Et c'est en somme l'amour d'excellence ou l'excellence de l'amour qui est commandé a tous les mortelz en general et a un chacun d'iceux en particulier, des lhors qu'ilz ont le franc usage de la rayson: amour suffisant pour un chacun, et necessaire a tous pour estre sauvés.

 

 

Chapitre VII. Esclaircissement du chapitre precedent

 

            On ne connoist pas tous-jours clairement, ni jamais tout a fait certainement, au moins «d'une certitude de foy,» si on a le vray amour de Dieu requis pour estre sauvé; mais on ne laisse pas pourtant d'en avoir plusieurs marques, entre lesquelles la plus asseuree et presque infallible paroist quand quelque grand amour des creatures s'oppose aux desseins de l'amour de Dieu: car alhors, si l'amour divin est en l'ame, il fait paroistre la grandeur du credit et de l'authorité qu'il a sur la volonté, monstrant par effect que non seulement il n'a point de maistre, mais que mesme il n'a point de compaignon, reprimant et renversant tout ce qui le contrarie, et se faisant obeir en ses intentions. Quand la malheureuse trouppe des espritz diaboliques, s'estant revoltee contre son Createur, voulut attirer a sa faction [188] la sainte compaignie des espritz bienheureux, le glorieux saint Michel, animant ses compaignons a la fidelité qu'ilz devoyent a leur Dieu, crioit a haute voix, mais d'une façon angelique, parmi la celeste Hierusalem: Qui est comme Dieu? Et par ce mot il renversa le felon Lucifer avec sa suite, qui se vouloyent egaler a la divine Majesté; et de la, comme on dit, le nom fut imposé a saint Michel, puisque Michel ne veut dire autre chose sinon: Qui est comme Dieu? Et lhors que les amours des choses creées veulent tirer nos espritz a leur parti pour nous rendre desobeissans a la divine Majesté, si le grand amour divin se treuve en l'ame, il fait teste, comme un autre saint Michel, et asseure les puissances et forces de l'ame au service de Dieu par ce mot de fermeté: Qui est comme Dieu? quelle bonté y a-il es creatures, qui doive attirer le cœur humain a se rebeller contre la souveraine bonté de son Dieu?

            Lhors que le saint et brave gentilhomme Joseph conneut que l'amour de sa maistresse tendoit a la ruine de celuy qu'il devoit a son maistre: Ah, dit il, Dieu m'en garde de violer le respect que je dois a mon maistre qui se confie tant en moy! comment donq pourrois-je perpetrer ce crime et pecher contre mon Dieu? Tenes, Theotime, voyla trois amours dans le cœur de l'aymable Joseph, car il ayme sa dame, son maistre et Dieu; mais lhors que celuy de sa dame s'oppose a celuy de son maistre, il le quitte tout court et s'enfuit, comme il eust aussi quitté celuy de son maistre s'il eust esté contraire a celuy de son Dieu. Entre tous les amours, celuy de Dieu doit estre tellement preferé qu'on soit disposé a les quitter tous pour celuy ci seul.

            Sarai donna la servante Agar a son mari Abraham affin qu'elle luy fist des enfans, selon l'usage legitime de ce tems-la; mais Agar ayant conceu mesprisa grandement sa dame Sarai. Jusques a cela on n'eust presque sceu discerner quel estoit le plus grand amour en Abraham, ou celuy qu'il portoit a Sarai ou celuy qu'il avoit pour Agar; car Agar avoit part a son lit comme [189] Sarai, et de plus avoit l'avantage de la fertilité. Mais quand ce vint a mettre ces deux amours en comparayson, le bon Abraham fit bien voir lequel estoit le plus fort; car Sarai ne luy eut pas plus tost remonstré qu'Agar la mesprisoit, qu'il luy respondit: Agar ta chambriere est en ta puissance, fais-en comme tu voudras; si que Sarai affligea des lhors tellement cette pauvre Agar qu'elle fut contrainte de se retirer. La divine dilection veut bien que nous ayons des autres amours, et souvent on ne sçauroit discerner quel est le principal amour de nostre cœur; car ce cœur humain tire maintefois tres affectionnement dans le lit de sa complaysance l'amour des creatures, ains il arrive souvent qu'il multiplie beaucoup plus les actes de son affection envers la creature que ceux de sa dilection envers son Createur. Et la sacree dilection, toutefois, ne laisse pas d'exceller au dessus de tous les autres amours, ainsy que les evenemens font voir quand la creature s'oppose au Createur; car alhors nous prenons le parti de la dilection sacree et luy sousmettons toutes nos autres affections.

            Il y a souvent difference, es choses creées, entre la grandeur et la bonté. Une des perles de Cleopatra valoit mieux que le plus haut de nos rochers, mais celuy ci est bien plus grand: l'un a plus de grandeur, l'autre plus de valeur. On demande quelle est la plus excellente gloire d'un prince, ou celle qu'il acquiert en la guerre par les armes, ou celle qu'il merite en la paix par la justice; et il me semble que la gloire militaire est plus grande, et l'autre meilleure: ainsy qu'entre les instrumens, les tambours et trompettes font plus de bruit, mais les luths et les espinettes font plus de melodie; le son des uns est plus fort, et l'autre plus suave et spirituel. Une once de baume ne respandra pas tant d'odeur qu'une livre d'huile d'aspic, mais la senteur du baume sera tous-jours meilleure et plus aymable. [190]

            Il est vray, Theotime, vous verres une mere tellement embesoignee de son enfant qu'il semble qu'elle n'ayt aucun autre amour que celuy la: elle n'a plus d'yeux que pour le voir, plus de bouche que pour le bayser, plus de poitrine que pour l'allaiter, ni plus de soin que pour l'eslever, et semble que le mari ne luy soit plus rien au prix de cet enfant; mais s'il failloit venir au choix de perdre l'un ou l'autre, on verroit bien qu'elle estime plus le mari, et que si bien l'amour de l'enfant estoit le plus tendre, le plus pressant, le plus passionné, l'autre neanmoins estoit le plus excellent, le plus fort et le meilleur. Ainsy, quand un cœur ayme Dieu en consideration de son infinie bonté, pour peu qu'il ayt de cette excellente dilection, il preferera la volonté de Dieu a toutes choses, et en toutes les occasions qui se presenteront il quittera tout pour se conserver en la grace de la souveraine Bonté, sans que chose quelconque l'en puisse separer: de sorte qu'encor que ce divin amour ne presse ni n'attendrisse tous-jours pas tant le cœur comme les autres amours, si est ce qu'es occurrences il fait des actions si relevees et excellentes qu'une seule vaut mieux que dix millions d'autres. Les connilles ont une fertilité incomparable; les elephantes ne font jamais qu'un veau, mais ce seul elephanteau vaut mieux que tous les connilz du monde: les amours que l'on a pour les creatures foisonnent bien souvent en multitude de productions; mais quand l'amour sacré fait son œuvre, il le fait si eminent qu'il surpasse tout, car il fait preferer Dieu a toutes choses sans reserve. [191]

 

 

Chapitre VIII. Histoire memorable pour faire bien concevoir en quoy gist la force et excellence de l'amour sacré

 

            O mon cher Theotime, que la force de cet amour de Dieu sur toutes choses doit donq avoir une grande estendue! Il doit surpasser toutes les affections, vaincre toutes les difficultés et preferer l'honneur de la bienveuillance de Dieu a toutes choses; mais je dis a toutes choses absolument, sans exception ni reserve quelconque. Et je dis ainsy avec un si grand soin, parce qu'il se treuve des personnes qui quitteroyent courageusement les biens, l'honneur et la vie propre pour Nostre Seigneur, lesquelles neanmoins ne quitteroyent pas pour luy quelqu'autre chose de beaucoup moindre consideration.

            Du tems des empereurs Valerianus et Gallus, il y avoit en Antioche un prestre nommé Saprice et un homme seculier nommé Nicephore, lesquelz, a rayson de l'extreme et longue amitié qu'ilz avoyent eu ensemble, estoyent estimés freres. Et neanmoins il advint qu'en fin, pour je ne sçay quel sujet, cette amitié defaillit, et, selon la coustume, elle fut suivie d'une hayne encor plus ardente, laquelle regna quelque tems entre eux, jusques a ce que Nicephore, reconnoissant sa faute, fit trois divers essais de se reconcilier avec Saprice, auquel, tantost par les uns, tantost par les autres de leurs amis communs, il faisoit porter de sa part toutes les paroles de satisfaction et de sousmission qu'on pouvoit desirer. Mais Saprice, impliable a ses semonces, refusa tous-jours la reconciliation avec autant de fierté comme Nicephore la demandoit avec beaucoup d'humilité; de maniere qu'en fin le pauvre Nicephore, estimant [192] que si Saprice le voyoit prosterné devant luy et requerant le pardon il en seroit plus vivement touché, il le va treuver chez luy, et se jettant courageusement a ses pieds: «Mon Pere,» luy dit-il, «hé, pardonnes moy, je vous supplie, pour l'amour de Nostre Seigneur.» Mais cette humilité fut mesprisee et rejettee comme les precedentes.

            Ce pendant, voyla une aspre persecution qui s'esleve contre les Chrestiens, en laquelle Saprice, entre autres, estant apprehendé, fit merveilles a souffrir mille et mille tourmens pour la confession de la foy, et specialement lhors qu'il fut roulé et agité tres rudement dans un instrument fait expres, a guise de la vis d'un pressoir, sans que jamais il perdit sa constance: dont le gouverneur d'Antioche estant extremement irrité, il le condamna a la mort; en suite dequoy il fut tiré hors de la prison, en public, pour estre mené au lieu ou il devoit recevoir la glorieuse couronne du martyre. Ce que Nicephore n'eut pas plus tost apperceu, que soudain il accourut, et ayant rencontré son Saprice, se prosternant en terre: Helas, crioit il a haute voix, «o martyr de Jesus Christ, pardonnés moy, car je vous ay offencé!» Dequoy Saprice ne tenant conte, le pauvre Nicephore, gaignant vistement le devant par une autre rue, vint derechef en mesme humilité, le conjurant de luy pardonner, en ces termes: «O martyr de Jesus Christ, pardonnes l'offence que je vous ay faite, comme homme que je suis, sujet a faillir; car voyla que des-ormais une couronne vous est donnee par Nostre Seigneur que vous n'aves point renié, ains aves confessé son saint nom devant plusieurs tesmoins.» Mais Saprice, continuant en sa fierté, ne luy respondit pas un seul mot, ains les bourreaux seulement, admirans la perseverance de Nicephore: «Onques,» luy dirent ilz, «nous ne vismes un si grand fol; cet homme va mourir tout maintenant, qu'as-tu besoin de son pardon?» A quoy respondant Nicephore: «Vous ne sçaves pas,» dit il, «ce que je demande au confesseur de Jesus Christ, mais Dieu le sçait.» [193] Or tandis Saprice arriva au lieu du supplice, ou Nicephore derechef s'estant jette en terre devant luy: «Je vous supplie,» faisoit-il, «o martyr de Jesus Christ, de me vouloir pardonner, car il est escrit: Demandés, et il vous sera octroyé.» Paroles lesquelles ne sceurent onques fleschir le cœur felon et rebelle du miserable Saprice qui, refusant obstinement de faire misericorde a son prochain, fut aussi par le juste jugement de Dieu privé de la tres glorieuse palme du martyre; car les bourreaux luy commandans de se mettre a genoux affin de luy trancher la teste, il commença a perdre courage et de capituler avec eux, jusques a leur faire en fin finale cette deplorable et honteuse sousmission: «Hé, de grace, ne me coupés pas la teste, je m'en vay faire ce que les Empereurs ordonnent, et sacrifier aux idoles.» Ce que oyant le pauvre bon Nicephore, la larme a l'œil, il se print a crier: «Ah, mon cher frere, ne veuilles pas, je vous prie, ne veuilles pas transgresser la loy et renier Jesus Christ; ne le quittes pas, je vous supplie, et ne perdes pas la celeste couronne que vous aves acquise par tant de travaux et de tourmens.» Mais helas! ce lamentable prestre, venant a l'autel du martyre pour y consacrer sa vie a Dieu eternel, ne s'estoit pas souvenu de ce que le Prince des Martyrs avoit dit: Si tu apportes ton offrande a l'autel, et tu te resouviens, y estant, que ton frere a quelque chose contre toy, laisse la ton offrande, et va premierement te reconcilier a ton frere, et alhors revenant, tu presenteras ton oblation. C'est pourquoy Dieu repoussa son present, et retirant sa misericorde de luy, permit que non seulement il perdist le souverain bonheur du martyre, mais qu'encor il se precipitast au malheur de l'idolatrie; tandis que l'humble et doux Nicephore, voyant cette couronne du martyre vacante par l'apostasie de l'endurci Saprice, touché d'une excellente et extraordinaire inspiration, se pousse hardiment pour l'obtenir, disant aux archers et bourreaux: «Je suis, mes amis, je suis en verité Chrestien et crois en Jesus Christ que cestuy cy [194] a renié; mettes moy donq, je vous prie, en sa place, et tranches moy la teste.» Dequoy les archers s'estonnant infiniment, ilz en portent la nouvelle au gouverneur, qui ordonna que Saprice fust mis en liberté et que Nicephore fust supplicié: et cela advint le neufviesme febvrier, environ l'an 260 de nostre salut, ainsy que recitent Metaphraste et Surius.

            Histoire effroyable et digne d'estre grandement pesee pour le sujet dont nous parlons; car aves vous veu, mon cher Theotime, ce courageux Saprice comme il estoit hardi et ardent a maintenir la foy, comme il souffre mille tourmens, comme il est immobile et ferme en la confession du nom du Sauveur tandis qu'on le roule et fracasse dans cet instrument fait a mode de vis, et comme il est tout prest de recevoir le coup de la mort pour accomplir le point le plus eminent de la loy divine, preferant l'honneur de Dieu a sa propre vie? Et neanmoins, parce que d'ailleurs il prefere a la volonté divine la satisfaction que son cruel courage prend en la hayne de Nicephore, il demeure court en sa course, et lhors qu'il est sur le point d'aconsuivre et gaigner le prix de la gloire par le martyre, il s'abbat malheureusement et se rompt le col, donnant de la teste dans l'idolatrie.

            Il est donq vray, mon Theotime, que ce ne nous est pas asses d'aymer Dieu plus que nostre propre vie, si nous ne l'aymons generalement, absolument et sans exception quelconque, plus que tout ce que nous affectionnons ou pouvons affectionner. Mais, ce me dires vous, Nostre Seigneur a-il pas assigné l'extremité de l'amour qu'on peut avoir pour luy, quand il dit que plus grande charité ne peut-on avoir que d'exposer sa vie pour ses amis? Il est certes vray, Theotime, qu'entre les particuliers actes et tesmoignages de l'amour divin il n'y en a point de si grand que de subir la mort pour la gloire de Dieu; neanmoins il est vray aussi que ce n'est qu'un seul acte et un seul tesmoignage, qui est voirement le chef d'œuvre de la charité, mais outre lequel il y en a aussi plusieurs autres que la charité [195] requiert de nous, et les requiert d'autant plus ardemment et fortement que ce sont des actes plus aysés, plus communs et ordinaires a tous les amans, et plus generalement necessaires a la conservation de l'amour sacré. O miserable Saprice, oseries vous bien dire que vous aymies Dieu comme il faut aymer Dieu, puisque vous ne preferies pas sa volonté a la passion de la hayne et rancune que vous avies contre le pauvre Nicephore? Vouloir mourir pour Dieu c'est le plus grand, mais non pas certes le seul acte de la dilection que nous devons a Dieu; et vouloir ce seul acte en rejettant les autres, ce n'est pas charité, c'est vanité. La charité n'est point bigearre, et toutefois elle le seroit extremement si voulant plaire au Bienaymé es choses d'extreme difficulté, elle permettoit qu'on luy despleust es choses plus faciles. Comme peut vouloir mourir pour Dieu celuy qui ne veut pas vivre selon Dieu?

            Un esprit bien reglé, ayant volonté de subir la mort pour un ami, subiroit sans doute toute autre chose, puisque celuy-la doit avoir tout mesprisé qui auparavant a mesprisé la mort. Mais l'esprit humain est foible, inconstant et bigearre; c'est pourquoy quelquefois les hommes choisissent plustost de mourir que de subir d'autres peynes beaucoup plus legeres, et donnent volontier leur vie pour des satisfactions extremement niaises, pueriles et vaines. Agripine ayant apris que l'enfant qu'elle portoit seroit voirement Empereur, mais qu'il la feroit par apres mourir: «Qu'il me tue,» dit elle, «pourveu qu'il regne.» Voyes, je vous prie, le desordre de ce cœur follement maternel: elle prefere la dignité de son filz a sa vie. Caton et Cleopatra aymerént mieux souffrir la mort que de voir le contentement et la gloire de leurs ennemis en leur prise; et Lucrece choisit de se donner impiteusement la mort, plustost que de supporter injustement la honte d'un fait auquel, ce semble, elle n'avoit point de coulpe. Combien y a-il de gens qui mourroyent volontier pour leurs amis, qui neanmoins ne voudroyent pas vivre en leur service et obeir a leurs autres volontés? Tel expose [196] sa vie, qui n'exposeroit pas sa bourse. Et quoy qu'il s'en treuve plusieurs qui pour la defense de l'ami engagent leurs vies, il ne s'en treuve qu'un en un siecle qui voulust engager sa liberté, ou perdre une once de la plus vaine et inutile reputation ou renommee du monde, pour qui que ce soit.

 

 

Chapitre IX. Confirmation de ce qui a esté dit, par une comparayson notable

 

            Vous sçaves, Theotime, quelles furent les amours de Jacob pour sa Rachel; et que ne fit il pas pour en tesmoigner la grandeur, la force et la fidelité, des lhors qu'il l'eut saluee aupres du puitz de l'abbreuvoir? Car jamais onques plus il ne cessa de mourir d'amour pour elle; et pour l'avoir en mariage il servit avec une ardeur nompareille sept ans entiers, luy estant encor advis que ce ne fut rien, tant l'amour adoucissoit les travaux qu'il supportoit pour cette bienaymee, de laquelle estant par apres frustré, il servit derechef encor sept ans durant pour l'obtenir, tant il estoit constant, loyal et courageux en sa dilection. Puis en fin l'ayant obtenue, il negligea toutes autres affections, ne tenant mesme presqu'aucun conte du devoir qu'il avoit a Lia, sa premiere espouse, femme de grand merite et bien digne d'estre cherie, et du mespris de laquelle Dieu mesme eut compassion, tant il estoit remarquable.

            Or, apres tout cela, qui suffisoit pour assujettir la plus fiere fille du monde a l'amour d'un amant si fidele, c'est une honte certes de voir la foiblesse que Rachel fit paroistre en l'affection qu'elle avoit pour Jacob. La pauvre Lia n'avoit plus aucun lien d'amour avec Jacob [197] que celuy de sa fertilité, par laquelle elle luy avoit fait quatre enfans masles; le premier desquelz, nommé Ruben, estant allé aux chams en tems de moisson, il y treuva des mandragores, lesquelles il cueillit et dont par apre, estant de retour au logis, il fit present a sa mere. Ce que voyant Rachel: Faites moy part, dit elle a Lia, je vous prie, ma seur, des mandragores que vostre filz vous a donees. Mais vous semble il, respondit Lia, que ce soit peu d'avantage pour vous de m'avoir ravi les amours pretieuses de mon mari, si vous n'aves encores les mandragores de mon enfant? Or sus, repliqua Rachel, donnes moy donq les mandragores, et qu'en eschange mon mari soit avec vous cette nuit. La condition fut acceptee; et comme Jacob revenoit des chams sur le soir, Lia, impatiente de jouir de son eschange, luy alla au devant, et puis, toute comblee de joye: Ce sera ce soir, mon cher Seigneur mon ami, que vous seres pour moy, car j'ay acquis ce bonheur par le moyen des mandragores de mon enfant; et sur cela luy fit le recit de la convention passee entr'elle et sa seur. Mais Jacob, que l'on sçache, ne sonna mot quelconque, estonné, comme je pense, et saisi de cœur entendant l'imbecillité et l'inconstance de Rachel, qui, pour si peu de chose, avoit quitté pour toute une nuit l'honneur et la douceur de sa presence. Car dites la verité, Theotime; fut-ce pas une estrange et tres volage legereté en Rachel, de preferer un bouquet de petites pommes aux chastes amours d'un si aymable mari? Si c'eust esté pour des royaumes, pour des monarchies; mais pour une chetifve poignee de mandragores! Theotime, que vous en semble?

            Et toutefois, revenans a nous, o vray Dieu, combien de fois faisons nous des elections infiniment plus honteuses et miserables! Le grand saint Augustin prit un jour playsir de voir et contempler a loysir des mandragores pour mieux pouvoir discerner la cause pour laquelle Rachel les avoit si ardemment desirees, et il treuva qu'elles estoyent voirement belles a la veüe et d'aggreable senteur, mais du tout insipides et sans [198] goust. Or Pline raconte que quand les chirurgiens en presentent le jus a boire a ceux sur lesquelz ilz veulent faire quelque incision, affin de leur rendre le coup insensible, il arrive maintefois que la seule odeur fait l'operation et endort suffisamment les patiens: c'est pourquoy la mandragore est une plante charmeresse, qui enchante les yeux, les douleurs, les regretz et toutes les passions par le sommeil. Au reste, qui en prend trop longuement l'odeur en devient muet, et qui en boit largement meurt sans remede.

            Theotime, les pompes, richesses et delectations mondaines peuvent-elles estre mieux representees? Elles ont une apparence attrayante, mais qui mord dans ces pommes, c'est a dire, qui sonde leur nature, n'y treuve ni goust ni contentement; neanmoins elles charment et endorment a la vanité de leur odeur, et la renommee que les enfans du monde leur donne estourdit et assomme ceux qui s'y amusent trop attentivement ou qui les prennent trop abondamment. Or, c'est pour de telles mandragores, chimeres et fantosmes de contentemens que nous quittons les amours de l'Espoux celeste: et comment donq pouvons nous dire que nous l'aymons sur toutes choses, puisque nous preferons a sa grace de si chetifves vanités?

            N'est ce pas une lamentable merveille de voir David, si grand a surmonter la hayne, si courageux a pardonner l'injure, estre neanmoins si furieusement injurieux en l'amour, que non content de posseder justement une grande multitude de femmes, il va iniquement usurper et ravir celle du pauvre Urie, et, par une lascheté insupportable, affin de prendre plus a souhait l'amour de la femme, il donne cruellement la mort au mari? Qui n'admirera le cœur de saint Pierre, si hardi entre les soldatz armés que luy seul de toute la trouppe de son Maistre met le fer au poing et frappe, puis, peu apres, est si couard entre les femmes, qu'a la seule parole d'une servante il renie et deteste son Maistre? Et comme peut on treuver si estrange que Rachel quittast les caresses de son Jacob pour des pommes [199] de mandragore, puisqu'Adam et Eve quitterent bien la grace pour une pomme qu'un serpent leur offre a manger?

            En somme, Theotime, je vous dis ce mot digne d'estre noté. Les heretiques sont heretiques et en portent le nom, parce qu'entre les articles de la foy ilz choisissent a leur goust et a leur gré ceux que bon leur semble pour les croire, rejettans les autres et les desadvouans; et les Catholiques sont Catholiques, parce que, sans choix ni election quelconque, ilz embrassent avec egale fermeté et sans exception toute la foy de l'Eglise. Or il en est de mesme es articles de la charité: c'est heresie en la dilection sacree de faire choix entre les commandemens de Dieu, pour en vouloir prattiquer les uns et violer les autres. Celuy qui a dit: Tu ne tueras point, a dit aussi: Tu ne seras point luxurieux; que si tu ne tues point, mais tu commetz la luxure, ce n'est donq pas pour l'amour de Dieu que tu ne tues pas, ains c'est par quelqu'autre motif qui te fait choisir ce commandement plustost que l'autre: choix qui fait l'heresie en matiere de charité. Si quelqu'un me disoit qu'il ne me veut pas couper un bras pour l'amour qu'il me porte, et neanmoins me venoit arracher un œil, ou me rompre la teste, ou me percer le cors de part en part: Hé, ce dirois-je, comme me dites vous que c'est par amour que vous ne me coupes pas un bras, puisque vous m'arraches un œil qui ne m'est pas moins pretieux, ou que vous me donnes de vostre espee a travers le cors, qui m'est encores plus dangereux? C'est une maxime, que «le bien provient d'une cause vrayement entiere, et le mal de chasque defaut.» Pour faire un acte de vraye charité, il faut qu'il procede d'un amour entier, general et universel, qui s'estende a tous les commandemens divins; que si nous manquons d'amour en un seul commandement, nostre amour n'est plus entier ni universel, et le cœur dans lequel il est ne peut estre dit vrayement amant, ni par consequent vrayement bon. [200]

 

 

Chapitre X. Comme nous devons aymer la divine Bonté souverainement plus que nous mesmes

 

            Aristote a eu rayson de dire que le bien est voirement aymable, mays a un chacun principalement son bien propre, de sorte que l'amour que nous avons envers autruy provient de celuy que nous avons envers nous mesmes; car comme pouvoit dire autre chose un philosophe qui non seulement n'ayma pas Dieu, mays ne parla mesme presque jamais de l'amour de Dieu? Amour de Dieu neanmoins qui precede tout amour de nous mesmes, voire selon l'inclination naturelle de nostre volonté, ainsy que j'ay declairé au premier Livre.

            La volonté, certes, est tellement dediee, et, s'il faut ainsy dire, elle est tellement consacree a la bonté, que si une bonté infinie luy est monstree clairement, il est impossible, sans miracle, qu'elle ne l'ayme souverainement. Ainsy les Bienheureux sont ravis et necessités, quoy que non forcés, d'aymer Dieu, duquel ilz voyent clairement la souveraine beauté; ce que l'Escriture monstre asses quand elle compare le contentement qui comble les cœurs de ces glorieux habitans de la Hierusalem celeste a un torrent et fleuve impetueux, duquel on ne peut empescher les ondes qu'elles ne s'espanchent sur les plaines qu'elles rencontrent.

            Mais en cette vie mortelle, Theotime, nous ne sommes pas necessités de l'aymer si souverainement, d'autant que nous ne le connoissons pas si clairement. Au Ciel, ou nous le verrons face a face, nous l'aymerons cœur a cœur; c'est a dire, comme nous verrons tous, un chacun selon sa mesure, l'infinité de sa beauté d'une [201] veüe souverainement claire, aussi serons-nous ravis en l'amour de son infinie bonté d'un ravissement souverainement fort, auquel nous ne voudrons ni ne pourrons vouloir faire jamais aucune resistence. Mais icy bas en terre, ou nous ne voyons pas cette souveraine bonté en sa beauté, ains l'entrevoyons seulement entre nos obscurités, nous sommes a la verité inclinés et allechés, mais non pas necessités de l'aymer plus que nous mesmes; ains plustost, au contraire, quoy que nous ayons cette sainte inclination naturelle d'aymer la Divinité sur toutes choses, nous n'avons pas neanmoins la force de la prattiquer, si cette mesme Divinité ne respand surnaturellement dans nos cœurs sa tressainte charité.

            Or il est vray pourtant que, comme la claire veüe de la Divinité produit infalliblement la necessité de l'aymer plus que nous mesmes, aussi l'entreveüe, c'est a dire la connoissance naturelle de la Divinité, produit infalliblement l'inclination et tendance a l'aymer plus que nous mesmes. Hé, de grace, Theotime, la volonté toute destinee a l'amour du bien, comme en pourroit elle tant soit peu connoistre un souverain, sans estre de mesme tant soit peu inclinee a l'aymer souverainement? Entre tous les biens qui ne sont pas infinis, nostre volonté preferera tous-jours en son amour celuy qui luy est plus proche, et sur tout le sien propre; mais il y a si peu de proportion entre l'infini et le fini, que nostre volonté qui connoist un bien infini est sans doute esbranlee, inclinee et incitee de preferer l'amitié de l'abisme de cette bonté infinie a toute sorte d'autre amour et a celuy la encor de nous mesme.

            Mais sur tout cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu'en nous mesmes, nous vivons plus en luy qu'en nous, et sommes tellement de luy, par luy, pour luy et a luy, que nous ne sçaurions, de sens rassis, penser ce que nous luy sommes et ce qu'il nous est que nous ne soyons forcés de crier: Je suis vostre, Seigneur, et ne dois estre qu'a vous; mon ame est vostre, et ne doit vivre que par vous; ma volonté est vostre, et ne doit aymer que [202] pour vous; mon amour est vostre, et ne doit tendre qu'en vous. Je vous dois aymer comme mon premier principe, puisque je suis de vous; je vous dois aymer comme ma fin et mon repos, puisque je suis pour vous; je vous dois aymer plus que mon estre, puisque mon estre subsiste par vous; je vous dois aymer plus que moy mesme, puisque je suis tout a vous et en vous.

            Que s'il y avoit ou pouvoit avoir quelque souveraine bonté de laquelle nous fussions independans, pourveu que nous peussions nous unir a elle par amour, encor serions nous incités a l'aymer plus que nous mesmes, puisque l'infinité de sa suavité seroit tous-jours souverainement plus forte pour attirer nostre volonté a son amour que toutes les autres bontés, et mesme que la nostre propre.

            Mais si, par imagination de chose impossible, il y avoit une infinie bonté a laquelle nous n'eussions nulle sorte d'appartenance et avec laquelle nous ne peussions avoir aucune union ni communication, nous l'estimerions certes plus que nous mesmes; car nous connoistrions qu'estant infinie, elle seroit plus estimable et aymable que nous, et par consequent nous pourrions faire des simples souhaitz de la pouvoir aymer: mais, a proprement parler, nous ne l'aymerions pas, puisque l'amour regarde l'union; et beaucoup moins pourrions nous avoir la charité envers elle, puisque la charité est une amitié et l'amitié ne peut estre que reciproque, ayant pour fondement la communication et pour fin l'union. Ce que je dis ainsy pour certains espritz chimeriques et vains qui, sur des imaginations impertinentes, roulent bien souvent des discours melancholiques qui les affligent grandement. Mais quant a nous, Theotime, mon cher ami, nous voyons bien que nous ne pouvons pas estre vrays hommes sans avoir inclination d'aymer Dieu plus que nous mesmes, ni vrays Chrestiens sans prattiquer cette inclination: aymons plus que nous mesmes Celuy qui nous est plus que tout et plus que nous mesmes. Amen, il est vray. [203]

 

 

Chapitre XI. Comme la tressainte charité produit l'amour du prochain

 

            Comme Dieu crea l'homme a son image et semblance, aussi a-il ordonné un amour pour l'homme a l'image et semblance de l'amour qui est deu a sa Divinité: Tu aymeras, dit il, le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur; c'est le premier et le plus grand commandement. Or le second est semblable a iceluy: Tu aymeras ton prochain comme toy mesme. Pourquoy aymons nous Dieu, Theotime? «La cause pour laquelle on ayme Dieu,» dit saint Bernard, «c'est Dieu mesme;» comme s'il disoit que nous aymons Dieu parce qu'il est la tres souveraine et tres infinie bonté. Pourquoy nous aymons-nous nous mesmes en charité? Certes, c'est parce que nous sommes l'image et semblance de Dieu. Et puisque tous les hommes ont cette mesme dignité, nous les aymons aussi comme nous mesmes, c'est a dire en qualité de tressaintes et vivantes images de la Divinité. Car c'est en cette qualité-la, Theotime, que nous appartenons a Dieu d'une si estroitte alliance et d'une si aymable dependance, qu'il ne fait nulle difficulté de se dire nostre Pere et nous nommer ses enfans; c'est en cette qualité que nous sommes capables d'estre unis a sa divine essence par la jouissance de sa souveraine bonté et felicité; c'est en cette qualité que nous recevons sa grace et que nos espritz sont associés au sien tressaint, rendus, par maniara de dire, participans de sa divine nature: comme dit saint Leon. Et c'est donq ainsy, que la mesme charité qui produit les actes de l'amour [204] de Dieu, produit quant et quant ceux de l'amour du prochain: et tout ainsy que Jacob vid qu'une mesme eschelle touchoit le ciel et la terre, servant egalement aux Anges pour descendre comme pour monter, nous sçavons aussi qu'une mesme dilection s'estend a cherir Dieu et le prochain, nous relevant a l'union de nostre esprit avec Dieu et nous ramenant a l'amoureuse societé des prochains; en sorte toutefois, que nous aymons le prochain entant qu'il est a l'image et semblance de Dieu, creé pour communiquer avec la divine Bonté, participer a sa grace et jouir de sa gloire.

            Theotime, aymer le prochain par charité c'est aymer Dieu en l'homme ou l'homme en Dieu; c'est cherir Dieu seul pour l'amour de luy mesme, et la creature pour l'amour d'iceluy. Le jeune Tobie, accompaigné de l'ange Raphaël, ayant abordé Raguel son parent, auquel neanmoins il estoit inconneu, Raguel ne l'eut pas plus tost regardé, dit l'Escriture, que se retournant devers Anne, sa femme: Tenes, dit il, voyes combien ce jeune, homme est semblable a mon cousin. Et ayant dit cela, il les interrogea: D'ou estes-vous, jeunes gens, mes chers freres? A quoy ilz respondirent: Nous sommes de la tribu de Nephtali, de la captivité de Ninive. Et il leur dit: Connoisses-vous Tobie mon frere? Ouy, nous le connaissons, dirent-ilz. Et Raguel s'estant mis a dire beaucoup de bien d'iceluy, l'Ange luy dit: Tobie duquel vous vous enqueres, il est propre pere de celuy ci. Lhors Raguel s'avança, et le baysant avec beaucoup de larmes et pleurant sur le col d'iceluy: Benediction sur toy, mon enfant, dit-il, car tu es filz d'un bon et tres bon personnage; et la bonne dame Anne, femme de Raguel, avec Sara sa fille, se mirent aussi a pleurer de tendreté d'amour. Ne remarques vous pas que Raguel, sans connoistre le petit Tobie, l'embrasse, le caresse, le bayse, pleure d'amour sur luy? D'ou provient cet amour sinon de celuy qu'il portoit au viel Tobie le pere, que cet enfant ressembloit si fort? Beni sois tu, dit il: mays pourquoy? non point, certes, [205] parce que tu es un bon jeune homme, car cela je ne le sçay pas encor, mays parce que tu es filz et ressembles a ton pere, qui est un tres homme de bien.

            Hé, vray Dieu, Theotime, quand nous voyons un prochain creé a l'image et semblance de Dieu, ne devrions-nous pas dire les uns aux autres: Tenes, voyes cette creature, comme elle ressemble au Createur? ne devrions-nous pas nous jetter sur son visage, la caresser et pleurer d'amour pour elle? ne devrions-nous pas luy donner mille et mille benedictions? Et quoy donq? pour l'amour d'elle? Non certes, car nous ne sçavons pas si elle est digne d'amour ou de hayne en elle mesme. Et pourquoy donq? O Theotime, pour l'amour de Dieu qui l'a formee a son image et semblance, et par consequent rendue capable de participer a sa bonté en la grace et en la gloire; pour l'amour de Dieu, dis-je, de qui elle est, a qui elle est, par qui elle est, en qui elle est, pour qui elle est, et qu'elle ressemble d'une façon toute particuliere. Et c'est pourquoy non seulement le divin amour commande maintefois l'amour du prochain, mais il le produit et respand luy mesme dans le coeur humain comme sa ressemblance et son image; puisque tout ainsy que l'homme est l'image de Dieu, de mesme l'amour sacré de l'homme envers l'homme est la vraye image de l'amour celeste de l'homme envers Dieu.

            Mais ce discours de l'amour du prochain requiert un traitté a part, que je supplie le souverain Amant des hommes vouloir inspirer a quelqu'un de ses plus excellens serviteurs, puisque le comble de l'amour de la divine bonté du Pere celeste consiste en la perfection de l'amour de nos freres et compaignons. [206]

 

 

Chapitre XII. Comme l'amour produit le zele

 

            Comme l'amour tend au bien de la chose aymee, ou s'y complaysant si elle l'a, ou le luy desirant et pourchassant si elle ne l'a pas, aussi il produit la hayne, par laquelle il fuit le mal contraire a la chose aymee, ou desirant et pourchassant de l'esloigner d'icelle si elle l'a des-ja, ou le divertissant et empeschant de venir si elle ne l'a pas encor: que si le mal ne peut ni estre empesché ni estre esloigné, l'amour au moins ne laisse pas de le faire haïr et detester. Quand donq l'amour est ardent et qu'il est parvenu jusques a vouloir oster, esloigner et divertir ce qui est opposé a la chose aymee, on l'appelle zele; de sorte qu'a proprement parler, le zele n'est autre chose sinon l'amour qui est en ardeur, ou plustost l'ardeur qui est en l'amour. Et partant, quel est l'amour, tel est le zele qui en est l'ardeur: si l'amour est bon, le zele en est bon, si l'amour est mauvais, le zele en est mauvais. Or quand je parle du zele, j'entens encor parler de la jalousie, car la jalousie est une espece de zele; et, si je ne me trompe, il n'y a que cette difference entre l'un et l'autre, que le zele regarde tout le bien de la chose aymee pour en esloigner le mal contraire, et la jalousie regarde le [207] bien particulier de l'amitié pour repousser tout ce qui s'y oppose.

            Quand donques nous aymons ardemment les choses mondaines et temporelles, la beauté, les honneurs, les richesses, les rangs, ce zele, c'est a dire l'ardeur de cet amour, se termine pour l'ordinaire en envie, parce que ces basses choses sont si petites, particulieres, bornees, finies et imparfaites, que quand l'un les possede, l'autre ne les peut entierement posseder: de sorte qu'estans communiquees a plusieurs, la communication en est moins parfaite pour un chacun. Mais quand en particulier nous aymons ardemment d'estre aymés, le zele, ou bien l'ardeur de cet amour, devient jalousie; d'autant que l'amitié humaine, quoy qu'elle soit vertu, si est ce qu'elle a cette imperfection, a rayson de nostre imbecillité, qu'estant departie a plusieurs, la part d'un chacun en est moindre. C'est pourquoy l'ardeur ou zele que nous avons d'estre aymés ne peut souffrir que nous ayons des rivaux et compaignons; et si nous nous imaginons d'en avoir, nous entrons soudain en la passion de jalousie, laquelle, certes, a bien quelque ressemblance avec l'envie, mays ne laisse pas pour cela d'estre fort differente d'avec elle.

            1. L'envie est tous-jours injuste, mays la jalousie est quelquefois juste, pourveu qu'elle soit moderee; car les mariés, par exemple, n'ont ilz pas rayson d'empescher que leur amitié ne reçoive diminution par le partage? 2. Par l'envie nous nous attristons que le prochain ayt un bien plus grand ou pareil au nostre, encor qu'il ne nous oste rien de ce que nous avons; en quoy l'envie est desraysonnable, nous faysant estimer que le bien du prochain soit nostre mal. Mays la jalousie n'est nullement marrie que le prochain ayt du bien, pourveu que ce ne soit pas le nostre; car le jaloux ne seroit pas marri que son compaignon fust aymé des autres femmes, pourveu que ce ne fust pas de la sienne, voire mesme, a proprement parler, on n'est pas jaloux d'un rival sinon apres qu'on estime d'avoir acquise l'amitié de la personne aymee: que si avant cela il y a quelque [208] passion, ce n'est pas jalousie, mais envie. 3. Nous ne presupposons pas de l'imperfection en celuy que nous envions, ains au contraire nous l'estimons avoir le bien que nous luy envions; mais nous presupposons bien que la personne de laquelle nous sommes jaloux soit imparfaite, changeante, corruptible et variable. 4. La jalousie procede de l'amour; l'envie, au contraire, provient du manquement d'amour. 5. La jalousie n'est jamais qu'en matiere d'amour; mais l'envie s'estend en toutes matieres, de biens, d'honneurs, de faveurs, de beauté. Que si quelquefois on est envieux de l'amour qui est porté a quelqu'un, ce n'est pas pour l'amour, ains pour les fruitz qui en dependent: un envieux se soucie peu que son compaignon soit aymé du prince, pourveu qu'il ne soit pas favorisé ni gratifié es occurrences.

 

 

Chapitre XIII. Comme Dieu set jaloux de nous

 

            Dieu dit ainsy: Je suis le Seigneur ton Dieu, fort, jaloux; Le Seigneur a pour son nom, jaloux. Dieu donques est jaloux, Theotime: mais quelle est sa jalousie? Certes, elle semble d'abord estre une jalousie de convoytise, telle qu'est celle des maris pour leurs femmes; car il veut que nous soyons tellement siens, que nous ne soyons en façon quelconque a personne qu'a luy: Nul, dit-il, ne peut servir a deux maistres. Il demande tout nostre cœur, toute nostre ame, tout nostre esprit, toutes nos forces; pour cela mesme il s'appelle nostre Espoux et nos ames ses espouses, et nomme toute sorte d'esloignement de luy fornication, adultere. Et si, il a rayson, ce grand Dieu tout uniquement bon, de vouloir tres parfaitement tout nostre cœur, [209] car nous avons un cœur petit, qui ne peut pas asses fournir d'amour pour aymer dignement la divine Bonté: n'est-il pas donques convenable que, ne luy pouvant donner tout l'amour qu'il seroit requis, il luy donne pour le moins tout celuy qu'il peut? Le bien qui est souverainement aymable ne doit-il pas estre souverainement aymé? Or, aymer souverainement, c'est aymer totalement.

            Cette jalousie neanmoins que Dieu a pour nous, n'est pas en effect une jalousie de convoytise, ains de souveraine amitié; car ce n'est pas son interest que nous l'aymions, c'est le nostre. Nostre amour luy est inutile, mais il nous est de grand proffit, et s'il luy est aggreable c'est parce qu'il nous est profitable; car estant le souverain bien, il se plait a se communiquer par son amour, sans que bien quelcomque luy en puisse revenir; dont il s'escrie, se plaignant des pecheurs, par maniere de jalousie: Ilz m'ont laissé, moy qui suis source d'eau vive, et se sont fouï des cisternes, cistemes dissipees et crevassees, qui ne peuvent retenir les eaux. Voyés un peu, Theotime, je vous prie, comme ce divin Amant exprime delicatement la noblesse et generosité de sa jalousie: Ilz m'ont laissé, dit-il, moy qui suis la source d'eau vive; comme s'il disoit: Je ne me plains pas dequoy ilz m'ont quitté, pour aucun dommage que leur abandonnement me puisse apporter; car quel dommage peut recevoir une source vive si on n'y vient pas puiser de l'eau? laissera-elle pour cela de ruisseler et flotter sur la terre? mais je regrette leur malheur, dequoy m'ayant laissé, ilz se sont amusés a des puitz sans eaux. Que si, par pensee de chose impossible, ilz eussent peu rencontrer quelqu'autre fontaine d'eau vive, je supporterois aysement leur departie d'avec moy, puisque je n'ay nulle pretention en leur amour que celle de leur bonheur; mais me quitter pour perir, m'abandonner pour se precipiter, c'est cela qui me fait estonner et fascher sur leur folie. C'est donq pour l'amour de nous qu'il veut que nous l'aymions, parce que nous ne pouvons cesser de l'aymer sans [210] commencer de nous perdre, et que tout ce que nous luy ostons de nos affections nous le perdons.

            Metz moy, dit le divin Berger a la Sulamite, metz moy comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras. Sulamite, certes, avoit son coeur tout plein de l'amour celeste de son cher Amant, lequel, quoy qu'il ayt tout, ne se contente pas, mais par une sacree desfiance de jalousie veut encor estre sur le cœur qu'il possede, et le cachetter de soy mesme, affin que rien ne sorte de l'amour qui y est pour luy et que rien n'y entre qui puisse y faire du meslange; car il n'est pas assouvi de l'affection dont l'ame de sa Sulamite est comblee, si elle n'est invariable, toute pure, toute unique pour luy. Et pour ne jouïr pas seulement des affections de nostre cœur, ains aussi des effectz et operations de nos mains, il veut estre encor comme un cachet sur nostre bras droit, affin qu'il ne s'estende et ne soit employé que pour les œuvres de son service. Et la rayson de cette demande de l'Amant divin est que, comme la mort est si forte qu'elle separe l'ame de toutes choses et de son cors mesme, aussi l'amour sacré, parvenu jusques au degré du zele, divise et esloigne l'ame de toutes autres affections et l'espure de tout meslange; d'autant qu'il n'est pas seulement aussi fort que la mort, ains il est aspre, inexorable, dur et impiteux a chastier le tort qu'on luy fait quand on reçoit avec luy des rivaux, comme l'enfer est violent a punir les damnés: et tout ainsy que l'enfer, plein d'horreur, de rage et de felonnie, ne reçoit aucun meslange d'amour, aussi l'amour jaloux ne reçoit aucun meslange d'autre affection, voulant que tout soit pour le Bienaymé. Rien n'est si doux que le colombeau, mays rien si impiteux que luy envers sa colombelle, quand il a quelque jalousie. Si jamais vous y aves pris garde, vous aures veu, Theotime, que ce debonnaire animal, revenant de l'essor et treuvant sa partie avec ses compaignons, il ne se peut empescher de ressentir un peu de desfiance qui le rend aspre et bigearre; de sorte que d'abord il la vient environner, grommelant, [211] morguant, trepignant et la frappant a trait d'aisles, quoy qu'il sçache bien qu'elle est fidelle et qu'il la voye toute blanche d'innocence.

            Un jour sainte Catherine de Sienne estoit en un ravissement qui ne luy ostoit pas l'usage des sens, et tandis que Dieu luy faisoit voir des merveilles, un sien frere passa pres d'elle, qui faysant du bruit la divertit, en sorte qu'elle se retourna pour le regarder un seul petit moment. Cette petite distraction survenue a l'improuveu ne fut pas un peché ni une infidelité, ains une seule ombre de peché et une seule image d'infidelité; et neanmoins la tressainte Mere de l'Espoux celeste l'en tança si fort, et le glorieux saint Paul luy en fit une si grande confusion, qu'elle pensa fondre en larmes. Et David restabli en grace par un parfait amour, comme fut il traitté pour le seul peché veniel qu'il commit faysant faire le denombrement de son peuple?

            Mais, Theotime, qui veut voir cette jalousie delicatement et excellemment exprimee, il faut qu'il lise les enseignemens que la seraphique sainte Catherine de Gennes a faitz pour declarer les proprietés du pur amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci: que l'amour parfait, c'est a dire l'amour estant parvenu jusques au zele, ne peut souffrir l'entremise ou interposition, ni le meslange d'aucune autre chose, non pas mesme des dons de Dieu, voire jusques a cette rigueur, qu'il ne permet pas qu'on affectionne le Paradis sinon pour y aymer plus parfaitement la bonté de Celuy qui le donne; de sorte que les lampes de ce pur amour n'ont point d'huile, de lumignon ni de fumee, elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut esteindre; et ceux qui ont ces lampes ardentes en leurs mains, ont la tressainte crainte des chastes espouses, non pas celle des femmes adulteres. Celles la craignent, et celles ci aussi, mais differemment, dit saint Augustin: la chaste espouse craint l'absence de son espoux, l'adultere craint la presence du sien; «celle la craint qu'il s'en aille, et celle ci craint qu'il [212] demeure;» celle la est si fort amoureuse qu'elle en est toute jalouse, celle ci n'est point jalouse parce qu'elle n'est pas amoureuse; celle ci craint d'estre chastiee, et celle la craint de n'estre pas asses aymee, ains, en verité, elle ne craint pas a proprement parler de n'estre pas aymee, comme font les autres jalouses qui s'ayment elles mesmes et veulent estre aymees, mais elle craint de n'aymer pas asses Celuy qu'elle void estre tant aymable que nul ne le peut asses dignement aymer selon la grandeur de l'amour qu'il merite, ainsy que j'ay dit n'a guere. C'est pourquoy elle n'est pas jalouse d'une jalousie interessee, mais d'une jalousie pure, qui ne procede d'aucune convoitise, ains d'une noble et simple amitié: jalousie laquelle par apres s'estend jusques au prochain, avec l'amour duquel elle procede; car, puisque nous aymons le prochain pour Dieu comme nous mesmes, nous sommes aussi jaloux de luy pour Dieu comme nous le sommes de nous mesmes, de sorte que nous voudrions bien mourir pour l'empescher de perir.

            Or, comme le zele est une ardeur enflammee ou une inflammation ardente de l'amour, il a aussi besoin d'estre sagement et prudemment prattiqué; autrement, sous pretexte d'iceluy, on violeroit les termes de la modestie ou discretion, et seroit aysé de passer du zele a la cholere et d'une juste affection a une inique passion: c'est pourquoy, n'estant pas ici le lieu de marquer les conditions du zele, mon Theotime, je vous advertis que pour l'execution d'iceluy vous ayes tous-jours recours a celuy que Dieu vous a donné pour vostre conduite en la vie devote. [213]

 

 

Chapitre XIV. Du zele ou jalousie que nous avons pour Nostre Seigneur

 

            Un chevalier desira qu'un peintre fameux luy fit un cheval courant, et le peintre le luy ayant presenté sur le dos et comme se vautrant, le chevalier commençoit a se courroucer, quand le peintre retournant l'image sans dessus dessous: Ne vous fasches pas, monsieur, dit-il; pour changer la posture d'un cheval courant en celle d'un cheval vautrant, il ne faut que renverser le tableau. Theotime, qui veut bien voir quel zele ou quelle jalousie nous devons avoir pour Dieu, il ne faut sinon bien exprimer la jalousie que nous avons pour les choses humaines, et puis la renverser; car telle devra estre celle que Dieu requiert de nous pour luy.

            Imagines vous, Theotime, la comparayson qu'il y a entre ceux qui jouissent de la lumiere du soleil et ceux qui n'ont que la petite clarté d'une lampe: ceux la ne sont point envieux ni jaloux les uns des autres, car ilz sçavent bien que cette lumiere la est tres suffisante pour tous, que la jouissance de l'un n'empesche point la jouissance de l'autre, et que chacun ne la possede pas moins, encor que tous la possedent generalement, que si un chacun luy seul la possedoit en particulier; mays quant a la clarté d'une lampe, parce qu'elle est petite, courte et insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir en sa chambre, et qui l'a est envié des autres. Le bien des choses mondaines est si chetif et vil, que quand l'un en [214] jouit il faut que l'autre en soit privé; et l'amitié humaine est si courte et infirme, qu'a mesure qu'elle se communique aux uns elle s'affoiblit d'autant pour les autres: c'est pourquoy nous sommes jaloux et faschés quand nous y avons des corrivaux et compaignons. Le cœur de Dieu est si abondant en amour, son bien est si fort infini, que tous le peuvent posseder sans qu'un chacun pour cela le possede moins, cette infinité de bonté ne pouvant estre espuisee, quoy qu'elle remplisse tous les espritz de l'univers; car apres que tout en est comblé, son infinité luy demeure tous-jours toute entiere, sans diminution quelcomque. Le soleil ne regarde pas moins une rose avec mille millions d'autres fleurs que s'il ne regardoit qu'elle seule; et Dieu ne respand pas moins son amour sur une ame, encor qu'il en ayme une infinité d'autres, que s'il n'aymoit que celle la seule, la force de sa dilection ne diminuant point pour la multitude des rayons qu'elle respand, ains demeurant tous-jours toute pleine de son immensité.

            Mays en quoy donq consiste le zele ou la jalousie que nous devons avoir pour la divine Bonté? Theotime, son office est premierement de haïr, fuir, empescher, detester, rejetter, combattre et abbattre, si l'on peut, tout ce qui est contraire a Dieu, c'est a dire a sa volonté, a sa gloire et a la sanctification de son nom. J'ay haï l'iniquité, dit David, et l'ay abominee. Ceux que vous haïsses, o Seigneur, ne les haïssois-je pas, et ne sechois-je pas de regret sur vos ennemis? Mon zele m'a fait pasmer, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles. Au matin je tuois tous les pecheurs de la terre, affin de ruyner et exterminer tous les ouvriers d'iniquité. Voyes, je vous prie, Theotime, ce grand Roy, de quel zele il est animé, et comme il employe les passions de son ame au service de la sainte jalousie: il ne hait pas simplement l'iniquité, mays il l'abomine, il seche de detresse en la voyant, il tumbe en defaillance et definement de cœur, il la persecute, il la renverse et l'extermine. Ainsy Phinees, outré d'un saint zele, transperça saintement d'un coup de glaive [216] cet effronté Israëlite et cette vilaine Madianite qu'il treuva en l'infame traffiq de leur brutalité; ainsy le zele qui devoroit le cœur de nostre Sauveur fit qu'il esloigna, et quant et quant vengea l'irreverence et prophanation que ces vendeurs et achetteurs faisoyent dans le Temple.

            Le zele, 2. nous rend ardemment jaloux pour la pureté des ames qui sont espouses de Jesus Christ, selon le dire du saint Apostre aux Corinthiens: Je suis jaloux de vous de la jalousie de Dieu, car je vous ay promis a un homme, a sçavoir, de vous representer une vierge chaste a Jesus Christ. Eliezer eust esté extremement piqué de jalousie, s'il eust veu la chaste et belle Rebecca, qu'il conduisoit pour estre espousee au filz de son seigneur, en quelque peril d'estre violee, et sans doute il eust peu dire a cette sainte damoyselle: Je suis jaloux de vous de la jalousie que j'ay pour mon maistre, car je vous ay fiancee a un homme pour vous presenter une vierge chaste au filz de mon Seigneur Abraham. Ainsy veut dire le glorieux saint Paul a ses Corinthiens: J'ay esté envoyé de Dieu a vos ames pour traitter le mariage d'une eternelle union entre son Filz nostre Sauveur et vous, et je vous ay promis a luy pour vous representer, ainsy qu'une vierge chaste, a ce divin Espoux; et voyla pourquoy je suis jaloux, non de ma jalousie, mais de la jalousie de Dieu, au nom duquel j'ay traitté avec vous. Cette jalousie, Theotime, faisoit mourir et pasmer tous les jours ce saint Apostre: Je meurs, dit-il, tous les jours pour vostre gloire; Qui est infirme, que je ne sois aussi infirme? qui est scandalisé, que je ne brusle? Voyés, disent les Anciens, voyés quel amour, quel soin et quelle jalousie une mere-poule a pour ses poussins (car Nostre Seigneur n'a pas estimé cette comparayson indigne de son Evangile). La poule est une poule, c'est a dire un animal sans courage ni generosité quelcomque, tandis qu'elle n'est pas mere; mais quand elle l'est devenue elle a un cœur de lion, tous-jours la teste levee, [216] tous-jours les yeux hagards, tous-jours elle va roulant sa veüe de toutes pars, pour peu qu'il y ait apparence de peril pour ses petitz; il n'y a ennemi aux yeux duquel elle ne se jette pour la defense de sa chere couvee, pour laquelle elle a un souci continuel qui la fait tous-jours aller glossant et plaignant: que si quelqu'un de ses poussins perit, quelz regretz! quelle cholere! C'est la jalousie des peres et meres pour leurs enfans, des pasteurs pour leurs ouailles, des freres pour leurs freres. Quel zele des enfans de Jacob, quand ilz sceurent que Dina avoit esté violee! Quel zele de Job, sur l'apprehension et crainte qu'il avoit que ses enfans n'offençassent Dieu! Quel zele de saint Paul pour ses freres selon la chair et pour ses enfans selon Dieu, pour lesquelz il avoit desiré d'estre exterminé comme criminel d'anatheme et d'excommunication! Quel zele de Moyse envers son peuple, pour lequel il veut bien, en certaine façon, estre rayé du livre de vie!

            3. En la jalousie humaine nous craignons que la chose aymee ne soit possedee par quelqu'autre ; mais le zele que nous avons envers Dieu fait que, au contraire, nous redoutons sur toutes choses que nous ne soyons pas asses entierement possedés par iceluy. La jalousie humaine nous fait apprehender de n'estre pas asses aymés; la jalousie chrestienne nous met en peyne de n'aymer pas asses. C'est pourquoy la sainte Sulamite s'escrioit: O le Bienaymé de mon ame, monstres-moy ou vous reposes au midy, affin que je ne m'esgare et que je n'aille a la suite des trouppeaux de vos compaignons. Elle craint de n'estre pas toute a son sacré Berger, et d'estre tant soit peu amusee apres ceux qui se veulent rendre ses rivaux; car elle ne veut qu'en façon du monde les playsirs, les honneurs et les biens exterieurs puissent occuper un seul brin de son amour, qu'elle a tout dedié a son cher Sauveur. [217]

 

 

Chapitre XV. Advis pour la conduite du saint zele

 

            D'autant que le zele est une ardeur et vehemence d'amour, il a besoin d'estre sagement conduit; autrement il violeroit les termes de la modestie et de la discretion. Non pas certes que le divin amour, pour vehement qu'il soit, puisse estre excessif en soy mesme ni es mouvemens ou inclinations qu'il donne aux espritz; mays parce qu'il employe a l'execution de ses projetz l'entendement, luy ordonnant de chercher les moyens de les faire reuscir, et la hardiesse ou cholere pour surmonter les difficultés qu'il rencontre, il advient tres souvent que l'entendement propose et fait prendre des voyes trop aspres et violentes, et que la cholere ou audace, estant une fois esmeüe et ne se pouvant contenir dedans les limites de la rayson, emporte le cœur dans le desordre: en sorte que le zele est, par ce moyen, exercé indiscrettement et desreglement, qui le rend mauvais et blasmable. David envoya Joab avec son armee contre son desloyal et rebelle enfant Absalon, lequel il defendit sur toutes choses qu'on ne touchast point, ordonnant qu'en toutes occurrences on eust soin de le sauver; mais Joab estant en besoigne, eschauffé a la poursuite de la victoire, tua luy mesme de sa main le pauvre Absalon, sans avoir esgard a tout ce que le Roy luy avoit dit. Le zele de mesme employe la cholere contre le mal, et luy ordonne tous-jours tres expressement qu'en destruisant l'iniquité et le peché, elle sauve, s'il se peut, le pecheur et l'inique; mais elle estant une fois en fougue, comme un cheval fort en bouche et bigearre, elle se desrobbe, emporte son homme hors de [218] la lice, et ne pare jamais qu'au defaut d'haleyne. Ce bon pere de famille que Nostre Seigneur descrit en l'Evangile, conneut bien que les serviteurs ardens et violens sont coustumiers d'outrepasser l'intention de leur maistre; car les siens s'offrans a luy pour aller sarcler son champ affin d'en arracher l'ivroÿe: Non, leur dit-il, je ne le veux pas, de peur que d'adventure avec l'ivroye vous ne tiries aussi le froment.

            Certes, Theotime, la cholere est un serviteur qui, estant puissant, courageux et grand entrepreneur, fait aussi d'abord beaucoup de besoigne; mais il est si ardent, si remuant, si inconsideré et impetueux, qu'il ne fait aucun bien que pour l'ordinaire il ne face quant et quant plusieurs maux. Or, ce n'est pas bon mesnage, disent nos gens des chams, de tenir des paons en la mayson, car encor qu'ilz chassent aux araignes et en desfont le logis, ilz gastent toutefois tant les couvertz et les toictz que leur utilité n'est pas comparable au grand degast qu'ilz font. La cholere est un secours donné de la nature a la rayson, et employé par la grace au service du zele pour l'execution de ses desseins, mais secours dangereux et peu desirable: car si elle vient forte elle se rend maistresse, renversant l'authorité de la rayson et les loix amoureuses du zele; que si elle vient foible, elle ne fait rien que le seul zele ne fist luy seul sans elle, et tous-jours elle tient en une juste crainte que, se renforçant, elle ne s'empare du cœur et du zele, les sousmettant a sa tyrannie, tout ainsy qu'un feu artificiel qui, en un moment, embrase un edifice et ne sait-on comme l'esteindre. C'est un acte de desespoir de mettre dans une place un secours estranger qui se peut rendre le plus fort.

            L'amour propre nous trompe souvent et nous donne le change, exerçant ses propres passions sous le nom du zele: le zele s'est jadis servi aucunefois de la cholere; et maintenant la cholere se sert en contrechange du nom du zele, pour, sous iceluy, tenir a couvert son ignominieux desreglement. Or je dis qu'elle se sert du nom du zele, parce qu'elle ne sçauroit se servir du zele en [219] luy mesme; d'autant que c'est le propre de toutes les vertus, mais sur tout de la charité, de laquelle le zele est une dependance, d'estre «si bonnes que nul n'en peut abuser.»

            Un pecheur fameux vint un jour se jetter aux pieds d'un bon et digne prestre, protestant avec beaucoup de sousmission qu'il venoit pour treuver le remede a ses maux, c'est a dire pour recevoir la sainte absolution de ses fautes. Un certain moyne nommé Demophile, estimant, a son advis, que ce pauvre penitent s'approchast trop du saint autel, entra en une cholere si violente que, se ruant sur luy a grans coups de pieds, il le poussa et chassa hors de la, injuriant outrageusement le bon prestre qui selon son devoir avoit doucement recueilli ce pauvre repentant; puis, courant a l'autel il en osta les choses tressaintes qui y estoyent et les emporta, de peur, comme il vouloit faire accroire, que par rapprochement du pecheur le lieu n'eust esté prophané. Or, ayant fait ce bel exploit de zele il ne s'arresta pas la, mais en fit grande feste au grand saint Denis Areopagite par une lettre qu'il luy en escrivit, de laquelle il receut une excellente responce, digne de l'esprit apostolique dont ce grand disciple de saint Paul estoit animé: car il luy fit voir clairement que son zele avoit esté indiscret, imprudent et impudent tout ensemble, d'autant qu'encor que le zele de l'honneur deu aux choses saintes soit bon et louable, si est ce qu'il avoit esté prattiqué contre toute rayson, sans consideration ni jugement quelcomque, puisqu'il avoit employé les coups de pieds, les outrages, injures et reproches, en un lieu, en une occasion et contre des personnes qu'il devoit honnorer, aymer et respecter; si que le zele ne pouvoit estre bon, estant exercé avec un si grand desordre. Mais en cette mesme responce, ce grand Saint recite un autre exemple admirable d'un grand zele procedé d'une ame fort bonne, gastee neanmoins et viciee par l'exces de la cholere qu'elle avoit excitee.

            Un payen avoit seduit et fait retourner a l'idolatrie un Chrestien candiot, nouvellement converti a la foy. [220] Carpus, homme eminent en pureté et sainteté de vie, et lequel il y a grande apparence avoir esté Evesque de Candie, en conceut un si grand courroux qu'onques il n'en avoit souffert de tel; et se laissa porter si avant en cette passion que, s'estant levé a la minuit pour prier selon sa coustume, il concluoit a part soy qu'il n'estoit pas raysonnable que les hommes impies vescussent davantage, priant par grande indignation la divine Justice de faire mourir d'un coup de foudre ces deux pecheurs ensemble, le payen seducteur et le Chrestien seduit. Mais oyes, Theotime, ce que Dieu fit pour corriger l'aspreté de la passion dont le pauvre Carpus estoit outré. Premierement il luy fit voir, comme a un autre saint Estienne, le ciel tout ouvert, et Jesus Christ Nostre Seigneur assis sur un grand throsne, environné d'une multitude d'Anges qui luy assistoyent en forme humaine; puys il vid en bas la terre ouverte comme un horrible et vaste gouffre, et les deux desvoyés auxquelz il avoit souhaité tant de mal, sur le bord de ce precipice, tremblans et presque pasmés d'effroy a cause qu'ilz estoyent prestz a tumber dedans; attirés d'un costé par une multitude de serpens qui, sortans de l'abisme, s'entortilloyent a leurs jambes, et avec les queues les chatouilloyent et provoquoyent a la cheute, et de l'autre costé, certains hommes les poussoyent et frappoyent pour les faire tumber: si qu'ilz sembloyent estre sur le point d'estre abismés dans ce precipice. Or considerés, je vous prie, mon Theotime, la violence de la passion de Carpus; car, comme il racontoit par apres luy mesme a saint Denis, il ne tenoit compte de contempler Nostre Seigneur et les Anges qui se monstroyent au Ciel, tant il prenoit playsir de voir en bas la detresse effroyable de ces deux miserables chetifs, se faschant seulement de ce qu'ilz tardoyent tant a perir, et partant s'essayoit de les precipiter luy mesme. Ce que ne pouvant si tost faire, il s'en despitoit et les maudissoit, jusques a ce qu'en fin, levant les yeux au ciel, il vid le doux et tres pitoyable Sauveur qui, par une extreme pitié et compassion de ce qui se passoit, se levant de son throsne et [221] descendant jusques au lieu ou estoyent ces deux pauvres miserables, leur tendoit sa main secourable, a mesme que les Anges aussi, qui d'un costé qui d'autre, les retenoyent pour les empescher de tomber dans cet espouvantable gouffre. Et pour conclusion, l'amiable et debonnaire Jesus, s'addressant au courroucé Carpus: Tiens, Carpus, dit-il, «frappe desormais sur moy, car je suis prest de patir encor une fois pour sauver les hommes, et cela me seroit aggreable s'il se pouvoit faire sans le peché des autres hommes; mais au surplus, advise ce qui te seroit meilleur, ou d'estre en ce gouffre avec les serpens, ou de demeurer avec les Anges qui sont si grans amis des hommes.»

            Theotime, le saint homme Carpus avoit rayson d'entrer en zele pour ces deux hommes, et son zele avoit justement excitee la cholere contre eux, mays la cholere estant esmeüe avoit laissé la rayson et le zele en derriere; outrepassant toutes les bornes et limites du saint amour, et par consequent du zele qui en est la ferveur, elle avoit converti la hayne du peché en hayne du pecheur, et la tres douce charité en une furieuse cruauté. Ainsy y a-il des personnes qui ne pensent pas qu'on puisse avoir beaucoup de zele si on n'a beaucoup de cholere, n'estimans pas de pouvoir rien accommoder s'ilz ne gastent tout; bien qu'au contraire, le vray zele ne se serve presque jamais de la cholere, car, comme on n'applique pas le fer et le feu aux malades que lhors qu'on ne peut faire autrement, aussi le saint zele n'employe la cholere qu'es extremes necessités. [222]

 

 

Chapitre XVI. Que l'exemple de plusieurs Saintz qui semblent avoir exercé leur zele avec cholere, ne fait rien contre l'advis du chapitre precedent

 

            Il est vray certes, mon ami Theotime, que Moyse, Phinees, Helie, Mathathias et plusieurs grans serviteurs de Dieu se servirent de la cholere pour exercer leur zele en beaucoup d'occasions signalees: mays notes, je vous prie, que c'estoyent aussi des grans personnages, qui sçavoyent bien manier leurs passions et ranger leurs choleres; pareilz a ce brave capitaine de l'Evangile qui disoit a ses soldatz: Alles, et ilz alloyent; venes, et ilz venoyent. Mais nous autres, qui sommes presque tous des certaines petites gens, nous n'avons pas tant de pouvoir sur nos mouvemens; nostre cheval n'est pas si bien dressé que nous le puissions pousser et faire parer a nostre guise. Les chiens sages et bien appris tirent païs ou retournent sur eux mesmes selon que le piqueur leur parle, mais les jeunes chiens apprentifs s'egarent et sont desobeissans: les grans Saintz, qui ont rendu sages leurs passions a force de les mortifier par l'exercice des vertus, peuvent aussi tourner leur cholere a toute main, la lancer et la retirer ainsy que bon leur semble; mais nous autres, qui avons des passions indomtees, toutes jeunes, ou du moins mal apprises, nous ne pouvons lascher nostre [223] ire qu'avec peril de beaucoup de desordre, parce qu'estant une fois en campaigne on ne la peut plus retenir ni ranger comme il seroit requis.

            Saint Denis, parlant a ce Demophile qui vouloit donner le nom de zele a sa rage et furie: Celuy, dit il, qui veut corriger les autres, doit premierement «avoir soin d'empescher que la cholere ne deboute la rayson de l'empire et domination que Dieu luy a donné en l'ame, et qu'elle n'excite une revolte, sedition et confusion dans nous mesmes; de façon que nous n'appreuvons pas vos impetuosités poussees d'un zele indiscret, quand mille fois vous repeteries Phinees et Helie, car telles paroles ne pleurent pas a Jesus Christ quand elles luy furent dites par ses Disciples, qui n'avoyent pas encor participe de ce doux et benin esprit.» Phinees, Theotime, voyant un certain malheureux Israëlite offencer Dieu avec une Moabite, il les tua tous deux; Helie avoit predit la mort d'Ochosias, lequel, indigné de cette prediction, envoya deux capitaines l'un apres l'autre, avec chacun cinquante soldatz pour le prendre, et l'homme de Dieu fit descendre le feu du ciel qui les devora. Or un jour que Nostre Seigneur passoit en Samarie, il envoya en une ville pour y faire prendre son logis, mais les habitans, sachans que Nostre Seigneur estoit Juif de nation et qu'il alloit en Hierusalem, ne le volurent pas loger; ce que voyans saint Jean et saint Jaques, ilz dirent a Nostre Seigneur: Voules vous que nous commandions au feu qu'il descende et qu'il les brusle? Et Nostre Seigneur, se retournant devers eux, les tança, disant: Vous ne sçaves de quel esprit vous estes; le Filz de l'homme n'est pas venu pour perdre les ames, mais pour les sauver.

            C'est cela donq, Theotime, que veut dire saint Denis a Demophile qui alleguoit l'exemple de Phinees et d'Helie; car saint Jean et saint Jaques, qui vouloyent imiter Helie a faire descendre le feu du ciel sur les hommes, furent repris par Nostre Seigneur, qui leur fit entendre que son esprit et son zele estoit doux, [224] debonnaire et gracieux, qui n'employoit l'indignation ou le courroux que tres rarement, lhors qu'il n'y avoit plus esperance de pouvoir profiter autrement. Saint Thomas d'Aquin, ce grand astre de la theologie, estant malade de la maladie de laquelle il mourut au monastere de Fosseneuve, Ordre de Cisteaux, les religieux le prierent de leur faire une briefve exposition du sacré Cantique des Cantiques, a l'imitation de saint Bernard, et il leur respondit: «Mes chers Peres, donnes moy l'esprit de saint Bernard, et j'interpreteray ce divin Cantique comme saint Bernard.» De mesme, certes, si on nous dit a nous autres, petitz Chrestiens, miserables, imparfaitz et chetifs: Serves vous de l'ire et de l'indignation en vostre zele, comme Phinees, Helie, Mathathias, saint Pierre et saint Paul; nous devons respondre: Donnes nous l'esprit de la perfection et du pur zele, avec la lumiere interieure de ces grans Saintz, et nous nous animerons de cholere comme eux. Ce n'est pas le fait de tout le monde de sçavoir se courroucer quand il faut et comme il faut.

            Ces grans Saintz estoyent inspirés de Dieu immediatement, et partant pouvoyent bien employer leur cholere sans peril; car le mesme Esprit qui les animoit a ces exploitz tenoit aussi les resnes de leur juste courroux, affin qu'il n'outrepassast les limites qu'il leur avoit prefigees. Une ire qui est inspiree ou excitee par le Saint Esprit n'est plus l'ire de l'homme, et c'est l'ire de l'homme qu'il faut fuir, puisque, comme dit le glorieux saint Jaques, elle n'opere point la justice de Dieu: et d'effect, quand ces grans serviteurs de Dieu employoient la cholere, c'estoit pour des occurrences si solemnelles et des crimes si excessifz, qu'il n'y avoit nul danger d'exceder la coulpe par la peine.

            Parce qu'une fois le grand saint Paul apelle les Galates insensés, represente aux Candiotz leurs mauvaises inclinations et resiste en face au glorieux saint [225] Pierre son superieur, faut-il prendre licence d'injurier les pecheurs, blasmer les nations, contreroller et censurer nos conducteurs et prelatz? Certes, chacun n'est pas saint Paul pour sçavoir faire ces choses a propos; mays les espritz aigres, chagrins, presumptueux et mesdisans, servans a leurs inclinations, humeurs, aversions et outrecuydances, veulent couvrir leur injustice du manteau du zelef, et chacun, sous le nom de ce feu sacré, se laisse bruler a ses propres passions. Le zele du salut des ames fait desirer la prelature, a ce que dit cet ambitieux; fait courir ça et la le moyne destiné au choeur, a ce que dit cet esprit inquiete; fait faire des rudes censures et murmurations contre les prelatz de l'Eglise et contre les princes temporelz, a ce que dit cet arrogant. Il ne se parle que de zele, et on ne void point de zele, ains seulement des mesdisances, des choleres, des haynes, des envies et des inquietudes d'esprit et de langue.

            On peut prattiquer le zele en troys façons. Premierement, en faysant des grandes actions de justice pour repousser le mal: et cela n'appartient qu'a ceux qui ont les offices publiqs de corriger, censurer et reprendre en qualité de superieurs, comme les princes, magistratz, prelatz, predicateurs; mays parce que cet office est respectable, chacun l'entreprend, chacun s'en veut mesler. Secondement, on use du zele en faysant des actions de grande vertu pour donner bon exemple, suggerant les remedes au mal, exhortant a les employer, operant le bien opposé au mal qu'on desire exterminer; ce qui appartient a un chacun, et neanmoins peu de gens le veulent faire. En fin, on exerce le zele tres excellemment en souffrant et patissant beaucoup pour [226] empescher et destourner le mal; et presque nul ne veut cette sorte de zele. Le zele specieux est ambitionné, c'est celuy auquel chacun veut employer son talent; sans prendre garde que ce n'est pas le zele que l'on y cherche, mais la gloire et l'assouvissement de l'outrecuydance, cholere, chagrin et autres passions.

            Certes, le zele de Nostre Seigneur parut principalement a mourir sur la croix pour destruire la mort et le peché des hommes: en quoy il fut souverainement imité par cet admirable vaisseau d'election et de dilection, ainsy que le represente le grand saint Gregoire Nazianzene en paroles dorees; car, parlant de ce saint Apostre: «Il combat pour tous,» dit-il, «il respand des prieres pour tous, il est passionné de jalousie envers tous, il est enflammé pour tous, ains mesme il a osé plus que cela pour ses freres selon la chair; en sorte que, pour dire aussi moy mesme ceci fort hardiment, il desire par charité qu'iceux soyent mis en sa place aupres de Jesus Christ. O excellence de courage et de ferveur d'esprit incroyable! il imite Jesus Christ qui pour nous fut fait malediction, qui prit nos infirmités et porta nos maladies; ou, affin que je parle plus sobrement, luy le premier apres le Sauveur ne refuse pas de souffrir et d'estre reputé impie a leur occasion.» Ainsy donq, Theotime, comme nostre Sauveur fut fouetté, condamné, crucifié, en qualité d'homme voué, destiné et dedié a porter et supporter les opprobres, ignominies et punitions deues a tous les pecheurs du monde, et a servir de sacrifice general pour le peché, ayant esté fait comme anatheme, separé et abandonné de son Pere eternel, de mesme [227] aussi, selon la veritable doctrine de ce grand Nazianzene, le glorieux Apostre saint Paul desira d'estre comblé d'ignominie, crucifié, separé, abandonné et sacrifié pour le peché des Juifz, affin de porter pour eux l'anatheme et la peine qu'ilz meritoyent. Et comme nostre Sauveur porta de sorte les pechés du monde, et fut fait tellement anatheme, sacrifié pour le peché et delaissé de son Pere qu'il ne laissa pas d'estre perpetuellement le Filz bienaymé, auquel le Pere prenoit son bon playsir, aussi le saint Apostre desira bien d'estre anatheme et separé de son Maistre pour estre abandonné d'iceluy et delaissé a la merci des opprobres et punitions deues aux Juifz, mais il ne desira pas pourtant jamais d'estre privé de la charité et grace de son Seigneur, de laquelle rien aussi ne le pouvoit jamais separer; c'est a dire, il desira d'estre traitté comme un homme separé de Dieu, mais il ne desira pas d'en estre par effect separé, ni privé de sa grace, car cela ne peut estre saintement desiré. Ainsy l'Espouse celeste confesse que l'amour estant fort comme la mort, laquelle sapara l'ame du cors, le zele, qui est un amour ardent, est encor bien plus fort, car il ressemble a l'enfer qui sapara l'ame de la veue de Nostre Seigneur: mays jamais il n'est dit ni ne se peut dire que l'amour ou le zele soit semblable au paché, qui seul separe de la grace de Dieu. Et comme se pourroit il faire que l'ardeur de l'amour peust faire desirer d'estre saparé de la grace, puisque l'amour est la grace mesme, ou du moins ne peut estre sans la grace? Or le zele du grand saint Paul fut prattiqué en quelque sorte, ce me semble, par le petit saint Paul, je veux dire par saint Paulin, qui, pour oster un esclave de son esclavage, [228] se rendit esclave luy mesme, sacrifiant sa liberté pour la rendre a son prochain.

             «O que bienheureux est,» dit saint Ambroyse, celuy qui sçait la discipline du zele!» «Tres facilement,» dit saint Bernard, «le diable se jouera de ton zele si tu negliges la science;» «que donques ton zele soit enflammé de charité, embelli de science, affermi de constance.» Le vray zele est enfant de la charité, car c'en est l'ardeur: c'est pourquoy, comme elle, il est patient, benin, sans trouble, sans contention, sans hayne, sans envie, se res-jouissant de la verité. L'ardeur du vray zele est pareille a celle du chasseur, qui est diligent, soigneux, actif, laborieux et tres affectionné au pourchas, mais sans cholere, sans ire, sans trouble; car si le travail des chasseurs estoit cholere, ireux, chagrin, il ne seroit pas si aymé ni affectionné: et de mesme, le vray zele a des ardeurs extremes, mais constantes, fermes, douces, laborieuses, egalement amiables et infatigables; tout au contraire, le faux zele est turbulent, brouillon, insolent, fier, cholere, passager, egalement impetueux et inconstant.

 

 

Chapitre XVII. Comme Nostre Seigneur prattiqua tous les plus excellens actes de l'amour

 

            Ayant si longuement parlé des actes sacrés du divin amour, affin que plus aysement et saintement vous en conservies la memoire je vous en presente un recueil et abbregé. La charité de Jesus Christ nous presse, dit [229] le grand Apostre: ouy certes, Theotime, elle nous force et violente par son infinie douceur, prattiquee en tout l'ouvrage de nostre redemption, auquel s'est apparue la benignité et amour de Dieu envers les hommes; car, qu'est-ce que ce divin Amant ne fit pas en matiere d'amour?

            1. Il nous ayma d'amour de complaysance, car ses delices furent d'estre avec les enfans des hommes et d'attirer l'homme a soy, se rendant homme luy mesme. 2. Il nous ayma d'amour de bienveuillance, jettant sa propre Divinité en l'homme, en sorte que l'homme fut Dieu. 3. Il s'unit a nous par une conjunction incomprehensible, en laquelle il adhera et se serra a nostre nature si fortement, indissolublement et infiniment, que jamais rien ne fut si estroittement joint et pressé a l'humanité qu'est maintenant la tressainte Divinité en la Personne du Filz de Dieu. 4. Il s'escoula tout en nous, et, par maniere de dire, fondit sa grandeur pour la reduire a la forme et figure de nostre petitesse; dont il est appellé source d'eau vive, rosee et pluye du Ciel. 5. Il a esté en extase, non seulement en ce que, comme dit saint Denis, a cause de l'exces de son amoureuse bonté il devient en certaine façon hors de soy mesme, estendant sa providence sur toutes choses et se treuvant en toutes choses; mais aussi en ce que, comme dit saint Paul, il s'est en quelque sorte quitté soy mesme, il s'est vuidé de soy mesme, il s'est espuisé de sa grandeur, de sa gloire, il s'est demis du throsne de son incomprehensible majesté, et, s'il faut ainsy parler, il s'est aneanti soy mesme pour venir a nostre humanité nous remplir de sa Divinité, nous combler de sa bonté, nous eslever a sa dignité et nous donner le divin estre d'enfans de Dieu. Et Celuy duquel si souvent il est escrit: Je vis moy mesme, dit le Seigneur, il a peu dire par apres, selon le langage de son Apostre: Je vis moy mesme, non plus moy mesme, mais l'homme vit en moy; Ma vie c'est l'homme, et mourir pour l'homme c'est mon proffit; Ma vie est cachee avec l'homme en Dieu. Celuy qui [230] habitoit en soy mesme habite maintenant en nous, et Celuy qui estoit vivant es siecles dans le sein de son Pere eternel fut par apres mortel dans le giron de sa Mere temporelle; Celuy qui vivoit eternellement de sa vie divine vescut temporellement de la vie humaine, et Celuy qui jamais eternellement n'avoit esté que Dieu sera eternellement a jamais encor homme, tant l'amour de l'homme a ravi Dieu et l'a tiré a l'extase!

            6. Il admira souvent par dilection, comme il fit le Centenier et la Cananee. 7. Il contempla le jeune homme qui avoit jusques a l'heure gardé les commandemens et desiroit d'estre acheminé a la perfection. 8. Il prit une amoureuse quietude en nous, et mesme avec quelque suspension des sens, emmi le ventre de sa Mere et en son enfance. 9. Il a eu des tendretés admirables envers les petitz enfans qu'il prenoit entre ses bras et dorlotoit amoureusement; envers Marthe et Magdeleyne, envers le Lazare qu'il pleura, comme sur la cité de Hierusalem. 10. Il fut animé d'un zele nompareil, qui, comme dit saint Denis, se convertit en jalousie, detournant, entant qu'il fut en luy, tout mal de sa bienaymee nature humaine, au peril, ains au prix de sa propre vie; chassant le diable, prince de ce monde, qui sembloit estre son rival et compaignon. 11. Il eut mille et mille langueurs amoureuses; car, d'ou pouvoyent proceder ces divines paroles: Je dois estre baptizé de baptesme; et comme suis-je angoissé et pressé jusques a ce que je l'accomplisse? Il ne voyoit l'heure d'estre baptizé en son sang et languissoit jusques a ce qu'il le fut, l'amour qu'il nous portoit le pressant affin de nous voir deslivrés par sa mort de la mort eternelle. Ainsy fut-il triste et sua le sang de detresse au jardin des Olives, non seulement pour l'extreme douleur que son ame sentoit en la partie inferieure de sa rayson, mais aussi pour l'extreme amour qu'il nous portoit en la superieure portion d'icelle, la douleur luy donnant horreur de la mort et l'amour luy donnant un extreme desir d'icelle; en sorte qu'un tres aspre combat et une cruelle agonie se fit entre le desir [231] et l'horreur de la mort, jusques a grande effusion de sang, qui coula comme d'une vive source, ruisselant jusques a terre.

            12. En fin, Theotime, ce divin Amoureux mourut entre les flammes et ardeurs de la dilection, a cause de l'infinie charité qu'il avoit envers nous et par la force et vertu de l'amour; c'est a dire, il mourut en l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour. Car, bien que les cruelz supplices fussent tres suffisans pour faire mourir qui que ce fut, si est ce que la mort ne pouvoit jamais entrer dans la vie de Celuy qui tient les clefs de la vie et de la mort, si le divin amour, qui manie ces clefs, n'eust ouvert les portes a la mort affin qu'elle allast saccager ce divin cors et luy ravir la vie; l'amour ne se contentant pas de l'avoir rendu mortel pour nous, s'il ne le rendoit mort. Ce fut par election, et non par la force du mal, qu'il mourut: Nul ne m'oste ma vie, dit-il, mais je la laisse et quitte moy mesme; j'ay puissance de la quitter et de la prendre derechef moy mesme; Il fut offert, dit Isaïe, parce qu'il le voulut. Et partant il n'est pas dit que son esprit s'en alla, le quitta et se separa de luy; mais, au contraire, qu'il mit son esprit dehors, l'expira, le rendit et le remit es mains de son Pere eternel: si que saint Athanase remarque qu'il baissa la teste pour mourir, affin de consentir et pencher a la venue de la mort, laquelle autrement n'eust osé s'approcher de luy; et criant a pleine voix il remet son esprit a son Pere, pour monstrer que comme il avoit asses de force et d'haleyne pour ne point mourir, il avoit aussi tant d'amour qu'il ne pouvoit plus vivre sans faire revivre par sa mort ceux qui sans cela ne pouvoyent jamais eviter la mort, ni pretendre a la vraye vie. C'est pourquoy la mort du Sauveur fut un vray sacrifice, et sacrifice d'holocauste, que luy mesme offrit a son Pere pour nostre redemption; car encor que les peynes et douleurs de sa Passion fussent si grandes et fortes que tout autre homme en fust mort, si est ce que, quant a luy, il n'en fust jamais mort s'il n'eust voulu, et que le feu de son infinie [232] charité n'eust consumé sa vie. Il fut donq le sacrificateur luy mesme qui s'offrit a son Pere, et s'immola en amour, a l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour.

            Mays, Theotime, gardés bien pourtant de dire que cette mort amoureuse du Sauveur se soit faite par maniere de ravissement; car l'object pour lequel sa charité le porta a la mort n'estoit pas tant aymable qu'il peust ravir a soy cette divine ame, laquelle sortit donq de son cors par maniere d'extase, poussee et lancee par l'affluence et force de l'amour, comme l'on void la myrrhe pousser dehors sa premiere liqueur par sa seule abondance, sans qu'on la presse ni tire aucunement, selon ce que luy mesme disoit, ainsy que nous avons remarqué: Personne ne m'oste ni ravit mon ame, mais je la donne volontairement. O Dieu! Theotime, quel brasier pour nous enflammer a faire les exercices du saint amour pour le Sauveur tout bon, voyans qu'il les a si amoureusement prattiqués pour nous qui sommes si mauvais! Cette charité donq de Jesus Christ nous presse.

 

 

FIN DU DIXIESME LIVRE [233]

 

Livre unziesme. De de la souveraine authorité que l'amour sacré tient sur toutes les vertus, actions et perfections de l'ame

 

 

Chapitre premier. Combien toutes les vertus sont aggreables a Dieu

 

            La vertu est si aymable de sa nature que Dieu la favorise par tout ou il la void. Les payens, quoy qu'ennemis de sa divine Majesté, prattiquoyent parfois quelques vertus humaines et civiles desquelles la condition n'estoit pas au dessus des forces de l'esprit raysonnable: or, vous pouves penser, Theotime, combien cela estoit peu de chose. Certes, encor que ces vertus eussent beaucoup d'apparence, si est ce qu'en effect elles estoyent de peu de valeur, a cause de la bassesse de l'intention de ceux qui les prattiquoyent, qui ne travailloyent presque que pour l'honneur, ainsy que dit saint Augustin, ou pour quelqu'autre pretention fort legere, comme est celle de l'entretien de la societé civile, ou pour quelque petite [235] inclination qu'ilz avoyent au bien, laquelle ne rencontrant point de grande contrarieté, les portoit a des menues actions de vertu, comme par exemple, a s'entresaluer, a secourir les amis, vivre sobrement, ne point desrobber, servir fidelement les maistres, payer les gages aux ouvriers. Et toutefois, quoy que cela fut ainsy mince et environné de plusieurs imperfections, Dieu en sçavoit gré a ces pauvres gens et les en recompensoit abondamment.

            Les sages femmes auxquelles Pharao donna charge de faire perir tous les masles des Israëlites estoyent sans doute Egyptiennes et payennes, car s'excusant dequoy elles n'avoyent pas executé la volonté du Roy: Les femmes Hebrieuses, disoyent elles, ne sont pas comme les Egyptiennes, car elles sçavent l'art de recevoir les enfans, et devant que nous allions a elles, elles ont enfanté. Excuse qui n'eust pas esté a propos si ces sages femmes eussent esté Hebrieuses, et n'est pas croyable que Pharao eust donné une commission si impiteuse contre les Hebrieuses a des femmes Hebrieuses, de mesme nation et religion; et aussi Josephe tesmoigne qu'en effect elles estoyent Egyptiennes. Or, toutes Egyptiennes et payennes qu'elles estoyent, elles craignirent d'offencer Dieu par une cruauté si barbare et desnaturee, comme eust esté celle du massacre de tant de petitz enfans: dequoy la divine Douceur leur sceut si bon gré, qu'elle leur edifia des maysons, c'est a dire les rendit plantureuses en enfans et en biens temporelz.

            Nabuchodonosor, roy de Babylone, avoit combattu en une guerre juste contre la ville de Tyr que la justice divine vouloit chastier; et Dieu dit a Ezechiel qu'en recompense il donneroit l'Egypte en proye a Nabuchodonosor et a son armee, parce, dit Dieu, qu'ilz ont travaillé pour moy. Donques, adjouste saint Hierosme au Commentaire, «nous apprenons que si les payens mesmes font quelque bien, ilz ne sont point laissés sans salaire par le jugement de Dieu.» Ainsy Daniel exhorta Nabuchodonosor infidele, de racheter [236] ses pechés par aumosnes, c'est a dire de se racheter des peynes temporelles deües a ses pechés, dont il estoit menacé. Voyes-vous donq, Theotime, combien il est vray que Dieu fait estat des vertus, encor qu'elles soyent prattiquees par des personnes qui sont d'ailleurs mauvaises? S'il n'eust aggreé la misericorde des sages femmes et la justice de la guerre des Babyloniens, eust-il pris le soin, je vous prie, de les salarier? et si Daniel n'eust sceu que l'infidelité de Nabuchodonosor n'empescheroit pas que Dieu n'aggreast ses aumosnes, pourquoy les luy eust il conseillees? Certes, l'Apostre nous asseure que les payens, qui n'ont pas la foy, font naturellement ce qui appartient a la loy: et quand ilz le font, qui peut douter qu'ilz ne fassent bien et que Dieu n'en fasse conte? Les payens conneurent que le mariage estoit bon et necessaire, ilz virent qu'il estoit convenable d'eslever les enfans es artz, en l'amour de la patrie, en la vie civile, et ilz le firent: or je vous laisse a penser si Dieu ne treuvoit pas bon cela, puisqu'il avoit donné la lumiere de la rayson et l'instinct naturel a cette intention.

            La rayson naturelle est un bon arbre que Dieu a planté en nous, les fruitz qui en proviennent ne peuvent estre que bons: fruitz qui en comparayson de ceux qui procedent de la grace sont a la verité de tres petit prix, mais non pas pourtant de nul prix, puisque Dieu les a prisés et pour iceux a donné des recompenses temporelles; ainsy que, selon le grand saint Augustin, il salaria les vertus morales des Romains de la grande estendue et magnifique reputation de leur Empire.

            Le peché rend sans doute l'esprit malade, qui partant ne peut pas faire des grandes et fortes operations, mais ouy bien des petites, car toutes les actions des malades ne sont pas malades: encor parle on, encor void on, encor ouït on, encor boit on. L'ame qui est en peché peut faire des biens qui, estans naturelz, sont recompensés de salaires naturelz, estans civilz, sont payés de monnoye civile et humaine, c'est a dire par des commodités temporelles. Le pecheur n'est pas en la condition des diables, [237] desquelz la volonté est tellement detrempee et incorporee au mal qu'elle ne peut vouloir aucun bien. Non, Theotime, le pecheur en ce monde n'est pas ainsy: il est la, emmi le chemin entre Hierusalem et Hierico, blessé a mort, mais non pas encor mort, car, dit l'Evangile, il est laissé a moitié vivant; et comme il est a moitié vif, il peut aussi faire des actions a moitié vives. Il ne sçauroit voirement marcher, ni se lever, ni crier a l'ayde, non pas mesme parler, sinon languidement, a cause de son cœur failly, mais il peut bien ouvrir les yeux, remuer les doigtz, souspirer, dire quelque parole de plainte; actions foibles, et nonobstant lesquelles il mourroit miserablement sur son sang, si le misericordieux Samaritain ne luy eust appliqué son huyle et son vin, et ne l'eust emporté au logis pour le faire panser et traitter a ses propres despens. La naturelle rayson est grandement blessee et comme a moitié morte par le peché: c'est pourquoy, ainsy mal en point, elle ne peut observer tous les commandemens, qu'elle void bien pourtant estre convenables; elle connoist son devoir, mais elle ne peut le rendre, et ses yeux ont plus de clarté pour luy monstrer le chemin que ses jambes de force pour l'entreprendre.

            Le pecheur peut voirement bien observer quelques uns des commandemens par ci par la, ains il peut mesme les observer tous pour quelque peu de tems, lhors qu'il ne se presente point de sujet relevé auquel il faille prattiquer les vertus commandees, ou de tentation pressante de commettre le peché defendu: mais que le pecheur puisse vivre long tems en son peché sans en adjouster des nouveaux, certes cela ne se peut sans une speciale protection de Dieu. Car les ennemis de l'homme sont ardens, remuans et en perpetuelle action pour le precipiter, et quand ilz voyent qu'il n'arrive point d'occasion de prattiquer les vertus ordonnees, ilz suscitent mille tentations pour nous faire tumber es choses prohibees; et lhors la nature, sans la grace, ne se peut garentir du precipice: car si nous vainquons, Dieu nous donne la victoire par Jesus Christ, ainsy que [238] dit saint Paul. Veillés et priés affin que vous n'entries point en tentation: si Nostre Seigneur nous disoit seulement, Veillés, nous penserions pouvoir asses faire de nous mesmes; mais quand il adjouste, priés, il monstre que s'il ne garde nos ames au tems de la tentation, en vain veilleront ceux qui les gardent.

 

 

Chapitre II. Que l'amour sacré rend les vertus excellemment plus aggreables a Dieu qu'elles ne le sont par leur propre nature

 

            Les maistres des choses rustiques admirent la fraiche innocence et pureté des petites fraises, parce qu'encor qu'elles rampent sur la terre et soyent continuellement foulees par les serpens, lezars et autres bestes veneneuses, si est ce qu'elles ne reçoivent aucune impression du venin, ni n'acquierent aucune qualité maligne; signe qu'elles n'ont aucune affinité avec le venin. Telles sont donques les vertus humaines, Theotime, lesquelles, quoy qu'elles soyent en un cœur bas, terrestre et grandement occupé de peché, elles ne sont neanmoins aucunement infectees de la malice d'iceluy, estant d'une nature si franche et innocente qu'elle ne peut estre corrompue par la societé de l'iniquité, selon qu'Aristote mesme a dit «que la vertu estoit une habitude de laquelle aucun ne peut abuser.» Que si les vertus, estant ainsy bonnes en elles mesmes, ne sont pas recompensees d'un loyer eternel lhors qu'elles sont prattiquees par les infideles ou par ceux qui sont en peché, il ne s'en faut nullement estonner: puisque le cœur pecheur duquel elles procedent n'est pas capable du bien [239] eternel, s'estant d'ailleurs destourné de Dieu, et que l'heritage celeste appartenant au Filz de Dieu, nul n'y doit estre associé qui ne soit en luy, et son frere adoptif; laissant a part que la convention par laquelle Dieu promet le Paradis ne regarde que ceux qui sont en sa grace, et que les vertus des pecheurs n'ont aucune dignité ni valeur que celle de leur nature, qui par consequent ne les peut relever au merite des recompenses surnaturelles, lesquelles pour cela mesme sont appellees surnaturelles, d'autant que la nature et tout ce qui en depend ne peut ni les donner ni les meriter.

            Mais les vertus qui se treuvent es amis de Dieu, quoy qu'elles ne soyent que morales et naturelles selon leur propre condition, sont neanmoins anoblies et relevees a la dignité d'œuvres saintes, a cause de l'excellence du cœur qui les produit. C'est une des proprietés de l'amitié qu'elle rend aggreable l'ami et tout ce qui est en luy de bon et d'honneste; l'amitié respand sa grace et faveur sur toutes les actions de celuy que l'on ayme, pour peu qu'elles en soyent susceptibles; les aigreurs des amis sont des douceurs, les douceurs des ennemis sont des aigreurs. Toutes les œuvres vertueuses d'un cœur ami de Dieu sont dediees a Dieu: car, le cœur qui s'est donné soy mesme, comme n'a-il pas donné tout ce qui depend de luy mesme? qui donne l'arbre sans reserve, ne donne-il pas aussi les feuilles, les fleurs et les fruitz? Le juste fleurira comme la palme, il croistra comme le cedre du Liban. Plantés en la mayson du Seigneur, ilz fleuriront es parvis de la mayson de nostre Dieu. Puisque le juste est planté en la mayson de Dieu, ses feuilles, ses fleurs et ses fruitz y croissent et sont dediés au service de sa Majesté: il est comme l'arbre planté pres le courant des eaux, qui porte son fruit en son tems; ses feuilles mesmes ne tumbent point, tout ce qu'il fait prosperera. Non seulement les fruitz de la charité et les fleurs des œuvres qu'elle ordonne, mais les feuilles mesmes des vertus morales et naturelles tirent une speciale prosperité de l'amour du cœur qui les produit. Si vous entes [240] un rosier, et que dedans la fente du tige vous metties un grain de musque, les roses qui en proviendront seront toutes musquees. Fendes donq vostre cœur par la sainte penitence, et mettes l'amour de Dieu dans la fente; puis, entes sur iceluy telle vertu que vous voudres, et les œuvres qui en proviendront seront parfumees de sainteté, sans qu'il soit besoin d'autre soin pour cela.

            Les Spartes ayans ouï une tres belle sentence de la bouche d'un meschant homme, n'estimerent pas qu'elle deut estre receüe si premierement elle n'estoit prononcee par la bouche d'un homme de bien: pour donq la rendre digne de reception, ilz ne firent autre chose que de la faire derechef proferer par un homme vertueux. Si vous voules rendre sainte la vertu humaine et morale d'Epictete, de Socrates ou de Demades, faites la seulement prattiquer par une ame vrayement chrestienne, c'est a dire qui ait l'amour de Dieu. Ainsy Dieu regarda au bon Abel premierement, et puis a ses offrandes; en sorte que les offrandes prirent leur grace et dignité devant les yeux de Dieu, de la bonté et pieté de celuy qui les presentoit. O bonté souveraine de ce grand Dieu, laquelle favorise tant ses amans qu'elle cherit leurs moindres petites actions, pour peu qu'elles soyent bonnes, et les anoblit excellemment, leur donnant le tiltre et la qualité de saintes! Hé, c'est en contemplation de son Filz bienaymé duquel il veut honnorer les enfans adoptifs, sanctifiant tout ce qui est de bon en eux: les os, les cheveux, les vestemens, les sepulchres et jusques a l'ombre de leurs cors; la foy, l'esperance, l'amour, la religion, ouy mesme la sobrieté, la courtoisie, l'affabilité de leurs cœurs.

            Donques, mes chers freres, dit l'Apostre, soyes stables et immobiles, abondans en toute œuvre du Seigneur, sachans que vostre travail ne sera point inutile en Nostre Seigneur. Et notés, Theotime, que toute œuvre vertueuse doit estre estimee œuvre du Seigneur, voire mesme quand elle seroit prattiquee par un infidele: car sa divine Majesté dit a Ezechiel que Nabuchodonosor et son armee avoyent travaillé pour [241] luy, parce qu'ilz avoyent fait une guerre legitime et juste contre les Tyriens; monstrant asses par la que la justice des injustes est sienne, tend a luy et luy appartient, bien que les injustes qui font la justice ne soyent pas siens, ne tendent pas a luy et ne luy appartiennent pas. Car, comme ce grand prophete et prince Job, quoy qu'il fut issu de race payenne et habitant de la terre Hus, ne laissa pas d'appartenir a Dieu, ainsy les vertus morales, quoy que provenues d'un cœur pecheur, ne laissent pas d'appartenir a Dieu; mays quand ces mesmes vertus se treuvent en un cœur vrayement chrestien, c'est a dire doué du saint amour, alhors non seulement elles appartiennent a Dieu, mais elles ne sont point inutiles en Nostre Seigneur, ains sont rendues fructueuses et pretieuses devant les yeux de sa bonté. «Adjoustes a un homme la charité,» dit saint Augustin, «tout profite; ostes en la charité, tout le reste ne profite plus:» et a ceux qui ayment Dieu toutes choses cooperent en bien, dit l'Apostre.

 

 

Chapitre III. Comme il y a des vertus que la presence du divin amour releve a une plus haute excellence que les autres

 

            Mays il y a des vertus qui, a rayson de leur naturelle alliance et correspondance avec la charité, sont aussi beaucoup plus capables de recevoir la pretieuse influence de l'amour sacré, et par consequent la communication de la dignité et valeur d'iceluy: telles sont la foy et l'esperance, qui, avec la charité, regardent immediatement Dieu, et la religion avec la penitence et devotion, [242] qui s'employent a l'honneur de sa divine Majesté. Car ces vertus, par leur propre condition, ont un si grand rapport a Dieu et sont si susceptibles des impressions de l'amour celeste, que pour les faire participer a la sainteté d'iceluy il ne faut sinon qu'elles soyent aupres de luy, c'est a dire en un cœur qui ayme Dieu. Ainsy, pour donner le goust de l'olive aux raysins, il ne faut que planter la vigne entre les oliviers, car sans s'entretoucher aucunement, par le seul voysinage, ces plantes feront un reciproque commerce de leurs saveurs et proprietés, tant elles ont une grande inclination et estroitte convenance l'une envers l'autre.

            Certes, toutes les fleurs, si ce ne sont celles de l'arbre triste et quelques autres de naturel monstrueux, toutes, dis je, se res-jouissent, espanouissent et s'embellissent a la veüe du soleil, par la chaleur vitale qu'elles reçoivent de ses rayons; mais toutes les fleurs jaunes, et sur tout celle que les Grecs ont appellé heliotropium, et nous, tourne-soleil, non seulement reçoivent de la joye et complaysance en la presence du soleil, mais suivent par un amiable contour les attraitz de ses rayons, le regardant et se retournant devers luy depuis son lever jusques a son couchant. Ainsy toutes les vertus reçoivent un nouveau lustre et une excellente dignité par la presence de l'amour sacré; mais la foy, l'esperance, la crainte de Dieu, la pieté, la penitence et toutes les autres vertus qui d'elles mesmes tendent particulierement a Dieu et a son honneur, elles ne reçoivent pas seulement l'impression du divin amour, par laquelle elles sont eslevees a une grande valeur, mais elles se penchent totalement vers luy, s'associant avec luy, le suivant et servant en toutes occasions: car en fin, mon cher Theotime, la Parole sacree attribue une certaine proprieté et force de sauver, de sanctifier et de glorifier, a la foy, a l'esperance, a la pieté, a la crainte de Dieu, a la penitence; qui tesmoigne bien que ce sont des vertus de grand prix, et qu'estant prattiquees en un cœur qui a l'amour de Dieu, elles se rendent excellemment plus fructueuses et saintes que les autres, [243] lesquelles de leur nature n'ont pas une si grande convenance avec l'amour sacré. Et celuy qui s'escrie: Si j'ay toute la foy, en sorte mesme que je transporte les montaignes, et je n'ay point la charité, je ne suis rien, il monstre bien, certes, qu'avec la charité, cette foy luy proffiteroit grandement. La charité donques est une vertu nompareille, qui n'embellit pas seulement le cœur auquel elle se treuve, mais benit et sanctifie aussi toutes les vertus qu'elle rencontre en iceluy, par sa seule presence, les embaumant et parfumant de son odeur celeste, par le moyen de laquelle elles sont rendues de grand prix devant Dieu: ce qu'elle fait neanmoins beaucoup plus excellemment en la foy, en l'esperance, et es autres vertus qui d'elles mesmes ont une nature tendante a la pieté.

            C'est pourquoy, Theotime, entre toutes les actions vertueuses nous devons soigneusement prattiquer celles de la religion et reverence envers les choses divines, celles de la foy, de l'esperance et de la tressainte crainte de Dieu; parlans souvent des choses celestes, pensans et aspirans a l'eternité, hantant les eglises et services sacrés, faysans des lectures devotes, observans les ceremonies de la religion chrestienne: car le saint amour se nourrit a souhait parmi ces exercices, et respand sur iceux plus abondamment ses graces et proprietés qu'il ne fait sur les actions des vertus simplement humaines; ainsy que le bel arc-en-ciel rend odorantes toutes les plantes sur lesquelles il tumbe, mais plus que toutes incomparablement celles de l'aspalatus. [244]

 

 

Chapitre IV. Comme le divin amour sanctifie encor plus excellemment les vertus quand elles sont prattiquees par son ordonnance et commandement

 

            La belle Rachel, apres avoir grandement desiré d'avoir generation de son cher Jacob, fut rendue fertile par deux moyens, dont elle eut aussi des enfans de deux differentes façons; car au commencement de son mariage, ne pouvant avoir des enfans de son propre cors, elle employa, comme par emprunt, celuy de sa servante Bala, qu'elle tira a sa societé pour l'exercice des fonctions de son mariage, disant a son mari: J'ay Bala ma chambriere, prenés-la en mariage, entrés vers elle, affin qu'elle enfante sur mes genoux et que j'aye des enfans d'elle. Et il arriva selon son souhait, car Bala conceut et enfanta plusieurs enfans sur les genoux de Rachel; qui les recevoit comme veritablement siens, d'autant qu'ilz estoyent procreés de deux cors, dont celuy de Jacob luy appartenoit par la loy du mariage, et celuy de Bala par obligation de service, et d'autant encores que leur generation avoit esté faitte par son ordonnance et volonté. Mais elle eut par apres deux autres enfans, non commandés et ordonnés par [245] elle, mais conceus, mais issus et procreés de son propre cors d'elle mesme, a sçavoir, Joseph et le cher Benjamin.

            Je vous dis maintenant, mon cher Theotime, que la charité et dilection sacree, plus belle cent fois que Rachel, mariee a l'esprit humain, souhaite sans cesse de produire des saintes operations: que si au commencement elle n'en peut enfanter elle mesme de sa propre extraction par l'union sacree qui luy est uniquement propre, elle appelle les autres vertus, comme ses fïdeles servantes, et les associe a son mariage, commandant au cœur de les employer, affin que d'elles il fasse naistre des saintes operations; mais operations qu'elle ne laisse pas d'adopter et estimer siennes, parce qu'elles sont produites par son ordre et commandement et d'un cœur qui luy appartient, d'autant que, comme nous avons declairé ailleurs, l'amour est maistre du cœur, et par consequent de toutes les œuvres des autres vertus faites par son consentement. Mais, outre cela, cette divine dilection ne laisse pas d'avoir deux actes issus proprement et extraitz d'elle mesme; dont l'un est l'amour effectif, qui, comme un autre Joseph, usant de la plenitude de l'authorité royale, sousmet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections a la volonté de Dieu, affin qu'il soit aymé, obei et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen executé le grand commandement celeste: Tu aymeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton ame, de tout ton esprit, de toutes tes forces. L'autre est l'amour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement delicat, tendre, aggreable et aymable; mais en cela plus heureux que Benjamin, que la charité, sa mere, ne meurt pas en le produisant, ains prend, ce semble, une nouvelle vie par la suavité qu'elle en ressent.

            Ainsy donques, Theotime, les actions vertueuses des enfans de Dieu appartiennent toutes a la sacree dilection: les unes, parce qu'elle mesme les produit de sa propre nature; les autres, d'autant qu'elle les sanctifie [246] par sa vitale presence; et les autres, en fin, par l'authorité et le commandement dont elle use sur les autres vertus, desquelles elle les fait naistre: et celles ci, comme elles ne sont pas, a la verité, si eminentes en dignité que les actions proprement et immediatement issues de la dilection, aussi excellent-elles incomparablement au dessus des actions qui ont toute leur sainteté de la seule presence et societé de la charité.

            Un grand general d'armee ayant gaigné une signalee bataille aura sans doute tout l'honneur de la victoire, et non sans cause; car il aura combattu luy mesme en teste de l'armee, pratiquant plusieurs beaux faitz d'armes, et pour le reste il aura disposé l'armee, puis ordonné et commandé tout ce qui aura esté executé: si que il est estimé d'avoir tout fait, ou par soy mesme en combattant de ses propres mains, ou par sa conduite, commandant aux autres. Que si mesme quelques troupes amies surviennent a l'improuveüe et se joignent a l'armee, on ne laissera pas d'attribuer l'honneur de leur faction au general, parce qu'encor qu'elles n'ayent pas receu ses commandemens, elles l'ont neanmoins servi, et suivi ses intentions. Mais pourtant, apres qu'on luy a donné toute la gloire en gros, on ne laisse pas d'en distribuer les pieces a chaque partie de l'armee, en disant ce que l'avant garde, le cors et l'arriere garde ont fait; comme les François, les Italiens, les Allemans, les Espagnolz se sont comportés; ouy mesme on loue les particuliers qui se seront signalés au combat. Ainsy, entre toutes les vertus, mon cher Theotime, la gloire de nostre salut et de nostre victoire sur l'enfer est deferee a l'amour divin, qui, comme prince et general de toute l'armee des vertus, fait tous les exploitz par lesquelz nous obtenons le triomphe: car l'amour sacré a ses actions propres, issues et procedees de luy mesme, par lesquelles il fait des miracles d'armes sur nos ennemis; puis, outre cela, il dispose, commande et ordonne les actions des autres vertus, qui pour cette cause sont nommees actes commandés ou ordonnés de l'amour; que si en fin quelques vertus font leurs operations sans son commandement, [247] pourveu qu'elles servent a son intention, qui est l'honneur de Dieu, il ne laisse pas de les advoüer siennes. Or, neanmoins, quoy qu'en gros nous disions, apres le divin Apostre, que la charité souffre tout, elle croid tout, elle espere tout, elle supporte tout, et en somme qu'elle fait tout, si est-ce que nous ne laissons pas de distribuer en particulier la louange du salut des Bienheureux aux autres vertus, selon qu'elles ont excellé en un chacun; car nous disons que la foy en a sauvé les uns, l'aumosne quelques autres, la temperance, l'orayson, l'humilité, l'esperance, la chasteté les autres, parce que les actions de ces vertus ont paru avec lustre en ces Saintz. Mais tous-jours reciproquement aussi, apres qu'on a eslevé ces vertus particulieres, il faut rapporter tout leur honneur a l'amour sacré, qui a toutes donne la sainteté qu'elles ont: car, que veut dire autre chose le glorieux Apostre, inculquant que la charité est benigne, patiente, qu'elle croid tout, espere tout, supporte tout, sinon que la charité ordonne et commande a la patience de patienter, et a l'esperance d'esperer, et a la foy de croire? Il est vray, Theotime, qu'avec cela il signifie encor que l'amour est l'ame et la vie de toutes les vertus; comme s'il vouloit dire, que la patience n'est pas asses patiente, ni la foy asses fidele, ni l'esperance asses confiante, ni la debonnaireté asses douce, si l'amour ne les anime et vivifie: et c'est cela mesme que nous fait entendre ce mesme vaysseau d'election, quand il dit que sans la charité rien ne luy proffite, et qu'il n'est rien; car c'est comme s'il disoit que sans l'amour il n'est ni patient, ni debonnaire, ni constant, ni fidele, ni esperant ainsy qu'il est convenable pour estre serviteur de Dieu, qui est le vray et desirable estre de l'homme. [248]

 

 

Chapitre V. Comme l'amour sacré mesle sa dignité parmi les autres vertus en perfectionnant la leur particulière

 

            «J'ay veu a Tivoli,» dit Pline, «un arbre enté de toutes les façons qu'on peut enter, qui portoit toutes sortes de fruitz; car en une branche on treuvoit des cerises, en une autre des noix, et es autres des raysins, des figues, des grenades, des pommes, et generalement toutes especes de fruitz.» Cela, Theotime, estoit admirable, mais bien plus encor de voir en l'homme chrestien la divine dilection sur laquelle toutes les vertus sont entees: de maniere que, comme l'on pouvoit dire de cet arbre qu'il estoit cerisier, pommier, noyer, grenadier, aussi l'on peut dire de la charité qu'elle est patiente, douce, vaillante, juste, ou plustost, qu'elle est la patience, la douceur et la justice mesme.

            Mais le pauvre arbre de Tivoli ne dura guere, comme le mesme Pline tesmoigne, car cette varieté de productions tarit incontinent son humeur radicale, et le dessecha en sorte qu'il en mourut: ou, au contraire, la dilection se renforce et revigore de faire force fruitz en l'exercice de toutes les vertus; ains, comme ont remarqué nos saintz Peres, elle est insatiable en l'affection qu'elle a de fructifier, et ne cesse de presser le cœur auquel elle se treuve, comme Rachel faisoit son mari, disant: Donne moy des enfans, autrement je mourray. Or, les fruitz des arbres entés sont tous-jours selon le greffe, car si le greffe est de pommier il jettera des pommes, s'il est de cerisier il jettera des cerises, en sorte neanmoins que tous-jours ces fruitz-la tiennent du goust du tronc: et de mesme, Theotime, [249] nos actes prennent leur nom et leur espece des vertus particulieres desquelles ilz sont issus, mais ilz tirent de la sacree charité le goust de leur sainteté; aussi, la charité est la racine et source de toute sainteté en l'homme. Et comme le tige communique sa saveur a tous les fruitz que les greffes produisent, en telle sorte que chasque fruit ne laisse pas de garder la proprieté naturelle du greffe duquel il est procedé, ainsy la charité respand tellement son excellence et dignité es actions des autres vertus, que neanmoins elle laisse a une chacune d'icelles la valeur et bonté particuliere qu'elle a de sa condition naturelle.

            Toutes les fleurs perdent l'usage de leur lustre et de leur grace parmi les tenebres de la nuit; mais au matin, le soleil rendant ces mesmes fleurs visibles et aggreables n'egale pas toutefois leurs beautés et leurs graces, et sa clarté, respandue egalement sur toutes, les fait neanmoins inegalement claires et esclattantes, selon que plus ou moins elles se treuvent susceptibles des effectz de sa splendeur: et la lumiere du soleil, pour egale qu'elle soit sur la violette et sur la rose, n'egalera jamais pourtant la beauté de celle la a la beauté de celle ci, ni la grace d'une marguerite a celle du lys; mays pourtant, si la lumiere du soleil estoit fort claire sur la violette, et fort obscurcie par les brouillars sur la rose, alhors sans doute elle rendroit plus aggreable aux yeux la violette que la rose. Ainsy, mon Theotime, si avec une egale charité l'un souffre la mort du martyre, et l'autre la faim du jeusne, qui ne void que le prix de ce jeusne ne sera pas pour cela egal a celuy du martyre? Non, Theotime; car, qui oseroit dire que le martyre en soy mesme ne soit pas plus excellent que le jeusne? Que s'il est plus excellent, la charité survenante ne luy ostant pas l'excellence qu'il a, ains la perfectionnant, luy laissera par consequent les avantages qu'il avoit naturellement sur le jeusne. Certes, nul homme de bon sens n'egalera la chasteté nuptiale a la virginité, ni le bon usage des richesses a l'entiere abnegation d'icelles: et qui oseroit dire que la [250] charité survenante a ces vertus leur ostast leurs proprietés et privileges? puisqu'elle n'est pas une vertu destruisante et appauvrissante, ains bonifiante, vivifiante et enrichissante tout ce qu'elle treuve de bon es ames qu'elle gouverne. Ains, tant s'en faut que l'amour celeste oste aux vertus les preeminences et dignités qu'elles ont naturellement, qu'au contraire, ayant cette proprieté de perfectionner les perfections qu'elle rencontre, a mesure qu'elle treuve des plus grandes perfections elle les perfectionne plus grandement: comme le sucre es confitures assaisonne tellement les fruitz de sa douceur, que les addoucissant tous il les laisse neanmoins inegaux en goust et suavité, selon qu'ilz sont inegalement savoureux de leur nature; et jamais il ne rend les pesches et les noix ni si douces ni si aggreables que les abricotz et les mirabolans.

            Il est vray, toutefois, que si la dilection est ardente, puissante et excellente en un cœur, elle enrichira et perfectionnera aussi davantage toutes les œuvres des vertus qui en procederont. On peut souffrir la mort et le feu pour Dieu sans avoir la charité, ainsy que saint Paul presuppose et que je declaire ailleurs; a plus forte rayson, on la peut souffrir avec une petite charité: or je dis, Theotime, qu'il se peut bien faire qu'une fort petite vertu ait plus de valeur en une ame ou l'amour sacré regne ardemment, que le martyre mesme en une ame ou l'amour est alangouri, foible et lent. Ainsy, les menues vertus de Nostre Dame, de saint Jean, des autres grans Saintz, estoyent de plus grand prix devant Dieu que les plus relevees de plusieurs Saintz inferieurs, comme beaucoup des petitz eslans amoureux des Seraphins sont plus enflammés que les plus relevés des Anges du dernier ordre; ainsy que le chant des rossignolz apprentifs est plus harmonieux incomparablement que celuy des chardonneretz les mieux appris.

            Pireicus a la fin de ses ans ne peignoit qu'en petit volume et choses de peu, comme boutiques de barbiers, de cordonniers, petitz asnes chargés d'herbes, et semblables menus fatras; ce qu'il faisoit, comme Pline [251] pense, pour assoupir sa grande renommee: dont en fin on l'appella peintre de basse estoffe; et neanmoins, la grandeur de son art paroissoit tellement en ses bas ouvrages, qu'on les vendoit plus que les grandes besoignes des autres. Ainsy, Theotime, les petites simplicités, abjections et humiliations esquelles les grans Saintz se sont tant pleus pour se musser et mettre leur cœur a l'abri contre la vayne gloire, ayant esté faites avec une grande excellence de l'art et de l'ardeur du celeste amour, ont esté treuvees plus agreables devant Dieu que les grandes ou illustres besoignes de plusieurs autres, qui furent faites avec peu de charité et de devotion.

            L'Espouse sacree blesse son Espoux avec un seul de ses cheveux, desquelz il fait tant d'estat qu'il les compare aux troupeaux des chevres de Galaad, et n'a pas plus tost loué les yeux de sa devote amante, qui sont les parties les plus nobles de tout le visage, que soudain il lotie la cheveleure, qui est la plus fresle, vile et abjecte; affin que l'on sceust qu'en une ame esprise du divin amour, les exercices qui semblent fort chetifs sont neanmoins grandement agreables a sa divine Majesté.

 

 

Chapitre VI. De l'excellence du prix que l'amour sacré donne aux actions issues de luy mesme, et a celles qui procèdent des autres vertus

 

            Mays, ce me dires vous, quelle est cette valeur, je vous prie, que le saint amour donne a nos actions? O mon Dieu, Theotime! certes, je n'aurois pas l'asseurance de le dire si le Saint Esprit ne l'avoit luy mesme declaré en termes fort expres par le grand apostre saint Paul, qui parle ainsy: Ce qui a present est momentanee [252] et leger de nostre tribulation, opere en nous sans mesure en la sublimité un poids eternel de gloire. Pour Dieu, pesons ces paroles. Nos tribulations, qui sont si legeres qu'elles passent en un moment, operent en nous, le poids solide et stable de la gloire. Voyes, de grace, ces merveilles: la tribulation produit la gloire, la legereté donne le poids, et les momens operent l'eternité!

            Mays qui peut donner tant de vertu a ces momens passagers et a ces tribulations si legeres? L'escarlatte et la pourpre, ou fin cramoysi violet, est un drap grandement pretieux et royal, mais ce n'est pas a rayson de la laine, ains a cause de la teinture: les œuvres des bons Chrestiens sont de si grande valeur que pour icelles on nous donne le Ciel; mays, Theotime, ce n'est pas parce qu'elles procedent de nous et sont la laine de nos cœurs, ains parce qu'elles sont teintes au sang du Filz de Dieu; je veux dire, que c'est d'autant que le Sauveur sanctifie nos œuvres par le merite de son sang. Le sarment uni et joint au cep porte du fruit non en sa propre vertu mais en la vertu du cep: or nous sommes unis par la charité a nostre Redempteur, comme les membres au chef; c'est pourquoy nos fruitz et bonnes œuvres, tirans leur valeur d'iceluy, meritent la vie eternelle. La verge d'Aaron estoit seche, incapable de fructifier d'elle mesme, mais lors que le nom du grand Prestre fut escrit sur icelle, en une nuit elle jetta ses feuilles, ses fleurs et ses fruitz. Nous sommes, quant a nous, branches seches, inutiles, infructueuses, qui ne sommes pas suffisans de penser quelque chose de nous mesme comme de nous mesme, mais toute nostre suffisance est de Dieu, qui nous a rendus officiers idoines et capables [253] de sa volonté; et partant, soudain que par le saint amour le nom du Sauveur, grand Evesque de nos ames, est gravé en nos cœurs, nous commençons a porter des fruitz delicieux pour la vie eternelle. Et comme les graines qui ne produiroyent d'elles mesmes que des melons de goust fade, en produisent des sucrins et muscatz si elles sont detrempees en l'eau sucree ou musquee, ainsy nos cœurs qui ne sçauroyent pas projetter une seule bonne pensee pour le service de Dieu, estans detrempés en la sacree dilection par le Saint Esprit qui habite en nous, ilz produisent des actions sacrees qui tendent et nous portent a la gloire immortelle. Nos œuvres comme provenantes de nous, ne sont que des chetifs roseaux, mais ces roseaux deviennent d'or par la charité, et avec iceux on arpente la Hierusalem celeste qu'on nous donne a cette mesure: car, tant aux hommes qu'aux Anges, on distribue la gloire selon la charité et les actions d'icelle, de sorte que la mesure de l'Ange est celle-là mesme de l'homme; et Dieu a rendu et rendra a un chacun selon ses œuvres, comme toute l'Escriture divine nous enseigne, laquelle nous assigne la felicité et joye eternelle du Ciel pour recompense des travaux et bonnes actions que nous aurons prattiquees en terre.

            Recompense magnifique et qui ressent la grandeur du Maistre que nous servons, lequel, a la verité, Theotime, pouvoit, s'il luy eut pleu, exiger tres justement de nous nostre obeissance et service sans nous proposer aucun loyer ni salaire; puisque nous sommes siens par mille tiltres tres legitimes, et que nous ne pouvons rien faire qui vaille qu'en luy, par luy, pour luy et qui ne soit de luy. Mais sa bonté neanmoins n'en a pas ainsy disposé; ains, en consideration de son Filz nostre Sauveur, a voulu traitter avec nous de prix fait, nous recevant a gages et s'engageant de promesses vers nous qu'il nous salariera selon nos œuvres, de salaires [254] eternelz. Or, ce n'est pas que nostre service luy soit ni necessaire ni utile; car apres que nous aurons fait tout ce qu'il nous a commandé, nous devons neanmoins advouer, par une tres humble verité ou veritable humilité, qu'en effect nous sommes serviteurs tres inutiles et tres infructueux a nostre Maistre, qui, a cause de son essentielle surabondance de bien, ne peut recevoir aucun proffit de nous; ains, convertissant toutes nos œuvres a nostre propre advantage et commodité, il fait que nous le servons autant inutilement pour luy que tres utilement pour nous, qui par des si petitz travaux gaignons des si grandes recompenses.

            Il n'estoit donq pas obligé de nous payer nostre service s'il ne l'eust promis. Mays ne penses pas pourtant, Theotime, qu'en cette promesse il ayt tellement volu manifester sa bonté qu'il ayt oublié de glorifier sa sagesse, puisque au contraire il y a observé fort exactement les reges de l'equité, meslant admirablement la bienseance avec la liberalité: car nos œuvres sont voirement extremement petites et nullement comparables a la gloire, en leur quantité, mais elles luy sont neanmoins fort proportionnees en qualité, a rayson du Saint Esprit qui, habitant dans nos cœurs par la charité, les fait en nous, par nous et pour nous, avec un art si exquis, que les mesmes œuvres qui sont toutes nostres sont encor mieux toutes siennes, parce que, comme il les produit en nous, nous les produisons reciproquement en luy, comme il les fait pour nous, nous les faysons pour luy, et comme il les opere avec nous, nous cooperons aussi avec luy.

            Or le Saint Esprit habite en nous si nous sommes membres vivans de Jesus Christ, qui a rayson de cela disoit a ses Disciples: Qui demeure en moy et moy en luy, iceluy porte beaucoup de fruit; et c'est, [255] Theotime, parce que qui demeure en luy il participe a son divin Esprit, lequel est au milieu du cœur humain comme une vive source qui rejaillit et pousse ses eaux jusques en la vie eternelle. Ainsy l'huile de benediction versee sur le Sauveur, comme sur le chef de l'Eglise tant militante que triomphante, se respand sur la societé des Bienheureux, qui, comme la barbe sacree de ce divin Maistre, sont tous-jours attachés a sa face glorieuse, et distille encor sur la compaignie des fideles qui, comme vestemens, sont jointz et unis par dilection a sa divine Majesté; l'une et l'autre trouppe, comme composee de freres germains, ayant a cette occasion sujet de s'escrier: O que c'est une chose bonne et agreable de voir les freres bien ensemble, comme l'unguent qui descend en la barbe, la barbe d'Aaron, et jusques au bord de son vestement!

            Ainsy donq nos œuvres, comme un petit grain de moustarde, ne sont aucunement comparables en grandeur avec l'arbre de la gloire qu'elles produisent, mais elles ont pourtant la vigueur et vertu de l'operer, parce qu'elles procedent du Saint Esprit, qui, par une admirable infusion de sa grace en nos cœurs, rend nos œuvres siennes, les laissant nostres tout ensemble; d'autant que nous sommes membres d'un Chef duquel il est l'Esprit, et entés sur un arbre duquel il est la divine humeur. Et parce qu'en cette sorte il agit en nos œuvres, et qu'en certaine façon nous operons ou cooperons en son action, il nous laisse pour nostre part tout le merite et proffit de nos services et bonnes œuvres, et nous luy en laissons aussi tout l'honneur et toute la louange, reconnoissans que le commencement, le progres et la fin de tout le bien que nous faysons depend de sa misericorde, par laquelle il est venu a nous et nous a prevenus, il est venu en nous et nous a assistés, il est [256] venu avec nous et nous a conduitz, achevant ce qu'il avoit commencé. Mays, o Dieu, Theotime, que cette bonté est misericordieuse sur nous en ce partage! nous luy donnons la gloire de nos louanges, helas, et luy nous donne la gloire de sa jouissance, et en somme, par ces legers et passagers travaux nous acquerons des biens perdurables a toute eternité. Ainsy soit il.

 

Chapitre VII. Que les vertus parfaites ne sont jamais les unes sans les autres

 

            On dit que le cœur est la premiere partie de l'homme qui reçoit la vie par l'union de l'ame, et l'œil la derniere; comme au contraire, quand on meurt naturellement, l'œil commence le premier a mourir et le cœur le dernier. Or, quand le cœur commence a vivre, avant que les autres parties soyent animees, sa vie, certes, est fort debile, tendre et imparfaite; mais a mesure qu'elle s'establit plus entierement dans le reste du cors, elle est aussi plus vigoureuse en chasque partie, et particulierement au cœur: et l'on void que la vie estant interessee en quelque membre, elle s'alangourit en tous les autres. Si un homme est navré au pied ou au bras, tout le reste en est incommodé, esmeu, occupé et alteré; si nous avons mal a l'estomach, les yeux, la voix, tout le visage s'en ressent, tant il y a de convenance entre toutes les parties de l'homme pour la jouissance de la vie naturelle.

            Toutes les vertus ne s'acquierent pas ensemblement en un instant, ains les unes apres les autres, a mesure que la rayson, qui est comme l'ame de nostre cœur, s'empare tantost d'une passion, tantost de l'autre, pour [257] la moderer et gouverner. Et pour l'ordinaire, cette vie de nostre ame prend son commencement dans le cœur de nos passions, qui est l'amour, et s'estendant sur toutes les autres, elle vivifie en fin l'entendement mesme par la contemplation: comme, au contraire, la mort morale ou spirituelle fait sa premiere entree en l'ame par l'inconsideration (la mort entre par les fenestres, dit le sacré Texte), et son dernier effect consiste a ruiner le bon amour, lequel perissant, toute la vie morale est morte en nous. Encor bien, donques, qu'on puisse avoir quelques vertus separees des autres, si est-ce neanmoins que ce ne peut estre que des vertus languissantes, imparfaites et debiles: d'autant que la rayson, qui est la vie de nostre ame, n'est jamais satisfaite ni a son ayse dans une ame, qu'elle n'occupe et possede toutes les facultés et passions d'icelle; et lhors qu'elle est offencee et blessee en quelqu'une de nos passions ou affections, toutes les autres perdent leur force et vigueur, et s'alangourissent estrangement.

            Voyés-vous, Theotime, toutes les vertus sont vertus par la convenance ou conformité qu'elles ont a la rayson; et une action ne peut estre dite vertueuse si elle ne procede de l'affection que le cœur porte a l'honnesteté et beauté de la rayson. Or, si l'amour de la rayson possede et anime un esprit, il fera tout ce que la rayson voudra en toutes occurrences, et par consequent il prattiquera toutes les vertus. Si Jacob aymoit Rachel en consideration de ce qu'elle estoit fille de Laban, pourquoy mesprisoit il Lia, qui estoit non seulement fille, ains fille aisnee du mesme Laban? Mais parce qu'il aymoit Rachel a cause de la beauté qu'il treuva en elle, jamais il ne sceut tant aymer la pauvre Lia, quoy que feconde et sage fille, d'autant qu'elle n'estoit pas si belle a son gré. Qui ayme une vertu pour l'amour de la rayson et honnesteté qui y reluit, il les aymera toutes, puisqu'en toutes il treuvera ce mesme sujet, et les aymera plus ou moins chacune, selon que la rayson y paroistra plus ou moins resplendissante. Qui ayme la liberalité et n'ayme pas la chasteté, il monstre bien qu'il n'ayme [258] pas la liberalité pour la beauté de la rayson; car cette beauté est encor plus grande en la chasteté, et ou la cause est plus forte, les effectz devroyent estre plus fortz. C'est donq un signe evident que ce cœur la n'est pas porté a la liberalité par le motif et la consideration de la rayson: dont il s'ensuit que cette liberalité qui semble estre vertu n'en a que l'apparence, puisqu'elle ne procede pas de la rayson, qui est le vray motif des vertus, ains de quelque autre motif estranger. Il suffit bien vrayement a un enfant d'estre né dans le mariage pour porter parmi le monde le nom, les armes et les qualités du mari de sa mere; mais pour en porter le sang et la nature, il faut que non seulement il soit né dans le mariage, ains aussi du mariage: les actions ont le nom, les armes et marques des vertus, parce que naissant d'un cœur doué de rayson il est advis qu'elles soyent raysonnables; mais pourtant elles n'en ont ni la substance ni la vigueur si elles proviennent d'un motif estranger et adultere, et non de la rayson.

            Il se peut donq bien faire que quelques vertus soyent en un homme auquel les autres manqueront; mais ce seront ou des vertus naissantes, encor toutes tendres, et comme des fleurs en bouton, ou des vertus perissantes, mourantes, et comme des fleurs fletrissantes: car en somme, les vertus ne peuvent avoir leur vraye integrité et suffisance qu'elles ne soyent toutes ensemble, ainsy que toute la philosophie et la theologie nous asseure. Je vous prie, Theotime, quelle prudence peut avoir un homme intemperant, injuste et poltron, puisqu'il choisit le vice et laisse la vertu? Et comme peut-on estre juste sans estre prudent, fort et temperant, puisque la justice n'est autre chose qu'une perpetuelle, forte et constante volonté de rendre a un chacun ce qui luy appartient, et que la science par laquelle le droit s'administre est nommee jurisprudence, et que pour rendre a chacun ce qui luy appartient il nous faut vivre sagement et modestement, et empescher les desordres de l'intemperance en nous, affin de nous rendre ce qui nous appartient a nous mesmes? Et le [259] mot de vertu ne signifie-il pas une force et vigueur appartenante a l'ame en proprieté, ainsy que l'on dit les herbes et pierres pretieuses avoir telle et telle vertu ou proprieté? Mais la prudence est-elle pas imprudente en l'homme intemperant? La force sans prudence, justice et temperance n'est pas une force, mais une forcenerie; et la justice est injuste en l'homme poltron, qui ne l'ose pas rendre, en l'intemperant, qui se laisse emporter aux passions, et en l'imprudent, qui ne sçait pas discerner entre le droit et le tort. La justice n'est pas justice, si elle n'est prudente, forte et temperante; ni la prudence n'est pas prudence, si elle n'est temperante, juste et forte; ni la force n'est pas force, si elle n'est juste, prudente et temperante; ni la temperance n'est pas temperance, si elle n'est prudente, forte et juste: et en somme, une vertu n'est pas vertu parfaite si elle n'est accompaignee de toutes les autres.

            Il est bien vray, Theotime, qu'on ne peut pas exercer toutes les vertus ensemble, parce que les sujetz ne s'en presentent pas tout a coup; ains il y a des vertus que quelques uns des plus saintz n'ont jamais eu occasion de prattiquer: car saint Paul premier hermite, par exemple, quel sujet pouvoit il avoir d'exercer le pardon des injures, l'affabilité, la magnificence, la debonnaireté? Mais toutefois, telles ames ne laissent pas d'estre tellement affectionnees a l'honnesteté de la rayson, qu'encor qu'elles n'ayent pas toutes les vertus quant a l'effect, elles les ont toutes quant a l'affection, estant prestes et disposees de suivre et servir la rayson en toutes occurrences, sans exception ni reserve.

            Il y a certaines inclinations qui sont estimees vertus et ne le sont pas, ains des faveurs et avantages de la nature. Combien y a-il de personnes qui, par leur condition naturelle, sont sobres, simples, douces, taciturnes, voire mesme chastes et honnestes? Or tout cela semble estre vertu, et n'en a toutefois pas le merite, non plus que les mauvaises inclinations ne sont dignes d'aucun blasme, jusques a ce que, sur telles humeurs naturelles, nous ayons enté le libre et volontaire consentement. [260] Ce n'est pas vertu de ne manger guere par nature, mais ouy bien de s'abstenir par election; ce n'est pas vertu d'estre taciturne par inclination, mais ouy bien de se taire par rayson. Plusieurs pensent avoir les vertus quand ilz n'exercent pas les vices contraires: celuy qui ne fut onques assailli se peut voirement vanter de n'avoir pas esté fuyart, mais non pas d'avoir esté vaillant; celuy qui n'est pas affligé se peut louer de n'estre pas impatient, mais non pas d'estre patient. Ainsy semble-il a plusieurs d'avoir des vertus, qui n'ont toutefois que des bonnes inclinations; et parce que ces inclinations sont les unes sans les autres, il est advis que les vertus le soyent aussi.

            Certes, le grand saint Augustin, en une epistre qu'il escrit a saint Hierosme, monstre que nous pouvons avoir quelque sorte de vertu sans avoir les autres, et que neanmoins nous n'en pouvons point avoir de parfaites sans les avoir toutes; mais que quant aux vices on peut avoir les uns sans avoir les autres, ains il est impossible de les avoir tous ensemble: de sorte qu'il ne s'ensuit pas que qui a perdu toutes les vertus ait par consequent tous les vices, puisque presque toutes les vertus ont deux vices opposés, non seulement contraires a la vertu, mais aussi contraires entre eux mesmes. Qui a perdu la vaillance par la temerité ne peut avoir a mesme tems le vice de couardise; et qui a perdu la liberalité par la prodigalité ne peut aussi a mesme tems estre blasmé de chicheté. «Catilina,» dit saint Augustin, «estoit sobre, vigilant, patient a souffrir le froid, le chaud et la faim; c'est pourquoy il luy estoit advis, et a ses complices, qu'il fut grandement constant: mais cette force n'estoit pas prudente, puisqu'il choisissoit le mal en lieu du bien; elle n'estoit pas temperante, car il se relaschoit a des vilaines ordures; elle n'estoit pas juste, puisqu'il conjuroit contre sa patrie: elle n'estoit donq pas une constance, mais une opiniastreté, laquelle pour tromper les sotz portoit le nom de constance.» [261]

 

 

Chapitre VIII. Comme la charité comprend toutes les vertus

 

            Un fleuve sortoit du lieu de delices pour arrouser le Paradis terrestre, et de la se separoit en quatre chefs. Or l'homme est en un lieu de delices, ou Dieu fait sourdre le fleuve de la rayson et lumiere naturelle pour arrouser tout le paradis de nostre cœur; et ce fleuve se divise en quatre chefs, c'est a dire prend quatre courans, selon les quatre regions de l'ame. Car, 1. sur l'entendement qu'on appelle prattique, c'est a dire qui discerne des actions qu'il convient faire ou fuir, la lumiere naturelle respand la prudence, qui incline nostre esprit a sagement juger du mal que nous devons eviter et chasser, et du bien que nous devons faire et pourchasser; 2. sur nostre volonté elle fait jaillir la justice, qui n'est autre chose qu'un perpetuel et ferme vouloir de rendre a chacun ce qui luy est deu; 3. sur l'appetit de convoitise elle fait couler la temperance, qui modere les passions qui y sont; 4. et sur l'appetit irascible ou de la cholere elle fait flotter la force, qui bride et manie tous les mouvemens de l'ire.

            Or ces quatre fleuves, ainsy separés, se divisent par apres en plusieurs autres, affin que toutes les actions humaines puissent estre bien dressees a l'honnesteté et felicité naturelle; mais outre cela, Dieu voulant enrichir les Chrestiens d'une speciale faveur, il fait sourdre sur la cime de la partie superieure de leur esprit une [262] fontaine surnaturelle que nous appelions grace, laquelle comprend voirement la foy et l'esperance, mais qui consiste toutefois en la charité, qui purifie l'ame de tous pechés, puis l'orne et l'embellit d'une beauté tres delectable et en fin espanche ses eaux sur toutes les facultés et operations d'icelle, pour donner a l'entendement une prudence celeste, a la volonté une sainte justice, a l'appetit de convoitise une temperance sacree, et a l'appetit irascible une force devote, affin que tout le cœur humain tende a l'honnesteté et felicité surnaturelle, qui consiste en l'union avec Dieu.

            Que si ces quatre courans et fleuves de la charité rencontrent en une ame quelqu'une des quatre vertus naturelles, ilz la reduisent a leur obeissance, se meslant avec elle pour la perfectionner, comme l'eau de senteur perfectionne l'eau naturelle quand elles sont meslees ensemble. Mays si la sainte dilection ainsy respandue ne treuve point les vertus naturelles en l'ame, alhors elle mesme fait toutes leurs operations selon que les occasions le requierent. Ainsy l'amour celeste treuvant plusieurs vertus en saint Paul, en saint Ambroyse, saint Denis, saint Pachome, il respandit sur icelles une aggreable clarté, les reduisant toutes a son service; mais en la Magdeleyne, en sainte Marie Egyptiaque, au bon larron, et en cent autres telz penitens qui avoyent esté grans pecheurs, le divin amour ne treuvant aucune vertu fit la fonction et les œuvres de toutes les vertus, se rendant en iceux patient, doux, humble et liberal.

            Nous semons es jardins une grande varieté de graines, et les couvrons toutes de terre comme les ensevelissans, jusques a ce que le soleil plus fort les fasse lever et, par maniere de dire, resusciter, lhors qu'elles produisent leurs feuilles et leurs fleurs avec des nouvelles graines, une chacune selon son espece: en sorte qu'une seule chaleur celeste fait toute la diversité de ces productions par les semences qu'elle treuve cachees dans le sein de la terre. Certes, mon Theotime, Dieu a respandu en nos ames les semences de toutes les vertus, lesquelles [263] neanmoins sont tellement couvertes de nostre imperfection et foiblesse qu'elles ne paroissent point, ou fort peu, jusques a ce que la vitale chaleur de la dilection sacree les vienne animer et resusciter, produisant par icelles les actions de toutes les vertus: si que, comme la manne contenoit en soy la varieté des saveurs de toutes les viandes, et en excitoit le goust dans la bouche des Israëlites, ainsy l'amour celeste comprend en soy la diversité des perfections de toutes les vertus, d'une façon si eminente et relevee qu'elle en produit toutes les actions en tems et lieu, selon les occurrences. Josué desfit certes vaillamment les ennemis de Dieu par la bonne conduite des armees qu'il eut en charge; mais Samson les desfaisoit encor plus glorieusement, qui de sa main propre, avec des maschoires d'asne, en tuoit a milliers. Josué, par son commandement et bon ordre, employant la valeur de ses trouppes, faisoit des merveilles; mais Samson, par sa propre force, sans employer aucun autre, faisoit des miracles. Josué avoit les forces de plusieurs soldatz sous soy; mais Samson les avoit en soy, et pouvoit luy seul autant que Josué et plusieurs soldatz avec luy eussent peu tous ensemble. L'amour celeste excelle en l'une et l'autre façon: car treuvant des vertus en une ame (et pour l'ordinaire au moins y treuve-il la foy, l'esperance et la penitence), il les anime, il leur commande, et les employe heureusement au service de Dieu; et pour le reste des vertus, qu'il ne treuve pas, il fait luy mesme leurs factions, ayant autant et plus de force luy seul qu'elles ne sçauroyent avoir toutes ensemble.

            Certes, le grand Apostre ne dit pas seulement que la charité nous donne la patience, benignité, constance, simplicité; mais il dit qu'elle mesme elle est patiente, benigne, constante: et c'est le propre des supremes vertus, entre les Anges et les hommes, de pouvoir non seulement ordonner aux inferieures qu'elles operent, mais aussi de pouvoir elles mesmes faire ce qu'elles commandent aux autres. L'Evesque donne les charges de toutes les fonctions ecclesiastiques: d'ouvrir l'eglise, [264] d'y lire, exorciser, esclairer, prescher, baptizer, sacrifier, communier, absoudre; et luy mesme aussi peut faire et fait tout cela, ayant en soy une vertu eminente qui comprend toutes les autres inferieures. Ainsy saint Thomas, en consideration de ce que saint Paul asseure que la charité est patiente, benigne, forte: «La charité,» dit il, fait et «accomplit les œuvres de toutes les vertus;» et saint Ambroise, escrivant a Demetrias, appelle la patience et les autres vertus, «membres de la charité;» et le grand saint Augustin dit que l'amour de Dieu comprend toutes les vertus et fait toutes leurs operations en nous. Voyci ses paroles: «Ce qu'on dit que la vertu est divisee en quatre» (il entend les quatre vertus cardinales), «on le dit, ce me semble, a rayson des diverses affections qui proviennent de l'amour: de maniere que je ne ferois nul doute de definir ces quatre vertus en sorte que la temperance soit l'amour qui se donne tout entier a Dieu; la force, un amour qui supporte volontier toutes choses pour Dieu; la justice, un amour servant a Dieu seul, et pour cela commandant droittement a tout ce qui est sujet a l'homme; la prudence, un amour qui choisit ce qui luy est profitable pour s'unir avec Dieu, et rejette ce qui est nuisible.»

            Celuy donq qui a la charité, a son esprit revestu d'une belle robbe nuptiale, laquelle, comme celle de Joseph, est parsemee de toute la varieté des vertus; ou plustost, il a une perfection qui contient la vertu de toutes les perfections ou la perfection de toutes les vertus. Et par ainsy, la charité est patiente, benigne; elle n'est point envieuse, mais bonteuse; elle ne fait point de legeretés, ains elle est prudente; elle ne s'enfle point d'orgueil, ains est humble; elle n'est point ambitieuse ou desdaigneuse, ains amiable et affable; elle n'est point pointilleuse a vouloir ce qui luy appartient, [265] ains franche et condescendante; elle ne s'irrite point, ains est paisible; elle ne pense aucun mal, ains est debonnaire; elle ne se res-jouit point sur le mal, ains se res-jouit avec la verité et en la verité; elle souffre tout, elle croid aysement tout ce qu'on luy dit de bien, sans aucune opiniastreté, contention ni desfiance; elle espere tout bien du prochain, sans jamais perdre courage de luy procurer son salut; elle soustient tout, attendant sans inquietude ce qui luy est promis. Et pour conclusion, la charité est le fin or, et enflammé, que Nostre Seigneur conseilloit a l'Evesque de Laodicee d'achetter, lequel contient le prix de toutes choses, qui peut tout, qui fait tout.

 

 

Chapitre IX. Que les vertus tirent leur perfection de l'amour sacré

 

            La charité est donques le lien de perfection, puisqu'en elle et par elle sont contenues et assemblees toutes les perfections de l'ame, et que sans elle non seulement on ne sçauroit avoir l'assemblage entier des vertus, mais on ne peut mesme sans elle avoir la perfection d'aucune vertu. Sans le ciment et mortier qui lie les pierres et murailles, tout l'edifice se dissout; sans les nerfs, muscles et tendons, tout le cors seroit desfait; et sans la charité, les vertus ne peuvent s'entretenir les unes aux autres. Nostre Seigneur lie tous-jours l'accomplissement des commandemens a la charité: Qui a mes commandemens, dit-il, et les observe, c'est celuy qui m'ayme; Celuy qui ne m'ayme pas ne garde pas mes commandemens; Si quelqu'un m'ayme, il gardera mes paroles. Ce que repetant le Disciple [266] bienaymé: Qui observe les commandemens de Dieu, dit-il, la charité de Dieu est parfaite en iceluy; et: Celle cy est la charité de Dieu, que nous gardions ses commandemens. Or, qui auroit toutes les vertus garderoit tous les commandemens: car, qui auroit la vertu de religion observeroit les trois premiers commandemens; qui auroit la pieté observeroit le quatriesme; qui auroit la mansuetude et debonnaireté observeroit le cinquiesme; par la chasteté on garderoit le sixiesme; par la liberalité on eviteroit de violer le septiesme; par la verité on feroit le huitiesme; et par la parcimonie et pudicité on observeroit le neufviesme et dixiesme. Que si on ne peut garder les commandemens sans la charité, a plus forte rayson ne peut on sans icelle avoir toutes les vertus.

            On peut, certes, bien avoir quelque vertu et demeurer quelque peu de tems sans offencer, encores que l'on n'ayt pas le divin amour; mais tout ainsy que nous voyons parfois des arbres arrachés de terre faire quelques productions, non toutefois parfaites ni pour long tems, de mesme un cœur separé de la charité peut voirement produire quelques actes de vertu, mais non pas longuement.

            Toutes les vertus separees de la charité sont fort imparfaites, puisqu'elles ne peuvent sans icelle parvenir a leur fin, qui est de rendre l'homme heureux. Les abeilles sont en leur naissance des petitz schadons et vermisseaux, sans pieds, sans aysles et sans forme; mais par succession de tems, elles se changent et deviennent petites mouches; puis en fin, quand elles sont fortes et qu'elles ont leur croissance, alhors on dit qu'elles sont avettes formees, faites et parfaites, parce qu'elles ont ce qu'il faut pour voler et faire le miel. Les vertus ont leurs commencemens, leurs progres et leur perfection, et je ne nie pas que sans la charité elles ne puissent naistre, voire mesme faire progres; mays qu'elles ayent leur perfection pour porter le tiltre de vertus faittes, formees et accomplies, cela depend de la charité, qui leur donne la force de voler en Dieu, [267] et recueillir de la misericorde d'iceluy le miel du vray merite et de la sanctification des cœurs esquelz elles se treuvent.

            La charité est entre les vertus comme le soleil entre les estoiles: elle leur distribue a toutes leur clarté et beauté. La foy, l'esperance, la crainte et penitence viennent ordinairement devant elle en l'ame pour luy preparer le logis; et comme elle est arrivee, elles luy obeissent et la servent comme tout le reste des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa presence.

            Les autres vertus se peuvent reciproquement entr'ayder et s'exciter mutuellement en leurs œuvres et exercices; car, qui ne sçait que la chasteté requiert et excite la sobrieté, et que l'obeissance nous porte a la liberalité, a l'orayson, a l'humilité? Or, par cette communication qu'elles ont entr'elles, elles participent aux perfections les unes des autres; car la chasteté observee par obeissance a double dignité, a sçavoir, la sienne propre et celle de l'obeissance; ains elle a plus de celle de l'obeissance que de la sienne propre. Car, comme Aristote dit, que celuy qui desrobboit pour pouvoir commettre la fornication estoit plus fornicateur que larron, d'autant que son affection tendoit toute a la fornication, et ne se servoit du larcin que comme d'un passage pour y parvenir; ainsy, qui observe la chasteté pour obeir, il est plus obeissant que chaste, puisqu'il employe la chasteté au service de l'obeissance. Mais pourtant, du meslange de l'obeissance avec la chasteté ne peut reuscir une vertu accomplie et parfaite, puisque la derniere perfection, qui est l'amour, leur manque a toutes deux: de sorte que, si mesmes il se pouvoit faire que toutes les vertus se treuvassent ensemble en un homme et que la seule charité luy manquast, cet assemblage de vertus seroit voirement un cors tres parfaitement accompli de toutes ses parties, tel que fut celuy d'Adam quand Dieu de sa main maistresse le forma du limon de la terre, mais cors neanmoins qui seroit sans mouvement, sans vie et sans grace, [268] jusques a ce que Dieu inspirast en iceluy le spiracle de vie c'est a dire la sacree charité, sans laquelle rien ne nous profite.

            Au demeurant, la perfection de l'amour divin est si souveraine qu'elle perfectionne toutes les vertus et ne peut estre perfectionnee par icelles, non pas mesme par l'obeissance, qui est celle laquelle peut le plus respandre de perfection sur les autres; car, encor bien que l'amour soit commandé et qu'en aymant nous prattiquions l'obeissance, si est ce neanmoins que l'amour ne tire pas sa perfection de l'obeissance, ains de la bonté de celuy qu'il ayme, d'autant que l'amour n'est pas excellent parce qu'il est obeissant, mais parce qu'il ayme un bien excellent. Certes, en aymant nous obeissons comme en obeissant nous aymons; mais si cette obeissance est si excellemment aymable, c'est parce qu'elle tend a l'excellence de l'amour, et sa perfection depend non de ce qu'en aymant nous obeissons, mais de ce qu'en obeissant nous aymons: de sorte que tout ainsy que Dieu est egalement la derniere fin de tout ce qui est bon comme il en est la premiere source, de mesme l'amour, qui est l'origine de toute bonne affection, en est pareillement la derniere fin et perfection.

 

 

Chapitre X. Digression sur l'imperfection des vertus des payens

 

            Ces anciens sages du monde firent jadis des magnifiques discours a l'honneur des vertus morales, ouy mesme en faveur de la religion; mais ce que Plutarque a observé es Stoïciens est encor plus a propos pour tout le reste des payens. Nous voyons, dit il, des navires qui portent des inscriptions fort illustres: il y en a qu'on appelle Victoire, les autres, Vaillance, les autres, Soleil; mais pour cela elles ne laissent pas d'estre sujettes aux vens et aux vagues. Ainsy les Stoïciens se vantent d'estre exemptz de passions, sans peur, sans tristesse, sans ire, gens immuables et invariables; mais en effect ilz sont sujetz au trouble, a l'inquietude, a l'impetuosité et autres impertinences.

            Pour Dieu, Theotime, je vous prie, quelle vertu pouvoyent avoir ces gens-la qui volontairement, et comme a prix fait, renversoyent toutes les lois de la religion? Seneque avoit fait un livre Contre les superstitions, dans lequel il avoit repris l'impieté payenne avec beaucoup de liberté: Or «cette liberté,» dit le grand saint Augustin, «se treuva en ses escritz et non pas en sa vie,» puisque mesme il conseilla «que l'on rejettast de cœur la superstition, mais qu'on ne laissast pas de la prattiquer es actions; car voicy ses paroles: Lesquelles superstitions le sage observera comme commandees par les lois, non pas comme aggreables aux dieux.» Comme pouvoyent estre vertueux ceux qui, comme rapporte saint Augustin, estimoyent «que le sage se devoit tuer quand il ne pouvoit ou ne devoit plus supporter» les calamités de cette vie? et toutefois ne vouloyent pas advouer que les calamités fussent miserables, ni les miseres calamiteuses, ains maintenoyent que le sage estoit tous-jours heureux et sa vie bien heureuse. «O quelle vie bien heureuse,» dit saint Augustin, «pour laquelle eviter on a mesme recours a la mort! Si elle est bien heureuse, que n'y demeures-vous?»

            Aussy, celuy d'entre les Stoïciens et capitaines qui, pour s'estre tué soy mesme en la ville d'Utique affin d'eviter une calamité qu'il estimoit indigne de sa vie, a esté tant loué par les cervelles profanes, fit cette action avec si peu de veritable vertu, que, comme dit saint Augustin, «il ne tesmoigna pas un courage qui voulut eviter la deshonnesteté, mais une ame infirme qui n'eut pas l'asseurance d'attendre l'adversité; car s'il eust estimé chose infame de vivre sous la victoire de Cesar, pourquoy eust il commandé d'esperer en la [270] douceur de Cesar? Comme n'eust-il conseillé a son filz de mourir avec luy,» si la mort estoit meilleure et plus honneste que la vie? Il se tua donq, ou parce qu'il envia a Cesar la gloire qu'il eust eu de luy donner la vie, ou parce qu'il apprehenda la honte de vivre sous un vainqueur qu'il haïssoit: en quoy il peut estre loué d'un gros, et encor, a l'adventure, grand courage, mais non pas d'un sage, vertueux et constant esprit. La cruauté qui se prattique sans esmotion et de sang froid est la plus cruelle de toutes, et c'en est de mesme du desespoir; car celuy qui est le plus lent, le plus deliberé, le plus resolu, est aussi le moins excusable et le plus desesperé.

            Et quant a Lucrece (affin que nous n'oubliions pas aussi les valeurs du sexe moins courageux), ou elle fut chaste parmi la violence et le forcenement du filz de Tarquinius, ou elle ne le fut pas. Si Lucrece ne fut pas chaste, pourquoy loue-on donq la chasteté de Lucrece? si Lucrece fut chaste et innocente en cet accident la, Lucrece ne fut elle pas meschante de tuer l'innocente Lucrece? «Si elle fut adultere, pourquoy est elle tant loüee? si elle fut pudique, pourquoy fut elle tuee?» Mais elle craignoit l'opprobre et la honte de ceux qui eussent peu croire que la deshonnesteté «qu'elle avoit soufferte violemment, tandis qu'elle estoit en vie, eust aussi esté soufferte volontairement si, apres icelle, elle fust demeuree en vie; elle eut peur qu'on l'estimast complice du peché, si ce qui avoit esté fait en elle vilainement estoit supporté par elle patiemment.» Et donq, faut-il, pour fuir la honte et l'opprobre qui depend de l'opinion des hommes, accabler l'innocent et tuer le juste? faut il maintenir l'honneur aux despens de la vertu, et la reputation au peril de l'equité? Telles furent les vertus des plus vertueux payens, envers Dieu et envers eux mesmes.

            Et pour les vertus qui regardent le prochain, ilz foulerent aux pieds, et fort effrontement, par leurs lois mesmes, la principale, qui est la pieté; car Aristote, le plus grand cerveau d'entr'eux, prononce cette horrible [271] et tres impiteuse sentence: «Touchant l'exposition,» c'est a dire l'abandonnement «des enfans, ou leur education, la loy soit telle: qu'il ne faut rien nourrir de ce qui est privé de quelque membre; et quant aux autres enfans, si les lois et coustumes de la cité defendent qu'on n'abandonne pas les enfans, et que le nombre des enfans se multiplie a quelqu'un en sorte qu'il en ayt des-ja au double de la portee de ses facultés, il fa.ut prevenir et procurer l'avortement» Seneque, ce sage tant loüé: «Nous tuons,» dit il, «les monstres; et nos enfans, s'ilz sont manques, debiles, imparfaitz ou monstrueux, nous les rejettons et abandonnons.» De sorte que ce n'est pas sans cause que Tertulien reproche aux Romains qu'ilz exposoyent leurs enfans aux ondes, au froid, a la faim et aux chiens; et cela non par force de pauvreté, car, comme il dit, les presidens mesmes et magistratz prattiquoyent cette desnaturee cruauté. O vray Dieu, Theotime, quelz vertueux voyla! et quels sages pouvoyent estre ces gens qui enseignoyent une si cruelle et brutale sagesse? Helas, dit le grand Apostre, croyans d'estre sages ilz ont esté faitz insensés, et leur fol esprit a esté obscurci; gens abandonnés au sens repreuvé. Ah, quelle horreur qu'un si grand philosophe conseille l'avortement! «C'est devancer l'homicide,» dit Tertulien, «d'empescher un homme conceu de naistre;» et saint Ambroise reprenant les payens de cette mesme barbarie: «On oste,» dit il, «en cette sorte la vie aux enfans avant qu'on la leur ayt donnee.»

            Certes, si les payens ont prattiqué quelques vertus, ç'a esté pour la pluspart en faveur de la gloire du monde, et par consequent ilz n'ont eu de la vertu que l'action, et non pas le motif et l'intention. Or la vertu n'est pas vraye vertu si elle n'a la vraye intention. «La convoitise humaine a fait la force des payens,» dit le Concile d'Auranges, «et la charité divine a fait celle des Chrestiens.» Les vertus des payens, dit saint Augustin, ont esté non vrayes, mais vraysemblables, [272] parce qu'elles ne furent pas exercees pour la fin convenable, mais pour des fins perissables: «Fabritius sera moins puni que Catilina, non pas que celuy la fut bon, mays parce que celuy ci fut pire; non que Fabritius eut des vrayes vertus, mais parce qu'il ne fut pas si esloigné des vrayes vertus: si que, au jour du jugement, les vertus des payens les defendront, non affin qu'ilz soyent sauvés, mais affin qu'ilz ne soyent pas tant damnés.» Un vice estoit osté par un autre vice entre les payens, les vices se faysans place les uns aux autres sans en laisser aucune a la vertu; et pour ce seul unique vice de la vayne gloire ilz reprimoyent l'avarice et plusieurs autres vices, voire mesme quelquefois ilz mesprisoyent la vanité par vanité; dont l'un d'entr'eux, qui sembloit le plus esloigné de la vanité, foulant aux pieds le lit bien paré de Platon: Que fais tu, Diogene? luy dit Platon. «Je foule,» respondit il, «le fast de Platon.» Il est vray, repliqua Platon, «tu le foules, mais par un autre fast.» Si Seneque fut vain, on le peut recueillir de ses derniers propos; car la fin couronne l'œuvre, et la derniere heure les juge toutes. Quelle vanité, je vous prie! Estant sur le point de mourir il dit a ses amis qu'il n'avoit peu jusques a l'heure les remercier asses dignement, et que partant il leur vouloit laisser un legat de ce qu'il avoit en soy de plus aggreable et de plus beau, et que s'ilz le gardoyent soigneusement ilz en recevroyent de grandes louanges; adjoustant que ce magnifique legat n'estoit autre chose que «l'image de sa vie.» Voyes-vous, Theotime, comme les abboys de cet homme sont puans de vanité?

            Ce ne fut pas l'amour de l'honnesteté, mais l'amour de l'honneur qui poussa ces sages mondains a l'exercice des vertus; et leurs vertus de mesme furent aussi differentes des vrayes vertus comme l'honneur de l'honnesteté, et l'amour du merite d'avec l'amour de la recompense. Ceux qui servent les princes pour l'interest font ordinairement des services plus empressés, plus ardens et sensibles; mais ceux qui servent par amour [273] les font plus nobles, plus genereux, et par consequent plus estimables.

            Les escarboucles et rubis sont appellés par les Grecs de deux noms contraires; car ilz les nomment piropes et apirotes, c'est a dire, de feu et sans feu, ou bien, enflammés et sans flamme. Ilz les nomment ignees, de feu, charbons ou escarboucles, parce qu'ilz ressemblent au feu en lueur et splendeur; mays ilz les appellent sans feu ou, pour dire ainsy, ininflammables, parce que non seulement leur lueur n'a nulle chaleur, mais ilz ne sont nullement susceptibles de chaleur, et n'y a feu qui les puisse eschauffer. Ainsy nos anciens Peres ont appellé les vertus des payens vertus et non vertus tout ensemble: vertus, parce qu'elles en ont la lueur et l'apparence; non vertus, parce que non seulement elles n'ont pas eu cette chaleur vitale de l'amour de Dieu qui seule les pouvoit perfectionner, mais elles n'en estoyent pas susceptibles, puisqu'elles estoyent en des sujetz infideles. «Y ayant de ce tems-la,» dit saint Augustin, «deux Romains grans en vertu, Cesar et Caton, la vertu de Caton fut de beaucoup plus approchante de la vraye vertu que celle de Cesar;» et ayant dit en quelque lieu que «les philosophes destitués de la vraye pieté avoyent resplendi en lumiere de vertu,» il s'en desdit au livre de ses Retractations, estimant que cette louange estoit trop grande pour les vertus si imparfaites comme furent celles des payens: qui, en verité, ressemblent à ces vers a feu et luisans qui ne sont luisans qu'emmi la nuit, et le jour venu perdent leur lueur; car de mesme, ces vertus payennes ne sont vertus qu'en comparayson des vices, mais en comparayson des vertus des vrays Chrestiens ne meritent nullement le nom de vertus.

            Parce neanmoins qu'elles ont quelque chose de bon, elles peuvent estre comparees aux pommes vereuses, car elles ont la couleur, et ce peu de substance qui leur reste, aussi bonne que les vertus entieres; mais le ver de la vanité est au milieu, qui les gaste: c'est pourquoy, qui en veut user doit separer le bon d'avec le [274] mauvais. Je veux bien, Theotime, qu'il y eust quelque fermeté de courage en Caton, et que cette fermeté fust louable en soy: mais qui veut se prevaloir de son exemple, il faut que ce soit en un juste et bon sujet; non pas se donnant la mort, mais la souffrant lhors que la vraye vertu le requiert, non pour la vanité de la gloire, mais pour la gloire de la verité: comme il advint a nos Martyrs, qui, avec des courages invincibles, firent tant de miracles de constance et valeur, que les Catons, les Horaces, les Seneques, les Lucreces, les Arries ne meritent certes nulle consideration en comparayson. Tesmoins les Laurens, les Vincens, les Vitaux, les Erasmes, les Eugenes, les Sebastiens, les Agathes, les Agnes, Catherines, Perpetues, Felicités, Symphoroses, Natalies, et mille milliers d'autres; qui me font tous les jours admirer les admirateurs des vertus payennes, non tant parce qu'ilz admirent desordonnement les vertus imparfaites des payens, comme parce qu'ilz n'admirent point les vertus tres parfaites des Chrestiens, vertus cent fois plus dignes d'admiration et seules dignes d'imitation.

 

 

Chapitre XI. Comme les actions humaines sont sans valeur lhors qu'elles sont faites sans le divin amour

 

            Le grand ami de Dieu, Abraham, n'eut de Sara, sa femme principale, que son trescher unique Isaac, qui seul aussi fut son heritier universel; et bien qu'il eust encor Ismael d'Agar, et plusieurs autres enfans de [275] Cetura, ses femmes servantes et moins principales, si est ce toutefois qu'il ne leur donna sinon quelques presens et legatz pour les des-jetter et exhereder, d'autant que n'estans pas advoüés de la femme principale ilz ne pouvoyent pas aussi luy succeder. Or ilz ne furent pas advoüés parce que, quant aux enfans de Cetura ilz nasquirent tous apres la mort de Sara; et pour le regard d'Ismael, quoy que sa mere Agar l'eust conceu par l'authorité de Sara sa maistresse, toutefois, se voyant grosse, elle la mesprisa, et ne fit pas cet enfant sur les genoux d'icelle, comme Bala fit les siens sur les genoux de Rachel. Theotime, il n'y a que les enfans, c'est a dire les actes, de la tressainte charité qui soyent heritiers de Dieu, coheritiers de Jesus Christ, et les enfans ou actes que les autres vertus conçoivent et enfantent sur ses genoux, par son commandement, ou au moins sous les aisles et la faveur de sa presence. Mays quand les vertus morales, ouӱ mesme les vertus surnaturelles, produisent leurs actions en l'absence de la charité, comme elles font entre les schismatiques, au rapport de saint Augustin, et quelquefois parmi les mauvais Catholiques, elles n'ont nulle valeur pour le Paradis; non pas mesme l'aumosne, quand elle nous porteroit a distribuer toute nostre substance aux pauvres; ni le martire non plus, quand nous livrerions nostre cors aux flammes pour estre bruslés. Non, Theotime, sans la charité, dit l'Apostre, tout cela ne serviroit de rien, ainsy que nous monstrons plus amplement ailleurs.

            Or il y a de plus: quand en la production des actions des vertus morales la volonté se rend desobeissante a sa dame, qui est la charité, comme quand par l'orgueil, la vanité, l'interest temporel, ou par quelqu'autre mauvais motif les vertus sont destournees de leur propre nature, certes alhors ces actions sont chassees et bannies de la mayson d'Abraham et de la societé de Sara, c'est a dire, elles sont privees du fruit [276] et des privileges de la charité, et par consequent demeurent sans valeur ni merite: car ces actions la, ainsy infectees d'une mauvaise intention, sont en effect plus vicieuses que vertueuses, puisqu'elles n'ont de la vertu que le cors exterieur, l'interieur appartenant au vice qui leur sert de motif; tesmoin les jeusnes, offrandes et autres actions du Pharisien.

            Mays en fin, outre tout cela, comme les Israëlites vescurent paisiblement en Ægipte durant la vie de Joseph et de Levi, et soudain apres la mort de Levi furent tiranniquement reduitz en servitude, d'ou provint le proverbe des Juifz: «L'un des freres trespassé, les autres sont oppressés» (selon qu'il est rapporté en la Grande Chronologie des Hebrieux, publiee par le sçavant Archevesque d'Aix, Gilbert Genebrard, que je nomme par honneur et avec consolation pour avoir esté son disciple, quoy qu'inutilement, lors qu'il estoit lecteur royal a Paris et qu'il exposoit le Cantique des Cantiques), de mesme les merites et fruitz des vertus, tant morales que chrestiennes, subsistent tres doucement et tranquillement en l'ame tandis que la sacree dilection y vit et regne, mais a mesme que la dilection divine y meurt, tous les merites et fruitz des autres vertus meurent quant et quant. Et ce sont ces œuvres que les theologiens appellent mortifiees, parce qu'estant nees en vie, sous la faveur de la dilection, et comme un Ismael en la famille d'Abraham, elles perdent par apres la vie et le droit d'heriter, par la desobeissance [277] et rebellion suivante, de la volonté humaine qui est leur mere.

            O Dieu, Theotime, quel malheur! Si le juste se destourne de sa justice et qu'il face l'iniquité, on n'aura plus memoire de toutes ses justices, il mourra en son peché, dit Nostre Seigneur en Ezechiel: de sorte que le peché mortel ruine tout le merite des vertus; car, quant a celles qu'on prattique tandis qu'il regne en l'ame, elles naissent tellement mortes qu'elles sont a jamais inutiles pour la pretention de la vie eternelle; et quant a celles que l'on a prattiquees avant qu'il fust commis, c'est a dire tandis que la dilection sacree vivoit en l'ame, leur valeur et merite perit et meurt soudain a son arrivee, ne pouvans conserver leur vie apres la mort de la charité qui la leur avoit donnee.

            Le lac que les prophanes appellent communement Asphaltite, et les autheurs sacrés mer Morte, a une malediction si grande que rien ne peut vivre de ce que l'on y met: quand les poissons du fleuve Jordain l'approchent ilz meurent, si promptement ilz ne rebroussent contremont; les arbres de son rivage ne produisent rien de vivant, et bien que leurs fruitz ayent l'apparence et forme exterieure pareille aux fruitz des autres contrees, neanmoins, quand on les veut arracher, on treuve que ce ne sont que escorces et peleures pleines de cendres qui s'en vont au vent: marques des infames pechés pour la punition desquelz cette contree, peuplee de quatre cités plantureuses, fut jadis convertie en cet abisme de puanteur et d'infection; et rien aussi ne peut, ce semble, mieux representer le malheur du peché, que ce lac abominable qui prit son origine du plus execrable desordre que la chair humaine puisse commettre. Le peché donq, comme une mer Morte et mortelle, tue tout ce qui l'aborde: rien n'est vivant de [278] tout ce qui naist en l'ame qu'il occupe, ni de tout ce qui croist autour de luy. O Dieu, nullement, Theotime: car non seulement le peché est une œuvre morte, mays elle est tellement pestilente et veneneuse, que les plus excellentes vertus de l'ame pecheresse ne produisent aucune action vivante; et quoy que quelquefois les actions des pecheurs ayent une grande ressemblance avec les actions des justes, ce ne sont toutefois qu'escorces pleines de vent et de poussiere, regardees voirement et mesme recompensees par la Bonté divine de quelques presens temporelz, qui leur sont donnés comme aux enfans des chambrieres, mais escorces pourtant qui ne sont ni ne peuvent estre savourees ni goustees par la divine justice, pour estre salariees de loyer eternel. Elles perissent sur leurs arbres, et ne peuvent estre conservees en la main de Dieu, parce qu'elles sont vuides de vraye valeur; comme il est dit en l'Apocalipse a l'Evesque de Sardes, lequel estoit estimé un arbre vivant, a cause de plusieurs vertus qu'il prattiquoit, et neanmoins il estoit mort, parce qu'estant en peché, ses vertus n'estoyent pas des vrays fruitz vivans, mays des escorces mortes, et des amusemens pour les yeux, non des pommes savoureuses, utiles a manger.

            De sorte que nous pouvons tous lancer cette veritable voix, a l'imitation du saint Apostre: Sans la charité je ne suis rien, rien ne me profite; et celle cy, avec saint Augustin: Mettes dans un cœur «la charité, tout proffite; ostés du cœur la charité, rien ne proffite.» Or je dis, rien ne proffite pour la vie eternelle, quoy que, comme nous disons ailleurs, les œuvres vertueuses des pecheurs ne soyent pas inutiles pour la vie temporelle; mays, Theotime mon amy, que proffite-il a l'homme s'il gaigne tout le monde temporellement et qu'il perde son ame eternellement? [279]

 

 

Chapitre XII. Comme le saint amour revenant en l'ame fait revivre toutes les œuvres que le péché avoit fait périr

 

            Les œuvres donques que le pecheur fait tandis qu'il est privé du saint amour, ne profitent jamais pour la vie eternelle, et pour cela sont appellees œuvres mortes; mais les bonnes œuvres du juste sont au contraire nommees vives, d'autant que le divin amour les anime et vivifie de sa dignité. Que si, par apres, elles perdent leur vie et valeur par le peché survenant, elles sont dites œuvres amorties, esteintes ou mortifiees seulement; mais non pas œuvres mortes, si principalement on a esgard aux esleuz. Car, comme le Sauveur, parlant de la petite Talithe de Jaïrus, dit qu'elle n'estoit pas morte, ains dormoit seulement, parce que devant estre soudain resuscitee, sa mort seroit de si peu de duree qu'elle ressembleroit plustost un sommeil qu'une vraye mort, ainsy les œuvres des justes, et sur tout des esleuz, que le peché survenu fait mourir, ne sont pas dites œuvres mortes, ains seulement amorties, mortifiees, assoupies ou pasmees, parce qu'au prochain retour de la sainte dilection elles doivent, ou du moins peuvent bien tost revivre et resusciter. Le retour du peché oste la vie au cœur et a toutes ses œuvres; le retour de la grace rend la vie au cœur et a toutes ses œuvres. Un hyver rigoureux amortit toutes les plantes de la campaigne, en sorte que s'il duroit tous-jours elles aussi tous-jours demeureroyent en cet estat de mort. Le peché, triste et tres effroyable hyver de l'ame, amortit toutes les saintes œuvres qu'il y treuve, et s'il duroit tous-jours, jamais rien ne reprendroit ni vie ni vigueur. Mais comme [280] au retour du beau primtems, non seulement les nouvelles semences qu'on jette en terre a la faveur de cette belle et feconde sayson germent et bourgeonnent aggreablement, chacune selon sa qualité, mais aussi les vielles plantes que l'aspreté de l'hyver precedent avoit flestries, dessechees et amorties, reverdissent, se revigorent et reprennent leur vertu et leur vie; de mesme le peché estant aboli et la grace du divin amour revenant en l'ame, non seulement les nouvelles affections que le retour de ce sacré primtems apporte, germent et produisent beaucoup de merites et de benedictions, mais les œuvres fanees et flestries sous la rigueur de l'hyver du peché passé, comme deslivrees de leur ennemy mortel, reprennent leurs forces, se revigorent, et, comme resuscitees, fleurissent derechef et fructifient en merites pour la vie eternelle.

            Telle est la toute puissance du celeste amour, ou l'amour de la celeste toute puissance: Si l'impie se destourne de son impieté et qu'il fasse jugement et justice, il vivifiera son ame; Convertisses vous et faites penitence de vos iniquités, et l'iniquité ne vous sera point a ruine, dit le Seigneur tout puissant; et qu'est-ce a dire, l'iniquité ne vous sera point a ruine, sinon que les ruines qu'elle avoit faites seront reparees? Ainsy, outre mille caresses que l'enfant prodigue receut de son pere, il fut restabli avec avantage en tous ses ornemens et en toutes les graces, faveurs et dignités qu'il avoit perdues; et Job, image innocente du pecheur penitent, reçoit en fin au double de tout ce qu'il avoit eu. Certes, le tressaint Concile de Trente veut que l'on anime les penitens retournés en la sacree dilection de Dieu eternel, par ces paroles de l'Apostre: Abondés en tout bon œuvre, sachans que vostre travail n'est point inutile en Nostre Seigneur; car Dieu n'est pas injuste pour oublier vostre œuvre et la dilection que vous aves monstree en son nom. Dieu donques n'oublie pas les œuvres de ceux qui, ayans perdu la dilection par le peché, la recouvrent par la penitence. Or Dieu oublie les œuvres [281] quand elles perdent leur merite et leur sainteté par le peché survenant, et il s'en resouvient quand elles retournent en vie et valeur par la presence du saint amour: de sorte mesme que, affin que les fideles soyent recompensés de leurs bonnes œuvres, tant par l'accroissement de la grace et de la gloire future que par l'effectuelle jouissance de la vie eternelle, il n'est pas necessaire que l'on ne retombe point au peché, ains suffit, selon le sacré Concile, que l'on «trespasse en la grace» et charité de Dieu.

            Dieu a promis des recompenses eternelles aux œuvres de l'homme juste, mais si le juste se destourne de sa justice par le peché, Dieu n'aura plus memoire des justices et bonnes œuvres qu'il avoit faites. Que si neanmoins, par apres, ce pauvre homme tombé en peché se releve et retourne en l'amour divin par penitence, Dieu ne se resouviendra plus de son peché; et s'il ne se resouvient plus du peché, il se resouviendra donques des bonnes œuvres precedentes et de la recompense qu'il leur avoit promise, puisque le peché, qui seul les avoit ostees de la memoire divine, est totalement effacé, aboli, aneanti: si que alhors la justice de Dieu oblige sa misericorde, ou plustost la misericorde de Dieu oblige sa justice, de regarder derechef les bonnes œuvres passees, comme si jamais il ne les avoit oubliees; autrement le sacré penitent n'eust pas osé dire a son Maistre: Rendes moy l'allegresse de vostre salutaire, et me confirmes de vostre esprit principal. Car, comme vous voyes, non seulement il requiert une nouveauté d'esprit et de cœur, mais il pretend qu'on luy rende l'allegresse que le peché luy avoit ravie: or cette allegresse n'est autre chose que le vin du celeste amour, qui res-jouit le cœur de l'homme.

            Il n'est pas du peché, en cet endroit, comme des [282] œuvres de charité: car les œuvres du juste ne sont pas effacees, abolies ou aneanties par le peché survenant, ains elles sont seulement oubliees, mais le peché du meschant n'est pas seulement oublié, ains il est effacé, nettoyé, aboli, aneanti par la sainte penitence; c'est pourquoy le peché survenant au juste, ne fait pas revivre les pechés autrefois pardonnés, d'autant qu'ilz ont esté tout a fait aneantis, mais l'amour revenant en l'ame du penitent, fait bien revivre les saintes œuvres d'autrefois, parce qu'elles n'estoyent pas abolies, ains seulement oubliees. Et cet oubli des bonnes œuvres des justes, apres qu'ilz ont quitté leur justice et dilection, consiste en ce qu'elles nous sont rendues inutiles tandis que le peché nous rend incapables de la vie eternelle, qui est leur fruit; et partant, si tost que par le retour de la charité nous sommes remis au rang des enfans de Dieu, et par consequent rendus susceptibles de la gloire immortelle, Dieu se resouvient de nos bonnes œuvres anciennes, et elles nous sont derechef rendues fructueuses. Il n'est pas raysonnable que le peché ayt autant de force contre la charité comme la charité en a contre le peché, car le peché procede de nostre foiblesse, et la charité de la puissance divine: si le peché abonde en malice pour ruiner, la grace surabonde pour reparer; et la misericorde de Dieu, par laquelle il efface le peché, s'exalte tous-jours et se rend glorieusement triomphante contre la rigueur du jugement, par lequel Dieu avoit oublié les bonnes œuvres qui precedoyent le peché. Ainsy tous-jours, es guerisons corporelles que Nostre Seigneur donnoit par miracle, non seulement il rendoit la santé, mais il adjoustoit des benedictions nouvelles, faysant exceller la guerison au dessus de la maladie; tant il est bonteux envers les hommes.

            Que les guespes, taons ou mouschons, et telz petitz animaux nuisibles, estans mortz puissent revivre et resusciter, je ne l'ay jamais veu, ni leu, ni ouӱ dire; mais que les cheres avettes, mousches si vertueuses, puissent resusciter, chacun le dit, et je l'ay maintefois [283] leu. «On dit» (ce sont les paroles de Pline) «que gardant les cors mortz des mousches a miel qu'on a noyees, dans la mayson tout l'hyver, et les remettant au soleil le primtems suivant couvertes de cendre de figuier, elles resusciteront» et seront bonnes comme auparavant. Que les iniquités et œuvres malignes puissent revivre apres que par la penitence elles ont esté noyees et abolies, certes, mon Theotime, jamais l'Escriture ni aucun theologien ne l'a dit, que je sache; ains le contraire est authorisé par la sacree Parole et par le commun consentement de tous les docteurs. Mays que les œuvres saintes, qui comme douces abeilles font le miel du merite, estant noyees dans le peché puissent par apres revivre, quand, couvertes des cendres de la penitence, on les remet au soleil de la grace et charité, tous les theologiens le disent et enseignent bien clairement; et lhors il ne faut pas douter qu'elles ne soyent utiles et fructueuses comme avant le peché. Lhors que Nabuzardan destruisit Hierusalem et qu'Israël fut mené en captivité, le feu sacré de l'autel fut caché dans un puitz, ou il se convertit en boue; mais cette boue tiree du puitz et remise au soleil lhors du retour de la captivité, le feu mort resuscita, et cette boue fut convertie en flammes. Quand l'homme juste est rendu esclave du peché, toutes les bonnes œuvres qu'il avoit faites sont miserablement oubliees et reduites en boue; mais au sortir de la captivité, lhors que par la penitence il retourne en la grace de la dilection divine, ses bonnes œuvres precedentes sont tirees du puitz de l'oubli, et, touchees des rayons de la misericorde celeste, elles revivent et se convertissent en flammes aussi claires que jamais elles furent, pour estre remises sur l'autel sacré de la divine approbation, et avoir leur premiere dignité, leur premier prix et leur premiere valeur. [284]

 

 

Chapitre XIII. Comme nous devons reduire toute la prattique des vertus et de nos actions au saint amour

 

            Les bestes ne pouvant connoistre la fin de leurs actions, tendent voirement a leur fin, mais n'y pretendent pas, car pretendre c'est tendre a une chose par dessein avant que d'y tendre par effect; elles jettent leurs actions a leur fin, mais elles ne projettent point, ains suivent leurs instinctz sans election ni intention. Mais l'homme est tellement maistre de ses actions humaines et raysonnables qu'il les fait toutes pour quelque fin, et les peut destiner a une ou plusieurs fins particulieres, ainsy que bon luy semble: car il peut changer la fin naturelle d'une action, comme quand il jure pour tromper, puisqu'au contraire la fin du serment est d'empescher la tromperie; et peut adjouster a la fin naturelle d'une action quelqu'autre sorte de fin, comme quand, outre l'intention de secourir le pauvre a laquelle l'aumosne tend, il adjouste l'intention d'obliger l'indigent a la pareille.

            Or, nous adjoustons quelquefois une fin de moindre perfection que n'est celle de nostre action, quelquefois aussi nous adjoustons une fin d'egale ou semblable perfection, et parfois encor une fin plus eminente et relevee. Car, outre le secours du souffreteux auquel l'aumosne tend specialement, ne peut on pas pretendre, 1. d'acquerir son amitié, 2. d'edifier le prochain, et 3. de plaire a Dieu? qui sont trois diverses fins, dont la premiere est moindre, la seconde n'est pas presque plus excellente, et la troisiesme est beaucoup plus eminente [285] que la fin ordinaire de l'aumosne: si que nous pouvons, comme vous voyes, donner diverses perfections a nos actions, selon la varieté des motifs, fins et intentions que nous prenons en les faysant.

             «Soyes bons changeurs,» dit le Sauveur. Prenons donq bien garde, Theotime, de ne point changer les motifs et la fin de nos actions qu'avec avantage et proffit, et de ne rien faire en ce traffiq que par bon ordre et rayson. Tenes, voyla cet homme qui entre en charge pour servir le public et pour acquerir de l'honneur: s'il a plus de pretention de s'honnorer que de servir la chose publique, ou qu'il soit egalement desireux de l'un et de l'autre, il a tort et ne laisse pas d'estre ambitieux, car il renverse l'ordre de la rayson, egalant ou preferant son interest au bien public; mais si, pretendant pour sa fin principale de servir le public, il est bien ayse aussi parmi cela d'accroistre l'honneur de sa famille, certes, on ne le sçauroit blasmer, parce que non seulement ses deux pretentions sont honnestes, mais elles sont bien rangees. Cet autre se communie a Pasques pour ne point estre blasmé de son voysinage et pour obeir a Dieu; qui doute qu'il ne fasse bien? Mais s'il se communie autant ou plus pour eviter le blasme que pour obeir a Dieu, qui doute qu'il ne fasse impertinemment, egalant ou preferant le respect humain a l'obeissance qu'il doit a Dieu? Je puis jeusner le caresme, ou par charité affin de plaire a Dieu, ou par obeissance parce que l'Eglise l'ordonne, ou par sobrieté, ou par diligence pour mieux estudier, ou par prudence affin de faire quelque espargne requise, ou par chasteté affin de dompter le cors, ou par religion pour mieux prier. Or, si je veux, je puis assembler toutes ces intentions et jeusner pour tout cela, mais en ce cas il faut tenir bonne police a ranger ces motifs: car si je jeusnois principalement pour espargner, plus que pour obeir a l'Eglise, plus pour bien estudier que pour plaire a Dieu, qui ne void que je pervertis le droit et l'ordre, preferant mon interest a l'obeissance de l'Eglise et au contentement de mon Dieu? Jeusner pour espargner est [286] bon; jeusner pour obeir a l'Eglise est meilleur; jeusner pour plaire a Dieu est tres bon: mais encores qu'il semble que de trois biens on ne puisse pas composer un mal, si est-ce que qui les colloqueroit en desordre, preferant le moindre au meilleur, il feroit sans doute un desreglement blasmable.

            Un homme qui n'invite qu'un de ses amis n'offence nullement les autres; mais s'il les invite tous et qu'il donne les premieres seances aux moindres, reculant les plus honnorables au bas bout, n'offence-il pas ceux ci et ceux la tout ensemble? ceux ci parce qu'il les deprime contre la rayson, ceux la parce qu'il les fait paroistre sotz. Ainsy, faire une action pour un seul motif raysonnable, pour petit qu'il soit, la rayson n'en est point offencee: mais qui veut avoir plusieurs motifs, il les doit ranger selon leurs qualités; autrement il commet peché, car le desordre est un peché, comme le peché est un desordre. Qui veut plaire a Dieu et a Nostre Dame fait tres bien; mais qui voudroit plaire a Nostre Dame egalement ou plus qu'a Dieu, il commettrait un desreglement insupportable, et on luy pourroit dire ce qui fut dit a Caïn: Si vous aves bien offert, mais aves malpartagé, cesses, vous aves peché. Il faut donner a chasque fin le rang qui luy convient, et, par consequent, le souverain a celle de plaire a Dieu.

            Or le souverain motif de nos actions, qui est celuy du celeste amour, a cette souveraine proprieté, qu'estant plus pur il rend l'action qui en provient plus pure: si que les Anges et Saintz de Paradis n'ayment chose aucune pour autre fin quelcomque que pour celle de l'amour de la divine Bonté et par le motif de luy vouloir plaire; ilz s'entr'ayment voirement tous tres ardemment, ilz nous ayment aussi, ilz ayment les vertus, mais tout cela pour plaire a Dieu seulement. Ilz suivent et prattiquent les vertus, non entant qu'elles sont belles et aymables, mais entant qu'elles sont aggreables a Dieu; ilz ayment leur felicité, non entant qu'elle est a eux, mais entant qu'elle plait a Dieu: ouy mesme ilz ayment l'amour duquel ilz ayment Dieu, non parce qu'il [287] est en eux, mais parce qu'il tend a Dieu; non parce qu'il leur est doux, mais parce qu'il plait à Dièu; non parce qu'ilz l'ont et le possedent, mais parce que Dieu le leur donne et qu'il y prend son bon playsir.

 

 

Chapitre XIV. Prattique de ce qui a esté dit au chapitre precedent

 

            Purifions donq, Theotime, tant que nous pourrons, toutes nos intentions: et puisque nous pouvons respandre sur toutes les actions des vertus le motif sacré du divin amour, pourquoy ne le ferons nous pas? rejettans es occurrences toutes sortes de motifs vicieux, comme la vayne gloire et l'interest propre, et considerans tous les bons motifs que nous pouvons avoir d'entreprendre l'action qui se presente alhors, affin de choisir celuy du saint amour, qui est le plus excellent de tous, pour en arrouser et detremper tous les autres. Par exemple, si je veux m'exposer vaillamment aux hazards de la guerre, je le puis considerant divers motifs: car le motif naturel de cette action c'est celuy de la force et vaillance, a laquelle il appartient de faire entreprendre par rayson les choses perilleuses; mais, outre celuy cy, j'en puis avoir plusieurs autres, comme celuy d'obeir au prince que je sers, celuy de l'amour envers le public, celuy de la magnanimité, qui me fait plaire en la grandeur de cette action. Or, venant donq a l'action, je me pousse au peril, prevenu partous ces motifs; mais pour les relever tous au degré de l'amour divin et les purifier [288] parfaitement, je diray en mon ame de tout mon cœur: O Dieu eternel, qui estes le trescher amour de mes affections, si la vaillance, l'obeissance au prince, l'amour de la patrie et la magnanimité ne vous estoyent aggreables, je ne suivrois jamais leurs mouvemens que je sens maintenant; mais parce que ces vertus vous plaisent j'embrasse cette occasion de les prattiquer, et ne veux seconder leur instinct et inclination sinon parce que vous les aymes et que vous le voules.

            Vous voyes bien, mon cher Theotime, qu'en ce retour d'esprit nous parfumons tous les autres motifs, de l'odeur et sainte suavité de l'amour, puisque nous ne les suivons pas en qualité de motifs simplement vertueux, mais en qualité de motifs voulus, aggreés, aymés et cheris de Dieu. Qui desrobbe pour ivroigner, il est plus ivroigne que larron, selon Aristote; et celuy donques qui exerce la vaillance, l'obeissance, l'affection envers sa patrie, la magnanimité, pour plaire a Dieu, il est plus amoureux divin que vaillant, obeissant, bon citoyen et magnanime, parce que toute sa volonté, en cet exercice, aboutit et vient fondre dans l'amour de Dieu, n'employant tous les autres motifs que pour parvenir a cette fin. Nous ne disons pas que nous allons a Lyon, mais a Paris, quand nous n'allons a Lyon que pour aller a Paris; ni que nous allons chanter, mais que nous allons servir Dieu, quand nous n'allons chanter que pour servir Dieu.

            Que si quelquefois nous sommes touchés de quelque motif particulier, comme, par exemple, s'il nous advenoit d'aymer la chasteté a cause de sa belle et tant aggreable pureté, soudain sur ce motif il faut respandre celuy du divin amour, en cette sorte: O tres honneste et delicieuse blancheur de la chasteté, que vous estes aymable, puisque vous estes tant aymee par la divine Bonté! Puis, se retournant vers le Createur: Hé, Seigneur, je vous requiers une seule chose, c'est celle que je recherche en la chasteté, de voir et prattiquer en icelle vostre bon playsir et les delices que vous y prenes. Et lhors que nous entrons es exercices des [290] vertus, nous devons souvent dire de tout nostre cœur: Ouy, Pere eternel, je le feray parce qu'ainsy a-il esté aggreable de toute eternité devant vous.

            En cette sorte faut il animer toutes nos actions de ce bon playsir celeste, aymant principalement l'honnesteté et beauté des vertus parce qu'elle est aggreable a Dieu: car, mon cher Theotime, il se treuve des hommes qui ayment esperdument la beauté de quelques vertus, non seulement sans aymer la charité, mais avec mespris de la charité. Origene, certes, et Tertulien aymerent tellement la blancheur de la chasteté qu'ilz en violerent les plus grandes regles de la charité: l'un ayant choisi de commettre l'idolatrie plustost que de souffrir une horrible vilenie de laquelle les tyrans vouloyent souiller son cors, l'autre se separant de la tres chaste Eglise Catholique sa Mere, pour mieux establir, selon son gré, la chasteté de sa femme. Qui ne sçait qu'il y a eu des pauvres de Lyon qui, pour louer avec exces la mendicité, se firent heretiques, et de mendians devindrent des faux belitres? Qui ne sçait la vanité des Enthousiastes, Messaliens, Euchites, qui quitterent la dilection pour vanter l'orayson? Qui ne sçait qu'il y a eu des heretiques qui, pour exalter la charité envers les pauvres, deprimoyent la charité envers Dieu, attribuant tout le salut des hommes a la vertu de l'aumosne, selon que saint Augustin le tesmoigne? quoy que le saint Apostre exclame que qui donne tout son bien aux pauvres, et il n'a pas la charité, cela ne luy proffite point.

            Dieu a mis sur moy l'estendart de sa charité, dit la sacree Sulamite. L'amour, Theotime, est l'estendart en l'armee des vertus, elles se doivent toutes ranger a luy; c'est le seul drapeau sous lequel Nostre Seigneur les fait combattre, luy qui est le vray general de l'armee. Reduisons donques toutes les vertus a l'obeissance [290] de la charité: aymons les vertus particulieres, mais principalement parce qu'elles sont aggreables a Dieu; aymons excellemment les vertus plus excellentes, non parce qu'elles sont excellentes, mais parce que Dieu les ayme plus excellemment: ainsy le saint amour vivifiera toutes les vertus, les rendant toutes amantes, aymables et sur-aymables.

 

 

Chapitre XV. Comme la charité comprend en soy les dons du Saint Esprit

 

            Affin que l'esprit humain suive aysement les mouvemens et instinçtz de la rayson pour parvenir au bonheur naturel qu'il peut pretendre, vivant selon les loix de l'honnesteté, il a besoin: 1. de la temperance, pour reprimer les inclinations insolentes de la sensualité; 2. de la justice, pour rendre a Dieu, au prochain et a soy mesme ce qu'il est obligé; 3. de la force, pour vaincre les difficultés qu'on sent a faire le bien et repousser le mal; 4. de la prudence, pour discerner quelz sont les moyens plus propres pour parvenir au bien et a la vertu; 5. de la science, pour connoistre le vray bien auquel il faut aspirer et le vray mal qu'il faut rejetter; 6. de l'entendement, pour bien penetrer les premiers et principaux fondemens ou principes de la beauté et excellence de l'honnesteté; 7. et en fin finale, de la sapience, pour contempler la Divinité, premiere source de tout bien. Telles sont les qualités par lesquelles l'esprit est rendu doux, obeissant et pliable aux loix de la rayson naturelle qui est en nous.

            Ainsy, Theotime, le Saint Esprit qui habite en nous, voulant rendre nostre ame souple, maniable et obeissante a ses divins mouvemens et celestes inspirations, qui [291] sont les loix de son amour, en l'observation desquelles consiste la felicité surnaturelle de cette vie presente, il nous donne sept proprietés et perfections, pareilles presque aux sept que nous venons de reciter, qui, en l'Escriture Sainte et es livres des theologiens, sont appellees dons du Saint Esprit. Or ilz ne sont pas seulement inseparables de la charité, ains, toutes choses bien considerees et a proprement parler, ilz sont les principales vertus, proprietés et qualités de la charité. Car, 1. la sapience n'est autre chose en effect que l'amour qui savoure, gouste et experimente combien Dieu est doux et suave; 2. l'entendement n'est autre chose que l'amour attentif a considerer et penetrer la beauté des verités de la foy, pour y connoistre Dieu en luy mesme, et puis, de la, en descendant, le considerer es creatures; 3. la science, au contraire, n'est autre chose que le mesme amour qui nous tient attentifs a nous connoistre nous mesmes et les creatures, pour nous faire remonter a une plus parfaite connoissance du service que nous devons a Dieu; 4. le conseil est aussi l'amour entant qu'il nous rend soigneux, attentifs et habiles pour bien choisir les moyens propres a servir Dieu saintement; 5. la force est l'amour qui encourage et anime le cœur pour executer ce que le conseil a determiné devoir estre fait; 6. la pieté est l'amour qui adoucit le travail et nous fait cordialement, aggreablement et d'une affection filiale employer aux œuvres qui plaisent a Dieu nostre Pere; et 7. pour conclusion, la crainte n'est autre chose que l'amour entant qu'il nous fait fuir et eviter ce qui est desaggreable a la divine Majesté.

            Ainsy, Theotime, la charité nous sera une autre eschelle de Jacob, composee des sept dons du Saint Esprit comme autant d'eschellons sacrés, par lesquelz les hommes angeliques monteront de la terre au Ciel pour s'aller unir a la poitrine de Dieu tout puissant, et descendront du Ciel en terre pour venir prendre le prochain par la main et le conduire au Ciel. Car, en montant au premier eschellon la crainte nous fait quitter le mal; au 2. la pieté nous excite a vouloir faire [292] le bien; au 3. la science nous fait connoistre le bien qu'il faut faire et le mal qu'il faut fuir; au 4. par la force nous prenons courage contre toutes les difficultés qu'il y a en nostre entreprise; au 5. par le conseil nous choisissons les moyens propres a cela; au 6. nous unissons nostre entendement a Dieu pour voir et penetrer les traitz de son infinie beauté; et au 7. nous joignons nostre volonté a Dieu pour savourer et experimenter les douceurs de son incomprehensible bonté: car, sur le sommet de cette eschelle, Dieu estant penché devers nous, il nous donne le bayser d'amour, et nous fait tetter les sacrees mammelles de sa suavité, meilleures que le vin.

            Mays si ayans delicieusement joui de ces amoureuses faveurs nous voulons retourner en terre pour tirer le prochain a ce mesme bonheur, du premier et plus haut degré, ou nous avons rempli nostre volonté d'un zele tres ardent et avons parfumé nostre ame des parfums de la charité souveraine de Dieu, nous descendons au second degré, ou nostre entendement prend une clarté nompareille, et fait provision des conceptions et maximes plus excellentes pour la gloire de la beauté et bonté divine ; de la nous venons au 3. ou par le don du conseil nous advisons par quelz moyens nous inspirerons dans l'esprit des prochains le goust et l'estime de la divine suavité; au 4. nous nous encourageons, recevans une sainte force pour surmonter les difficultés qui peuvent estre en ce dessein; au 5. nous commençons a prescher par le don de science, exhortans les ames a la suite des vertus et a la fuite des vices; au 6. nous taschons de leur imprimer la sainte pieté, affin que reconnoissans Dieu pour Pere tres aymable, ilz luy obeissent avec une crainte filiale; et au dernier degré nous les pressons de craindre les jugemens de Dieu, affin que meslant cette crainte d'estre damnés avec la reverence filiale, ilz quittent plus ardemment la terre pour monter au Ciel avec nous.

            La charité ce pendant comprend les sept dons, et ressemble a une belle fleur de lys, qui a six feuilles [293] plus blanches que la neige, et au milieu les beaux marteletz d'or de la sapience, qui poussent en nos cœurs les goustz et savouremens amoureux de la bonté du Pere nostre Createur, de la misericorde du Filz nostre Redempteur et de la suavité du Saint Esprit nostre Sanctificateur. Et je metz ainsy cette double crainte es deux derniers degrés, pour accorder toutes les traductions avec la sainte et sacree edition ordinaire; car si en l'Hebrieu le mot de crainte est repeté par deux fois, ce n'est pas sans mystere, ains pour monstrer qu'il y a un don de crainte filiale, qui n'est autre chose que le don de pieté, et un don de la crainte servile, qui est le commencement de tout nostre acheminement a la souveraine sagesse.

 

 

Chapitre XVI. De la crainte amoureuse des espouses: suite du discours commencé

 

            Ah, Jonathas, mon frere, disoit David, tu estois aymable sur l'amour des femmes! et c'est comme s'il eut dit: tu meritois un plus grand amour que celuy des femmes envers leurs maris. Toutes choses excellentes sont rares. Imagines vous, Theotime, une espouse de cœur colombin, qui ayt la perfection de l'amour nuptial: son amour est incomparable, non seulement en excellence, mais aussi en une grande varieté de belles affections et qualités qui l'accompaignent. Il est non seulement chaste, mais pudique; il est fort, mais gracieux; il est violent, mais tendre; il est ardent, mais respectueux; genereux, mais craintif; hardi, mais obeissant: et sa crainte est toute meslee d'une delicieuse confiance. Telle, certes, est la crainte de l'ame qui a [294] l'excellente dilection: car elle s'asseure tant de la souveraine bonté de son Espoux, qu'elle ne craint pas de le perdre, mais elle craint bien toutefois de ne jouir pas asses de sa divine presence et que quelqu'occasion ne le fasse absenter pour un seul moment; elle a bien confiance de ne luy desplaire jamais, mais elle craint de ne luy plaire pas autant que l'amour le requiert; son amour est trop courageux pour entrer voire mesme au seul soupçon d'estre jamais en sa disgrace, mais il est aussi si attentif qu'elle craint de ne luy estre pas asses unie: ouy mesme, l'ame arrive quelquefois a tant de perfection qu'elle ne craint plus de n'estre pas asses unie a luy, son amour l'asseurant qu'elle le sera tous-jours, mais elle craint que cette union ne soit pas si pure, simple et attentive comme son amour luy fait pretendre. C'est cette admirable amante qui voudroit ne point aymer les goustz, les delices, les vertus et les consolations spirituelles, de peur d'estre divertie, pour peu que ce soit, de l'unique amour qu'elle porte a son Bienaymé, protestant que c'est luy mesme et non ses biens qu'elle recherche, et criant a cette intention: Hé, monstres moy, mon Bienaymé, ou vous paisses et reposes au midy, affin que je ne me divertisse point apres les playsirs qui sont hors de vous.

            De cette sacree crainte des divines espouses, furent touchees ces grandes ames de saint Paul, saint François, sainte Catherine de Gennes et autres, qui ne vouloyent aucun meslange en leurs amours, ains taschoyent de le rendre si pur, si simple, si parfait, que ni les consolations ni les vertus mesmes ne tinssent aucune place entre leur cœur et Dieu; en sorte qu'elles pouvoyent dire: Je vis, mais non plus moy mesme, ains Jesus Christ vit en moy; «Mon Dieu m'est toutes choses;» Ce qui n'est point Dieu ne m'est rien; Jesus Christ est ma vie; «Mon amour est crucifié;» et telles autres paroles d'un sentiment extatique.

            Or, la crainte initiale ou des apprentifs procede du vray amour, mais amour encor tendre, foible et commençant; la crainte filiale procede de l'amour ferme, [295] solide et des-ja tendant a la perfection; mais la crainte des espouses provient de l'excellence et perfection amoureuse des-ja toute acquise: et quant aux craintes serviles et mercenaires, elles ne procedent voirement pas de l'amour, mais elles precedent ordinairement l'amour pour luy servir de fourrier, ainsy que nous avons dit ailleurs, et sont bien souvent tres utiles a son service. Vous verres toutefois, Theotime, une honneste dame, qui, ne voulant pas manger son pain en oysiveté, non plus que celle que Salomon a tant loüee, couchera la soye en une belle varieté de couleurs sur un satin bien blanc, pour faire une broderie de plusieurs belles fleurs, qu'elle rehaussera par apres fort richement d'or et d'argent selon les assortissemens convenables. Cet ouvrage se fait a l'eguille, qu'elle passe par tout ou elle veut coucher la soye, l'or et l'argent; mais neanmoins l'eguille n'est point mise dans le satin pour y estre laissee, ains seulement pour y introduire la soye, l'or et l'argent, et leur faire passage: de façon qu'a mesure que ces choses entrent dans le fonds, l'eguille en est tiree et en sort. Ainsy la divine Bonté, voulant coucher en l'ame humaine une grande diversité de vertus et les rehausser en fin de son amour sacré, il se sert de l'eguille de la crainte servile et mercenaire, de laquelle, pour l'ordinaire, nos cœurs sont premierement piqués; mais pourtant elle n'y est pas laissee, ains, a mesure que les vertus sont tirees et couchees en l'ame, la crainte servile et mercenaire en sort, selon le dire du bienaymé Disciple, que la charité parfaite pousse la crainte dehors. Ouy de vray, Theotime, car les craintes d'estre damné et perdre le Paradis sont effroyables et angoisseuses; et comme sçauroyent elles demeurer avec la sacree dilection, qui est toute douce, toute suave? [296]

 

 

Chapitre XVII. Comme la crainte servile demeure avec le divin amour

 

            Toutefois, encor que la dame dont nous avons parlé ne veuille pas laisser l'eguille en l'ouvrage quand il sera fait, si est ce que, tandis qu'elle y a quelque chose a faire, si elle est contrainte de se divertir pour quelqu'autre occurrence, elle laissera l'eguille piquee dans l'œillet, la rose ou la pensee qu'elle brode, pour la treuver plus a propos quand elle retournera pour ouvrer. De mesme, Theotime, tandis que la Providence divine fait la broderie des vertus et l'ouvrage de son saint amour en nos ames, elle y laisse tous-jours la crainte servile ou mercenaire, jusques a ce que la charité estant parfaite, elle oste cette eguille piquante, et la remet, par maniere de dire, en son peloton. En cette vie, donques, en laquelle nostre charité ne sera jamais si parfaite qu'elle soit exempte de peril, nous avons tous-jours besoin de la crainte, et lhors que nous tressaillons de joye par amour nous devons trembler d'apprehension par la crainte:

 

                        Prenes instruction de ce qu'il vous faut faire,

                        En crainte et sans orgueil serves le Tout Puissant;

                        Esgayes vous en luy, mais, vous esjouissant,

                        Que vostre cœur sousmis, en tremblant le revere.

 

            Le grand pere Abraham envoya son serviteur Eliezer pour prendre une femme a son enfant unique Isaac. Eliezer va, et par inspiration celeste fit choix de la belle et chaste Rebecca, laquelle il amena avec soy; mais cette sage damoyselle quitta Eliezer si tost qu'elle eut rencontré Isaac, et estant introduite en la chambre de Sara, [297] elle demeura son espouse a jamais. Dieu envoye souvent [à l'âme] la crainte servile, comme un autre Eliezer (Eliezer aussi veut dire ayde de Dieu), pour traitter le mariage entre elle et l'amour sacré; que si l'ame vient sous la conduite de la crainte, ce n'est pas qu'elle la veuille espouser, car en effect, si tost que l'ame rencontre l'amour, elle s'unit a luy et quitte la crainte.

            Mais comme Eliezer estant de retour demeura dans la mayson au service d'Isaac et Rebecca, de mesme la crainte nous ayant amenés au saint amour, elle demeure avec nous pour servir, es occurrences, et l'amour et l'ame amoureuse. Car l'ame, quoy que juste, se void maintefois attaquee par des tentations extremes, et l'amour, tout courageux qu'il est, a fort a faire a se bien maintenir, a rayson de la condition de la place en laquelle il se treuve, qui est le cœur humain, variable et sujet a la mutinerie des passions; alhors donq, Theotime, l'amour employe la crainte au combat, et s'en sert pour repousser l'ennemy. Le brave prince Jonathas, allant a la charge sur les Philistins emmi les tenebres de la nuit, voulut avoir son escuyer avec soy, et ceux qu'il ne tuoit pas, son escuyer les tuoit: et l'amour, en voulant faire quelque entreprise hardie, il ne se sert pas seulement de ses propres motifs, ains aussi des motifs de la crainte servile et mercenaire; et les tentations que l'amour ne desfait pas, la crainte d'estre damné les renverse. Si la tentation d'orgueil, d'avarice ou de quelque playsir voluptueux m'attaque: Hé, ce diray-je, sera-il bien possible que pour des choses si vaynes mon cœur voulust quitter la grace de son Bienaymé! Mais si cela ne suffit pas, l'amour excitera la crainte: Hé, ne vois-tu pas, miserable cœur, que secondant cette tentation, les effroyables flammes d'enfer t'attendent, et que tu perds l'heritage eternel du Paradis? On se sert de tout es extremes necessités; comme le mesme Jonathas fit, quand, passant ces aspres rochers qui estoyent entre luy et les Philistins, il ne se servoit pas seulement de ses pieds, mais gravissoit et grimpoit a belles mains comme il pouvoit. [298]

            Tout ainsy donques que les nochers qui partent sous un vent favorable, en une sayson propice, n'oublient pourtant jamais les cordages, ancres et autres choses requises en tems de fortune et parmi la tempeste, aussi, quoy que le serviteur de Dieu jouisse du repos et de la douceur du saint amour, il ne doit jamais estre desprouveu de la crainte des jugemens divins, pour s'en servir entre les orages et assautz des tentations. Outre que, comme la peleure d'une pomme, qui est de peu d'estime en soy mesme, sert toutefois grandement a conserver la pomme qu'elle couvre, aussi la crainte servile, qui est de peu de prix en sa propre condition au regard de l'amour, luy est neanmoins grandement utile a sa conservation pendant les hazards de cette vie mortelle. Et comme celuy qui donne une grenade la donne voirement pour les grains et le suc qu'elle a au dedans, mais ne laisse pas pourtant de donner aussi l'escorce, comme une dependance d'icelle, de mesme, bien que le Saint Esprit, entre ses dons sacrés, confere celuy de la crainte amoureuse aux ames des siens, affin qu'elles craignent Dieu en pieté, comme leur Pere et leur Espoux, si est-ce, toutefois, qu'il ne laisse pas de leur donner encor la crainte servile et mercenaire, comme un accessoire de l'autre plus excellente. Ainsy Joseph, envoyant a son pere plusieurs charges de toutes les richesses d'Egypte, ne luy donna pas seulement les tresors, comme principaux presens, mais aussi les asnes qui les portoyent.

            Or, bien que la crainte servile et mercenaire soit grandement utile pour cette vie mortelle, si est-ce qu'elle est indigne d'avoir place en l'eternelle, en laquelle il y aura une asseurance sans crainte, une paix sans desfiance, un repos sans soucy; mais les services neanmoins que ces craintes servantes et mercenaires auront rendu a l'amour y seront recompensés: de sorte que, si ces craintes, comme des autres Moyse et Aaron, n'entrent pas en la Terre de promission, leur posterité neanmoins et leurs ouvrages y entreront. Et quant aux craintes des enfans et des espouses, elles y [299] tiendront leur rang et leur grade, non pour donner aucune desfiance ou perplexité a l'ame, mais pour luy faire admirer et reverer avec sousmission l'incomprehensible majesté de ce Pere tout puissant et de cet Espoux de gloire:

 

                        Le respect au Seigneur porté

                        Est saint, rempli de pureté;

                        Sa crainte en tout siecle est durable,

                        Tout ainsy que sa Majesté

                        Est a jamais tres adorable.

 

 

Chapitre XVIII. Comme l'amour se sert de la crainte naturelle, servile et mercenaire

 

            Les esclairs, tonnerres, foudres, tempestes, inondations, tremble-terre et autres telz accidens inopinés excitent mesme les plus indevotz a craindre Dieu; et la nature, prevenant le discours en telles occurrences, pousse le cœur, les yeux et les mains mesmes devers le ciel pour reclamer le secours de la tressainte Divinité, selon le sentiment commun du genre humain, qui est, dit Tite Live, que ceux qui servent la Divinité prosperent, et ceux qui la mesprisent sont affligés. En la tormente qui fit periller Jonas, les mariniers craignirent d'une grande crainte, et crierent soudain un chacun a son Dieu. «Ilz ignoroyent,» dit saint Hierosme, «la verité, mais ilz reconnoissoyent la Providence,» et creurent que c'estoit par jugement celeste qu'ilz se treuvoyent en ce danger; comme les Maltois, lhors qu'ilz virent saint Paul, eschappé du naufrage, estre attaqué par la vipere, creurent que [300] c'estoit par vengeance divine. Aussi les tonnerres, tempestes, foudres, sont appellés voix du Seigneur par le Psalmiste, qui dit de plus qu'elles font la parole d'iceluy, parce qu'elles annoncent sa crainte et sont comme ministres de sa justice; et ailleurs, souhaittant que la divine Majesté se fasse redouter a ses ennemis: Lances, dit-il, des esclairs, et vous les dissiperes; descoches vos dards, et vous les troubleres; ou il appelle les foudres, sagettes et dards du Seigneur. Et devant le Psalmiste, la bonne mere de Samuel avoit des-ja chanté que les ennemis mesmes de Dieu le craindroyent, d'autant qu'il tonneroit sur eux des le Ciel. Certes, Platon, en son Gorgias et ailleurs, tesmoigne qu'entre les payens il y avoit quelque sentiment de crainte, non seulement pour les chastimens que la souveraine justice de Dieu prattique en ce monde, mais aussi pour les punitions qu'il exerce en l'autre vie sur les ames de ceux qui ont des pechés incurables. Tant l'instinct de craindre la Divinité est gravé profondement en la nature humaine.

            Mais cette crainte, toutefois, prattiquee par maniere d'eslan ou sentiment naturel, n'est ni louable ni vituperable en nous, puisqu'elle ne procede pas de nostre election: elle est neanmoins un effect d'une tres bonne cause, et cause d'un tres bon effect, car elle provient de la connoissance naturelle que Dieu nous a donné de sa providence, et nous fait reconnoistre combien nous dependons de la toute puissance souveraine, nous incitant a l'implorer; et se treuvant en une ame fidele, elle luy fait beaucoup de biens. Les Chrestiens, parmi les estonnemens que les tonnerres, tempestes et autres perilz naturelz leur apportent, invoquent le nom sacré de Jesus et de Marie, font le signe de la Croix, se prosternent devant Dieu, et font plusieurs bons actes de foy, d'esperance et de religion. Le glorieux saint Thomas d'Aquin, estant naturellement sujet a s'effrayer quand il tonnoit, souloit dire, par maniere d'orayson jaculatoire, les divines paroles que l'Eglise estime tant: Le Verbe a esté fait chair. Sur cette [301] crainte, donq, le divin amour fait maintefois des actes de complaysance et de bienveuillance: Je vous beniray, Seigneur, car vous estes terriblement magnifié; Que chacun vous craigne, o Seigneur! O grans de la terre, entendés: servés Dieu en crainte, et tressailles pour hiy en tremblement.

            Mays il y a une «autre crainte, qui prend origine de la foy, laquelle nous apprend qu'apres cette vie mortelle il y a des supplices effroyablement eternelz ou eternellement effroyables, pour ceux qui en ce monde auront offencé la divine Majesté et seront decedés sans s'estre reconciliés avec elle; qu'a l'heure de la mort les ames seront jugees du jugement particulier, et a la fin du monde tous comparoistront resuscités pour estre derechef jugés du jugement universel: car ces verités chrestiennes, Theotime, frappent le cœur qui les considere d'un espouvantement extreme. Et comme pourroit on se representer ces horreurs eernelles sans fremir et trembler d'apprehension? Or, quand ces sentimens de crainte prennent tellement place dans nos cœurs qu'ilz en «bannissent et chassent l'affection et volonté du peché,» comme le sacré Concile de Trente parle, certes ils sont grandement salutaires. Nous avons conceu de vostre crainte, o Dieu, et enfanté l'esprit de salut, est-il dit en Isaye; c'est a dire: Vostre face courroucee nous a espouvantés, et nous a fait concevoir et enfanter l'esprit de penitence, qui est l'esprit de salut; ainsy que le Psalmiste avoit dit: Mes os n'ont point de paix, ains tremblent devant la face de vostre ire. Nostre Seigneur, qui estoit venu pour nous apporter la loy d'amour, ne laisse pas de nous inculquer cette crainte: Craignes, dit-il, Celuy qui peut jetter le cors et l'ame en la gehenne. Les Ninivites, par les menaces de leur subversion et damnation, firent penitence, et leur penitence fut aggreable a Dieu; et en somme, cette crainte est comprise es dons du Saint Esprit, comme plusieurs anciens Peres ont remarqué.

            Que si la crainte ne forclost pas la volonté de pecher, [302] ni l'affection au peché, certes elle est meschante et pareille a celle des diables, qui cessent souvent de nuire de peur d'estre tormentés par l'exorcisme, sans cesser neanmoins de desirer et vouloir le mal, qu'ilz meditent a jamais; pareille a celle du miserable forçat, qui voudroit manger le cœur du comite, quoy qu'il n'ose quitter la rame de peur d'estre battu; pareille a la crainte de ce grand heresiarque du siecle passé, qui confesse d'avoir haï Dieu, d'autant qu'il punissoit les meschans. Certes, celuy qui ayme le peché et le voudroit volontier commettre malgré la volonté de Dieu, encor qu'il ne le veuille commettre craignant seulement d'estre damné, il a une crainte horrible et detestable; car, bien qu'il n'ait pas la volonté de venir a l'execution du peché, il a neanmoins l'execution en sa volonté, puisqu'il la voudroit faire si la crainte ne le tenoit, et c'est comme par force qu'il n'en vient pas aux effectz. A cette crainte on en peut adjouster une autre, certes moins malicieuse, mais autant inutile, comme fut celle du juge Felix, qui, oyant parler du jugement divin, fut tout espouvanté, et toutefois ne laissa pas pour cela de continuer en son avarice; et celle de Balthazar, qui, voyant cette main prodigieuse qui escrivoit sa condamnation contre la paroy, fut tellement effrayé qu'il changea de visage, et les jointures de ses reins se desserroyent, et ses genoux tremoussans s'entrehurtoy ent l'un a l'autre, et neanmoins ne fit point penitence. Or, dequoy sert il de craindre le mal, si par la crainte on ne se resoult de l'eviter?

            La crainte donq de ceux qui, comme esclaves, observent la loy de Dieu pour eviter l'enfer est fort bonne; mais beaucoup plus noble et desirable est la crainte des Chrestiens mercenaires, qui, comme serviteurs a gages, travaillent fidellement, non pas certes principalement pour aucun amour qu'ilz ayent encores envers leurs maistres, mais pour estre salariés de la recompense qui leur est promise. O si l'œil pouvoit voir, si l'aureille pouvoit ouïr, ou qu'il peust monter au cœur de l'homme ce que Dieu a preparé a ceux qui le [303] servent, hé, quelle apprehension auroit-on de violer les commandemens divins, de peur de perdre ces recompenses immortelles! quelles larmes, quelz gemissemens jetteroit on quand par le peché on les auroit perdues! Or, cette crainte neanmoins seroit blasmable si elle enfermoit en soy l'exclusion du saint amour; car qui dirait: je ne veux point servir Dieu pour aucun amour que je luy veuille porter, mais seulement pour avoir les recompenses qu'il promet, il ferait un blaspheme, preferant la recompense au Maistre, le bienfait au Bienfacteur, l'heritage au Pere, et son propre proffit a Dieu tout puissant; ainsy que nous avons plus amplement monstré au Livre second.

            Mais en fin, quand nous craignons d'offencer Dieu, non point pour eviter la peyne de l'enfer ou la perte du Paradis, mais seulement parce que Dieu estant nostre tres bon Pere nous luy devons honneur, respect, obeissance, alhors nostre crainte est filiale, d'autant qu'un enfant bien né n'obeit pas a son pere en consideration du pouvoir qu'il a de punir sa desobeissance, ni aussi parce qu'il le peut exhereder, ains simplement parce qu'il est son pere; en sorte qu'encor que le pere serait viel, impuissant et pauvre, il ne laisserait pas de le servir avec egale diligence, ains, comme la pieuse cigoigne, il l'assisterait avec plus de soin et d'affection: ainsy que Joseph, voyant le bon homme Jacob son pere, vieux, necessiteux et reduit sous son sceptre, il ne laissa pas de l'honnorer, servir et reverer avec une tendreté plus que filiale, et telle, que ses freres l'ayant reconneüe, estimerent qu'elle opereroit encor apres sa mort, et l'employerent pour obtenir pardon de luy, disans: Vostre pere nous a commandé que nous vous dissions de sa part: Je vous prie d'oublier le crime de vos freres, et le peché et malice qu'ilz ont exercé envers vous. Ce qu'ayant ouï, il se print a pleurer, tant son cœur filial fut attendri, les desirs et volontés de son pere decedé luy estant representés. Ceux la donques craignent Dieu d'une affection filiale, qui ont peur de luy desplaire purement et simplement [304] parce qu'il est leur pere tres doux, tres benin et tres aymable.

            Toutefois, quand il arrive que cette crainte filiale est jointe, meslee et detrempee avec la crainte servile de la damnation eternelle, ou bien avec la crainte mercenaire de perdre le Paradis, elle ne laisse pas d'estre fort aggreable a Dieu, et s'appelle crainte initiale, c'est a dire crainte des apprentifs, qui entrent es exercices de l'amour divin. Car, comme les jeunes garçons qui commencent a monter a cheval, quand ilz sentent leur cheval porter un peu plus haut, ne serrent pas seulement les genoux, ains se prennent a belles mains a la selle, mais quand ilz sont un peu plus exercés ilz se tiennent seulement en leurs serres, de mesme les novices et apprentifs au service de Dieu, se treuvans esperdus parmi les assautz que leurs ennemis leur livrent au commencement, ilz ne se servent pas seulement de la crainte filiale, mais aussi de la mercenaire et servile, et se tiennent comme ilz peuvent pour ne point deschoir de leur pretention.

 

 

Chapitre XIX. Comme l'amour sacré comprend les douze fruitz du Saint Esprit avec les huit beatitudes de l'Evangile

 

            Le glorieux saint Paul dit ainsy: Or le fruit de l'Esprit est la charité, la joye, la paix, la patience, la benignité, la bonté, la longanimité, la mansuetude, la, foy, la modestie, la continence, la chasteté. Mays voyes, Theotime, que ce divin Apostre contant ces douze fruitz du Saint Esprit, il ne les met que pour un seul fruit; car il ne dit pas: les fruitz de [305] l'Esprit sont la charité, la joye, mais seulement: le fruit de l'Esprit est la charité, la joye. Or voyci le mystere de cette façon de parler. La charité de Dieu est respandue en, nos coeurs par le Saint Esprit qui nous est donné. Certes, la charité est l'unique fruit du Saint Esprit, mais parce que ce fruit a une infinité d'excellentes proprietés, l'Apostre, qui en veut representer quelques unes par maniere de monstre, parle de cet unique fruit comme de plusieurs, a cause de la multitude des proprietés qu'il contient en son unité, et parle reciproquement de tous ces fruitz comme d'un seul, a cause de l'unité en laquelle est comprise cette varieté. Ainsy, qui diroit: le fruit de la vigne c'est le raysin, le moust, le vin, l'eau de vie, la liqueur res-jouissant le cœur de l'homme, le breuvage confortant l'estomach, il ne voudroit pas dire que ce fussent des fruitz de differente espece, ains seulement qu'encor que ce ne soit qu'un seul fruit, il a neanmoins une quantité de diverses proprietés, selon qu'il est employé diversement.

            L'Apostre donq ne veut dire autre chose sinon que le fruit du Saint Esprit est la charité, laquelle est joyeuse, paisible, patiente, benigne, bonteuse, longanime, douce, fidele, modeste, continente, chaste; c'est a dire, que le divin amour nous donne une joye et consolation interieure, avec une grande paix de cœur qui se conserve entre les adversités par la patience, et qui nous rend gracieux et benins a secourir le prochain par une bonté cordiale envers iceluy; bonté qui n'est point variable, ains constante et perseverante, d'autant qu'elle nous donne un courage de longue estendue, au moyen dequoy nous sommes rendus doux, affables et condescendans envers tous, supportans leurs humeurs et imperfections et leur gardant une loyauté parfaite, tesmoignans une simplicité accompaignee de confiance, tant en nos paroles qu'en nos actions, vivans modestement et humblement, retranchans toutes superfluités et tous desordres au boire, manger, vestir, coucher, jeux, passetems et autres telles convoitises voluptueuses [306] par une sainte continence, et reprimant sur tout les inclinations et seditions de la chair par une soigneuse chasteté: affin que toute nostre personne soit occupee en la divine dilection, tant interieurement, par la joye, paix, patience, longanimité, bonté et loyauté; comme aussi exterieurement, par la benignité, mansuetude, modestie, continence et chasteté.

            Or, la dilection est appellee fruit entant qu'elle nous delecte et que nous jouissons de sa delicieuse suavité, comme une vraye pomme de Paradis recueillie de l'arbre de vie, qui est le Saint Esprit, enté sur nos espritz humains et habitant en nous par sa misericorde infinie. Mais, quand non seulement nous nous res-jouissons en cette divine dilection et jouissons de sa delicieuse douceur, ains que nous establissons toute nostre gloire en icelle, comme en la couronne de nostre honneur, alhors elle n'est pas seulement un fruit doux a nostre gosier, mais elle est une beatitude et felicité tres desirable; non seulement parce qu'elle nous asseure la felicité de l'autre vie, mais parce qu'en celle ci elle nous donne un contentement d'inestimable valeur. Contentement lequel est si fort, que les eaux des tribulations et les fleuves des persecutions ne le peuvent esteindre; ains, non seulement il ne perit pas, mais il s'enrichit parmi les pauvretés, il s'agrandit es abjections et humilités, il se res-jouit entre les larmes, il se renforce d'estre abandonné de la justice et privé de l'assistance d'icelle lhors que, la reclamant, nul ne luy en donne; il se recree emmi la compassion et commiseration lhors qu'il est environné des miserables et souffreteux; il se delecte de renoncer a toutes sortes de delices sensuelles et mondaines pour obtenir la pureté et netteté de cœur; il fait vaillance d'assoupir les guerres, noises et dissensions, et de mespriser les grandeurs et reputations temporelles; il se revigore d'endurer toutes sortes de souffrances, et tient que sa vraye vie consiste a mourir pour le Bienaymé.

            De sorte, Theotime, qu'en somme la tressainte dilection est une vertu, un don, un fruit et une beatitude [307]. En qualité de vertu, elle nous rend obeissans aux inspirations exterieures que Dieu nous donne par ses commandemens et conseilz, en l'execution desquelz on prattique toutes vertus; dont la dilection est la vertu de toutes les vertus. En qualité de don, la dilection nous rend souples et maniables aux inspirations interieures, qui sont comme les commandemens et conseilz secretz de Dieu, a l'execution desquelz sont employés les sept dons du Saint Esprit; si que la dilection est le don des dons. En qualité de fruit, elle nous donne un goust et playsir extreme en la prattique de la vie devote, qui se sent es douze fruitz du Saint Esprit; et partant elle est le fruit des fruitz. En qualité de beatitude, elle nous fait prendre a faveur extreme et singulier honneur les affrontz, calomnies, vituperes et opprobres que le monde nous fait, et nous fait quitter, renoncer et rejetter toute autre gloire sinon celle qui procede du bienaymé Crucifix, pour laquelle nous nous glorifions en l'abjection, abnegation et aneantissement de nous mesmes; ne voulans autres marques de majesté que la couronne d'espines du Crucifix, le sceptre de son roseau, le mantelet de mespris qui luy fut imposé, et le throsne de sa Croix, sur lequel les amoureux sacrés ont plus de contentement, de joye, de gloire et de felicité, que jamais Salomon n'eut sur son throsne d'ivoire.

            Ainsy la dilection est maintefois representee par la grenade, qui, tirant ses proprietés du grenadier, peut estre dite la vertu d'iceluy; comme encor elle semble estre son don, qu'il offre a l'homme par amour; et son fruit, puisqu'elle est mangee pour recreer le goust de l'homme; et en fin elle est, par maniere de dire, sa gloire et beatitude, puisqu'elle porte la couronne et diademe. [308]

 

 

Chapitre XX. Comme le divin amour employe toutes les passions et affections de l'ame et les reduit a son obeissance

 

            L'amour est la vie de nostre cœur; et comme le contrepoids donne le mouvement a toutes les pieces mobiles d'un horologe, aussi l'amour donne a l'ame tous les mouvemens qu'elle a. Toutes nos affections suivent nostre amour, et selon iceluy nous desirons, nous nous delectons, nous esperons et desesperons, nous craignons, nous nous encourageons, nous haïssons, nous fuyons, nous nous attristons, nous entrons en cholere, nous triomphons. Ne voyons nous pas les hommes qui ont donné leur cœur en proye a l'amour vil et abject des femmes, comme ilz ne desirent que selon cet amour, ilz n'ont playsir qu'en cet amour, ilz n'esperent ni desesperent que pour ce sujet, ilz ne craignent ni n'entreprennent que pour cela, ilz n'ont a contrecœur ni ne fuyent que ce qui les en destourne, ilz ne s'attristent que de ce qui les en prive, ilz n'ont de cholere que par jalousie, ilz ne triomphent que par cette infamie. C'en est de mesme des amateurs des richesses et des ambitieux de l'honneur; car ilz sont rendus esclaves de ce qu'ilz ayment, et n'ont plus de cœur en leur poitrine, ni d'ame en leurs cœurs, ni d'affections en leur ame que pour cela.

            Quand donq le divin amour regne dans nos cœurs, il assujettit royalement tous les autres amours de la volonté, et par consequent toutes les affections d'icelle, parce que naturellement elles suivent les amours; puis [309] il dompte l'amour sensuel, et le reduisant a son obeissance il tire aussi apres iceluy toutes les passions sensuelles. Car en somme, cette sacree dilection est l'eau salutaire de laquelle Nostre Seigneur disoit: Celuy qui boira de l'eau que je luy donneray, il n'aura jamais soif. Non vrayement, Theotime; qui aura l'amour de Dieu un peu abondamment, il n'aura plus ni desir, ni crainte, ni esperance, ni courage, ni joye que pour Dieu, et tous ses mouvemens seront accoysés en ce seul amour celeste.

            L'amour divin et l'amour propre sont dedans nostre cœur comme Jacob et Esaü dans le ventre de Rebecca: ilz ont une antipathie et repugnance fort grande l'un a l'autre, et s'entrechoquent dedans le cœur continuellement; dont la pauvre ame s'escrie: Helas, moy miserable, qui me deslivrera du cors de cette mort, affin que le seul amour de mon Dieu regne paisiblement en moy? Mais il faut pourtant que nous ayons courage, esperans en la parole de Nostre Seigneur, qui promet en commandant, et commande en promettant la victoire a son amour; et semble qu'il dit a l'ame ce qu'il fit dire a Rebecca: Deux nations sont en ton ventre et deux peuples seront separés dans tes entrailles; et l'un des peuples surmontera l'autre, et l'aisné servira au moindre. Car, comme Rebecca n'avoit que deux enfans en son ventre, mais parce que d'iceux devoyent naistre deux peuples il est dit qu'elle avoit deux nations en son ventre, aussi l'ame ayant dedans son cœur deux amours, a par consequent deux grandes peuplades de mouvemens, affections et passions; et comme les deux enfans de Rebecca, par la contrarieté de leurs mouvemens luy donnoyent des grandes convulsions et douleurs de ventre, aussi les deux amours de nostre ame donnent des grans travaux a nostre cœur; et comme il fut dit qu'entre les deux enfans de cette dame le plus grand serviroit le moindre, aussi a-il esté ordonné que des deux amours de nostre cœur, le sensuel servira le spirituel, c'est a dire que l'amour propre servira l'amour de Dieu. [310]

            Mays quand fut-ce que l'aisné des peuples qui estoyent dans le ventre de Rebecca servit le puisné? Certes, ce ne fut jamais que lhors que David subjuga en guerre les Idumeens, et que Salomon les maistrisa en paix. O quand sera-ce donques que l'amour sensuel servira l'amour divin? Ce sera lhors, Theotime, que l'amour armé, parvenu jusques au zele, asservira nos passions par la mortification, et bien plus, lhors que la haut au Ciel l'amour bienheureux possedera toute nostre ame en paix.

            Or, la façon avec laquelle l'amour divin doit subjuguer l'appetit sensuel est pareille a celle dont Jacob usa, quand pour bon presage et commencement de ce qui devoit arriver par apres, Esaü sortant du ventre de sa mere, Jacob l'empoigna par le pied, comme pour l'enjamber, supplanter et tenir sujet, ou, comme on dit, l'attacher par le pied, a guise d'un oyseau de proye, tel qu'Esaü fut en qualité de chasseur et terrible homme. Car ainsy l'amour divin voyant naistre en nous quelque passion ou affection naturelle, il doit soudain la prendre par le pied et la ranger a son service. Mais qu'est-ce a dire la prendre par le pied? C'est la lier et assujettir au dessein du service de Dieu. Ne voyes-vous pas comme Moyse transformoit le serpent en baguette, le saisissant seulement par la queue? Certes, de mesme, donnant une bonne fin a nos passions, elles prennent la qualité de vertus.

            Mais donq, quelle methode doit on tenir pour ranger les affections et passions au service du divin amour? Les medecins methodiques ont tous-jours en bouche cette maxime, que «les contraires sont gueris par leurs contraires;» et les spagyriques celebrent une sentence opposee a celle la, disans que «les semblables sont gueris par leurs semblables.» Or, comme que c'en soit, nous sçavons que deux choses font disparoistre la lumiere des estoiles: l'obscurité des brouillas de la nuit, et la plus grande lumiere du soleil; et de mesme nous combattons les passions, ou leur opposant des passions contraires, ou leur opposant des plus grandes [311] affections de leur sorte. S'il m'arrive quelque vayne esperance, je puis resister luy opposant ce juste descouragement: O homme insensé, sur quelz fondemens bastis tu cette esperance? Ne vois tu pas que ce grand auquel tu esperes est aussi pres de la mort que toy mesme? Ne connois tu pas l'instabilité, foiblesse et imbecillité des espritz humains? aujourd'huy, ce cœur duquel tu pretens est a toy; demain, un autre l'emportera pour soy. En quoy donq prens-tu cette esperance? Je puis aussi resister a cette esperance luy en opposant une plus solide: Espere en Dieu, o mon ame, car c'est luy qui deslivrera tes pieds du piege; Jamais nul n'espera en luy, qui ait esté confondu; Jette tes pretentions es choses eternelles et perdurables. Ainsy je puis combattre le desir des richesses et voluptés mortelles, ou par le mespris qu'elles meritent, ou par le desir des immortelles; et par ce moyen l'amour sensuel et terrestre sera ruiné par l'amour celeste, ou comme le feu est esteint par l'eau a cause de ses qualités contraires, ou comme il est esteint par le feu du ciel a cause de ses qualités plus fortes et predominantes.

            Nostre Seigneur use de l'une et de l'autre methode en ses guerisons spirituelles. Il guerit ses disciples de la crainte mondaine, leur imprimant dans le cœur une crainte superieure: Ne craignes pas, dit il, ceux qui tuent les cors, mais craignes Celuy qui peut damner l'ame et le cors pour la gehenne. Voulant une autre fois les guerir d'une basse joye, il leur en assigne une plus relevee: Ne vous res-jouisses pas, dit il, dequoy les espritz malins vous sont sujetz, mais dequoy vos noms sont escritz au Ciel; et luy mesme aussi rejette la joye par la tristesse: Malheur a vous qui ries, car vous pleureres.

            Ainsy donq le divin amour supplante et assujettit les affections et passions, les destournant de la fin a laquelle l'amour propre les veut porter et les contournant a sa pretention spirituelle. Et comme l'arc-en-ciel touchant l'aspalatus luy oste son odeur et luy en donne une plus [312] excellente, aussi l'amour sacré touchant nos passions, leur oste leur fin terrestre et leur en donne une celeste. L'appetit de manger est rendu grandement spirituel si, avant que de le prattiquer, on luy donne le motif de l'amour: Hé non, Seigneur, ce n'est pas pour contenter ce chetif ventre, ni pour assouvir cet appetit, que je vay a table, mais pour, selon vostre providence, entretenir ce cors que vous m'aves donné sujet a cette misere; ouy, Seigneur, parce qu'ainsy il vous a pleu. Si j'espere l'assistance d'un ami, ne puis-je pas dire: Vous aves establi nostre vie en sorte, Seigneur, que nous ayons a prendre secours, soulagement et consolation les uns des autres; et parce qu'il vous plaist, j'employeray donq cet homme, duquel vous m'aves donnee l'amitié a cette intention. Y a-il quelque juste sujet de crainte? Vous voules, o Seigneur, que je craigne, affin que je prenne les moyens convenables pour eviter cet inconvenient; je le feray, Seigneur, puisque tel est vostre bon playsir. Si la crainte est excessive: Hé, Dieu, Pere eternel, qu'est ce que peuvent craindre vos enfans et les poussins qui vivent sous vos aisles? Or sus, je feray ce qui est convenable pour eviter le mal que je crains; mais apres cela: Seigneur, je suis vostre, sauves moy, s'il vous plait; et ce qui m'arrivera je l'accepteray, parce que telle sera vostre bonne volonté. O sainte et sacree alchimie! o divine poudre de projection, par laquelle tous les metaux de nos passions, affections et actions sont convertis en l'or tres pur de la celeste dilection! [313]

 

 

Chapitre XXI. Que la tristesse est presque tous-jours inutile, ains contraire au service du saint amour

 

            On ne peut enter un greffe de chesne sur un poirier, tant ces deux arbres sont de contraire humeur l'un a l'autre: on ne sçauroit, certes, non plus enter l'ire, ni la cholere, ni le desespoir sur la charité, au moins seroit il tres difficile. Pour l'ire, nous l'avons veu au discours du zele; pour le desespoir, sinon qu'on le reduise a la juste desfiance de nous mesmes, ou bien au sentiment que nous devons avoir de la vanité, foiblesse et inconstance des faveurs, assistances et promesses du monde, je ne voy pas quel service le divin amour en peut tirer.

            Et quant a la tristesse, comme peut elle estre utile a la sainte charité, puisque entre les fruitz du Saint Esprit la joye est mise en rang joignant la charité? Neanmoins, le grand Apostre dit ainsy: La tristesse qui est selon Dieu opere la penitence stable en salut; mais la tristesse du monde opere la mort. Il y a donq une tristesse selon Dieu, laquelle s'exerce, ou bien par les pecheurs en la penitence, ou par les bons en la compassion pour les miseres temporelles du prochain, ou par les parfaitz en la deploration, complainte et condoleance pour les calamités spirituelles des ames. Car David, saint Pierre, la Magdeleyne, pleurerent pour leurs pechés; Agar pleura voyant son filz presque mort de soif; Hieremie sur la ruine de Hierusalem; Nostre Seigneur sur les Juifz; et son grand Apostre, gemissant, dit ces paroles: Plusieurs marchent, lesquelz je [314] vous ay souvent dit, et le vous dis derechef en pleurant, qui sont ennemis de la Croix de Jesus Christ.

            Il y a donq une tristesse de ce monde, qui provient pareillement de trois causes: car 1. elle provient quelquefois de l'ennemy infernal, qui par mille suggestions tristes, melancholiques et fascheuses, obscurcit l'entendement, alangourit la volonté et trouble toute l'ame; et comme un brouillard espais remplit la teste et la poitrine de rume, et par ce moyen rend la respiration difficile et met en perplexité le voyageur, ainsy le malin remplissant l'esprit humain de tristes pensees, il luy oste la facilité d'aspirer en Dieu, et luy donne un ennuy et descouragement extreme, affin de le desesperer et le perdre. On dit qu'il y a un poisson nommé pescheteau, et surnommé diable de mer, qui, esmouvant et poussant ça et la le limon, trouble l'eau tout autour de soy pour se tenir en icelle comme dans l'embusche, des laquelle, soudain qu'il apperçoit les pauvres petitz poissons, il se rüe sur eux, les brigande et les devore; d'ou peut estre est venu le mot de pescher en eau trouble, duquel on use communement. Or c'est de mesme du diable d'enfer comme du diable de mer; car il fait ses embusches dans la tristesse, lhors qu'ayant rendu l'ame troublee par une multitude d'ennuyeuses pensees jettees ça et la dans l'entendement, il se rüe par apres sur les affections, les accablant de desfiances, jalousies, aversions, envies, apprehensions superflues des pechés passés, et fournissant une quantité de subtilités vaines, aigres et melancholiques, affin qu'on rejette toutes sortes de raysons et consolations.

            2. La tristesse procede aussi d'autres fois de la condition naturelle, quand l'humeur melancholique domine en nous; et celle cy n'est pas voirement vicieuse en soy mesme, mais nostre ennemy pourtant s'en sert grandement pour ourdir et tramer mille tentations en nos ames. Car, comme les araignes ne font jamais presque leurs toiles que quand le tems est blafastre et le ciel nubileux, de mesme cet esprit malin n'a jamais tant d'aysance pour tendre les filetz de ses suggestions [315] es espritz doux, benins et gays, comme il en a es espritz mornes, tristes et melancholiques; car il les agite aysement de chagrins, de soupçons, de haynes, de murmurations, censures, envies, paresse et d'engourdissement spirituel.

            3. Finalement il y a une tristesse que la varieté des accidens humains nous apporte. Quelle joye puis-je avoir, disoit Tobie, ne pouvant voir la lumiere du ciel? Ainsy fut triste Jacob sur la nouvelle de la mort de son Joseph, et David pour celle de son Absalon. Or, cette tristesse est commune aux bons et aux mauvais: mais aux bons elle est moderee par l'acquiescement et resignation en la volonté de Dieu, comme on vid en Tobie, qui de toutes les adversités dont il fut touché rendit graces a la divine Majesté; et en Job, qui en benit le nom du Seigneur; et en Daniel, qui convertit ses douleurs en cantiques. Au contraire, quant aux mondains, cette tristesse leur est ordinaire, et se change en regretz, desespoirs, et estourdissemens d'esprit: car ilz sont semblables aux guenons et marmotz, lesquelz sont tous-jours mornes, tristes et fascheux au defaut de la lune; comme, au contraire, au renouvellement d'icelle, ilz sautent, dansent et font leurs singeries. Le mondain est harnieux, maussade, amer et melancholique au defaut des prosperités terrestres, et en l'affluence il est presque tous-jours bravache, esbaudy et insolent.

            Certes, la tristesse de la vraye penitence ne doit pas tant estre nommee tristesse que desplaysir, ou sentiment et detestation du mal: tristesse qui n'est jamais ni ennuyeuse ni chagrine; tristesse qui n'engourdit point l'esprit, ains qui le rend actif, prompt et diligent; tristesse qui n'abbat point le cœur, ains le releve par la priere et l'esperance, et luy fait faire les eslans de la ferveur de devotion; tristesse laquelle, au fort de ses amertumes, produit tous-jours la douceur d'une incomparable consolation, suivant le precepte du grand saint Augustin: Que le penitent s'attriste tous-jours, mais que tous-jours il se res-jouisse de sa tristesse. [316] «La tristesse,» dit Cassian, qui opere la solide penitence et l'aggreable repentance de laquelle on ne se repent jamais, elle «est obeissante, affable, humble, debonnaire, souëfve, patiente, comme estant issue et descendue de la charité: si que s'estendant a toute douleur de cors et contrition d'esprit, elle est, en certaine façon, joyeuse, animee et revigoree de l'esperance de son proffït; elle retient toute la suavité de l'affabilité et longanimité, ayant en elle mesme les fruitz du Saint Esprit que le saint Apostre raconte: Or les fruitz du Saint Esprit sont, charité, joye, paix, longanimité, bonté, benignité, foy, mansuetude, continence.» Telle est la vraye penitence, et telle la bonne tristesse, qui certes n'est pas proprement triste ni melancholique, ains seulement attentive et affectionnee a detester, rejetter et empescher le mal du peché pour le passé et pour l'advenir. Nous voyons aussi maintefois des penitences fort empressees, troublees, impatientes, pleureuses, ameres, souspirantes, inquietes, grandement aspres et melancholiques, lesquelles en fin se treuvent infructueuses et sans suite d'aucun veritable amendement, parce qu'elles ne procedent pas des vrays motifz de la vertu de penitence, mays de l'amour propre et naturel.

            La tristesse du monde opere la mort, dit l'Apostre: Theotime, il la faut donq bien eviter et rejetter, selon nostre pouvoir. Si elle est naturelle, nous la devons repousser, contrevenans a ses mouvemens, la divertissans par exercices propres a cela, et usans des remedes et façon de vivre que les medecins mesme jugeront a propos. Si elle provient de tentation, il faut bien descouvrir son cœur au pere spirituel, lequel nous prescrira les moyens de la vaincre, selon ce que nous en avons dit en la quatriesme Partie de l'Introduction a la Vie devote. Si elle est accidentelle, nous recourrons a ce qui est marqué au huitiesme Livre, affin de voir combien les tribulations sont aymables aux enfans de Dieu, et que la grandeur de nos esperances en la vie eternelle doit rendre presque [317] inconsiderables tous les evenemens passagers de la temporelle.

            Au reste, parmi toutes les melancholies qui nous peuvent arriver, nous devons employer l'authorité de la volonté superieure pour faire tout ce qui se peut en faveur du divin amour. Certes, il y a des actions qui dependent tellement de la disposition et complexion corporelle, qu'il n'est pas en nostre pouvoir de les faire a nostre gré; car un melancholique ne sçauroit tenir ni ses yeux, ni sa parole, ni son visage en la mesme grace et suavité qu'il auroit s'il estoit deschargé de cette mauvaise humeur; mais il peut bien, quoy que sans grace, dire des paroles gracieuses, honteuses et courtoises, et, malgré son inclination, faire par rayson les choses convenables, en paroles et en oeuvres de charité, douceur et condescendance. On est excusable de n'estre pas tous-jours gay, car on n'est pas maistre de la gayeté pour l'avoir quand on veut; mais on n'est pas excusable de n'estre pas tous-jours bonteux, maniable et condescendant, car cela est tous-jours au pouvoir de nostre volonté, et ne faut sinon se resoudre de surmonter l'humeur et inclination contraire.

 

 

FIN DE L'UNZIESME LIVRE [318]

 

Livre douziesme. Contenant quelques advis pour le progres de l'ame au saint amour

 

 

Chapitre premier. Que le progrès au saint amour ne depend pas de la complexion naturelle

 

            Un grand religieux de nostre aage a escrit que la disposition naturelle sert de beaucoup a l'amour contemplatif, et que les personnes de complexion affective et amante y sont plus propres. Or je ne pense pas qu'il veuille dire que l'amour sacré soit distribué aux hommes ni aux Anges en suite, et moins encor en vertu des conditions naturelles; ni qu'il veuille dire que la distribution de l'amour divin soit faite aux hommes selon leurs qualités et habilités naturelles: car ce seroit desmentir l'Escriture, et violer la regle ecclesiastique par laquelle les Pelagiens furent declarés heretiques.

            Pour moy, je parle en ce Traitté, de l'amour surnaturel que Dieu respand en nos cœurs par sa bonté, et duquel la residence est en la supreme pointe de l'esprit; pointe qui est au dessus de tout le reste de nostre ame, et qui est independante le toute complexion naturelle. [319] Et puis, bien que les ames enclines a la dilection ayent d'un costé quelque disposition qui les rend plus propres a vouloir aymer Dieu, d'autre part, toutefois, elles sont si sujettes a s'attacher par affection aux creatures aymables, que leur inclination les met autant en peril de se divertir de la pureté de l'amour sacré par le meslange des autres, comme elles ont de facilité a vouloir aymer Dieu: car le danger de mal aymer est attaché a la facilité d'aymer.

            Il est pourtant vray que ces ames ainsy faites, estant une fois bien purifiees de l'amour des creatures, font des merveilles en la dilection sainte, l'amour treuvant une grande aysance a se dilater en toutes les facultés du cœur; et de la procede une tres aggreable suavité, laquelle ne paroist pas en ceux qui ont l'ame aigre, aspre, melancholique et revesche.

            Neanmoins, si deux personnes, dont l'une est aymante et douce, l'autre chagrine et amere, par condition naturelle, ont une charité egal, elles aymeront sans doute egalement Dieu, mais non pas semblablement. Le cœur de naturel doux aymera plus aysement, plus aimablement, plus doucement, mais non pas plus solidement ni plus parfaitement; ains, l'amour qui naistra emmi les espines et repugnances d'un naturel aspre et sec, sera plus brave et plus glorieux, comme l'autre sera aussi plus delicieux et gracieux.

            Il importe donq peu que l'on soit naturellement disposé a l'amour, quand il s'agit d'un amour surnaturel et par lequel on n'agit que surnaturellement. Seulement, Theotime, je dirois volontier a tous les hommes: O mortelz, si vous aves le cœur enclin a l'amour, hé, pourquoy ne pretendes vous au celeste et divin? mays si vous estes rudes et amers de cœur, helas, pauvres gens, puisque vous estes privés de l'amour naturel, pourquoy n'aspires vous a l'amour surnaturel, qui vous sera amoureusement donné par Celuy qui vous appelle si saintement a l'aymer? [320]

 

 

Chapitre II. Qu'il faut avoir un désir continuel d'aymer

 

            Thesaurises des thresors au Ciel. Un thresor ne suffit pas au gré de ce divin Amant, ains il veut que nous ayons tant de thresors que notre thresor soit composé de plusieurs thresors; c'est a dire, Theotime, qu'il faut avoir un desir insatiable d'aymer Dieu, pour joindre tous-jours dilection a dilection. Qu'est-ce qui presse si fort les avettes d'accroistre leur miel, sinon l'amour qu'elles ont pour luy? O cœur de mon ame, qui es creé pour aymer le bien infini, quel amour peux tu desirer sinon cet amour qui est le plus desirable de tous les amours? Helas, o ame de mon cœur, quel desir peux-tu aymer sinon le plus aymable de tous les desirs? O amour des desirs sacrés, o desirs du saint amour! o que j'ay convoité de desirer vos perfections!

            Le malade degousté n'a pas appetit de manger, mais il appete d'avoir appetit; il ne desire pas la viande, mais il desire de la desirer. Theotime, de sçavoir si nous aymons Dieu sur toutes choses il n'est pas en nostre pouvoir, si Dieu mesme ne le nous revele, mais nous pouvons bien sçavoir si nous desirons de l'aymer, et quand nous sentons en nous le desir de l'amour sacré, nous sçavons que nous commençons d'aymer. C'est nostre partie sensuelle et animale qui appete de manger, mais c'est nostre partie raysonnable qui desire cet appetit; et d'autant que la partie sensuelle n'obeit pas tous-jours a la partie raysonnable, il arrive maintefois que nous desirons l'appetit et ne le pouvons pas avoir. Mais le desir d'aymer et l'amour dependent de la mesme volonté: c'est pourquoy, soudain que nous avons formé [321] le vray desir d'aymer, nous commençons d'avoir de l'amour ; et a mesure que ce desir va croissant, l'amour aussi va s'augmentant. Qui desire ardemment l'amour aymera bien tost avec ardeur. O Dieu, qui nous fera la grace, Theotime, que nous bruslions de ce desir, qui est le desir des pauvres et la preparation de leur cœur, que Dieu exauce volontier! Qui n'est pas asseuré d'aymer Dieu, il est pauvre; et s'il desire d'aymer, il est mendiant, mais mendiant de l'heureuse mendicité de laquelle le Sauveur a dit: Bienheureux sont les mendians d'esprit, car a eux appartient le Royaume des deux.

            Tel fut saint Augustin quand il s'escria: «O aymer! o marcher! o mourir a soy mesme! o parvenir a Dieu!» Tel saint François, disant: «Que je meure de ton amour,» o l'Ami de mon cœur, «qui as daigné mourir pour mon amour!» Telles sainte Catherine de Gennes et la bienheureuse Mere Therese, quand, comme biches spirituelles, pantelantes et mourantes de la soif du divin amour, elles lançoyent cette voix: Hé, Seigneur, donnés moy cette eau!

            L'avarice temporelle, par laquelle on desire avidement les thresors terrestres, est la racine de tous maux; mais l'avarice spirituelle, par laquelle on souhaitte incessamment le fin or de l'amour sacré, est la racine de tous biens. Qui bien desire la dilection, bien la cherche qui bien la cherche, bien la treuve; qui bien la treuve, il a treuvé la source de la vie, de laquelle il puisera le salut du Seigneur. Crions nuit et jour, Theotime: «Venes, o Saint Esprit, remplisses les cœurs de vos fidelles, et allumes en iceux le feu de vostre amour,» O amour celeste, quand combleres vous mon ame! [322]

 

 

Chapitre III. Que pour avoir le désir de l'amour sacré il faut retrancher les autres désirs

 

            Pourquoy penses-vous, Theotime, que les chiens en la sayson primtaniere perdent plus souvent qu'en autre tems la trace et piste de la beste? C'est parce, disent les chasseurs et les philosophes, que les herbes et fleurs sont alhors en leur vigueur; si que la varieté des odeurs qu'elles respandent estouffe tellement le sentiment des chiens, qu'ilz ne sçavent ni choisir ni suivre la senteur de la proye entre tant de diverses senteurs que la terre exhale. Certes, ces ames qui foisonnent continuellement en desirs, desseins et projetz, ne desirent jamais comme il faut le saint amour celeste, ni ne peuvent bien sentir la trace amoureuse et piste du divin Bienaymé, qui est comparé au chevreuil et petit fan de biche.

            Le lys n'a point de sayson, ains fleurit tost ou tard selon qu'on le plante plus ou moins avant en terre; car si on ne le pousse que trois doigtz en terre, il fleurira incontinent, mais si on le pousse six ou neuf doigtz, il fleurira aussi tous-jours plus tard a mesme proportion. Si le cœur qui pretend a l'amour divin est fort enfoncé dans les affaires terrestres et temporelles il fleurira tard et difficilement; mais s'il n'est dans le monde que justement autant que sa condition le requiert, vous le verres bien tost fleurir en dilection et respandre son odeur aggreable.

            Pour cela, les Saintz se retirerent es solitudes, affin que, despris des sollicitudes mondaines, ilz vacassent plus ardemment au celeste amour; pour cela, l'Espouse [323] sacree fermoit l'un de ses yeux, affin d'unir plus fortement sa veüe en l'autre seul, et viser plus justement par ce moyen au milieu du cœur de son Bienaymé qu'elle veut blesser d'amour; pour cela, elle mesme tient sa perruque tellement plicee et ramassee dans sa tresse, qu'elle semble n'avoir qu'un seul cheveu, duquel elle se sert comme d'une chaisne pour lier et ravir le cœur de son Espoux, qu'elle rend esclave de sa dilection. Les ames qui desirent tout de bon d'aymer Dieu ferment leurs entendemens aux discours des choses mondaines, pour l'employer plus ardemment es meditations des choses divines, et ramassent toutes leurs pretentions sous l'unique intention qu'ilz ont d'aymer uniquement Dieu. Quicomque desire quelque chose qu'il ne desire pas pour Dieu, il en desire moins Dieu.

            Un religieux demanda au bienheureux Gilles ce qu'il pourroit faire de plus aggreable a Dieu; et il luy respondit en chantant: «Une a un, une a un;» c'est a dire, «une seule ame a un seul Dieu.» Tant de desirs et d'amours en un cœur sont comme plusieurs enfans sur une mammelle, qui ne pouvans tetter tous ensemble, la pressent tantost l'un, tantost l'autre, a l'envi, et la font en fin tarir et dessecher. Qui pretend au divin amour doit soigneusement reserver son loysir, son esprit et ses affections pour cela. [324]

 

 

Chapitre IV. Que les occupations légitimés ne nous empeschent point de prattiquer le divin amour

 

            La curiosité, l'ambition, l'inquietude, avec l'inadvertence et inconsideration de la fin pour laquelle nous sommes en ce monde, sont cause que nous avons mille fois plus d'empeschemens que d'affaires, plus de tracas que d'oeuvre, plus d'occupation que de besoigne; et ce sont ces embarrassemens, Theotime, c'est a dire les niaises, vaynes et superflues occupations desquelles nous nous chargeons, qui nous divertissent de l'amour de Dieu, et non pas les vrays et legitimes exercices de nos vocations. David, et apres luy saint Louys, parmi tant de hasards, de travaux et d'affaires qu'ilz eurent, soit en paix, soit en guerre, ne laissoyent pas de chanter en verité:

 

                        Que veut mon cœur, sinon Dieu,

                        De ce qu'au Ciel on admire?

                        Qu'est-ce qu'emmi ce bas lieu,

                        Sinon Dieu, mon cœur respire?

 

Saint Bernard ne perdoit rien du progres qu'il desiroit faire en ce saint amour, quoy qu'il fut es cours et armees des grans princes, ou il s'employoit a reduire les affaires d'estat au service de la gloire de Dieu: il changeoit de lieu, mais il ne changeoit point de cœur, ni son cœur d'amour, ni son amour d'object; et, pour parler son propre langage, ces mutations se faisoyent en luy, mais non pas de luy, puisque, bien que ses [325] occupations fussent fort differentes, il estoit indifferent a toutes occupations et different de toutes occupations; ne recevant pas la couleur des affaires et des conversations, comme le cameleon celle des lieux ou il se treuve, ains demeurant tous-jours tout uni a Dieu, tous-jours blanc en pureté, tous-jours vermeil de charité et tous-jours plein d'humilité.

            Je sçay bien, Theotime, l'advis des sages:

 

                        Celuy fuye la cour et quitte le palais

                        Qui veut vivre devot; rarement es armees

                        On void de pieté les ames animees:

                        La foy, la sainteté sont filles de la paix.

 

Et les Israëlites avoyent rayson de s'excuser aux Babiloniens qui les pressoyent de chanter les sacrés cantiques de Syon:

 

                        Helas! mais en quelle musique,

                        En ce triste bannissement,

                        Pourrions nous chanter saintement

                        Du Seigneur le sacré cantique?

 

Mais ne voyes vous pas aussi que ces pauvres gens estoyent non seulement parmi les Babiloniens, ains encor captifs des Babiloniens? Quicomque est esclave [326] des faveurs de la cour, du succes du palais, de l'honneur de la guerre, o Dieu, c'en est fait, il ne sçauroit chanter le cantique de l'amour divin; mais celuy qui n'est en cour, en guerre, au palais, que par devoir, Dieu l'assiste, et la douceur celeste luy sert d'epitheme sur le cœur, pour le preserver de la peste qui regne en ces lieux la.

            Lhors que la peste affligea le Milannois, saint Charles ne fit jamais difficulté de hanter les maysons et toucher les personnes empestees: mais, Theotime, il les hantoit aussi et touchoit seulement et justement autant que la necessité du service de Dieu le requeroit ; et pour rien il ne fust allé au danger sans la vraye necessité, de peur de commettre le peché de tenter Dieu. Ainsy ne fut il atteint d'aucun mal, la divine Providence conservant celuy qui avoit en elle une confiance si pure qu'elle n'estoit meslee ni de timidité ni de temerité. Dieu a soin de mesme de ceux qui ne vont a la cour, au palais, a la guerre, sinon par la necessité de leur devoir; et ne faut en cela ni estre si craintif que l'on abandonne les bonnes et justes affaires faute d'y aller, ni si outre-cuydé et presomptueux que d'y aller ou demeurer sans l'expresse necessité du devoir et des affaires.

 

 

Chapitre V. Exemple très amiable sur ce sujet

 

            Dieu est innocent a l'innocent, bon au bon, cordial au cordial, tendre envers les tendres; et son amour le porte quelquefois a faire des traitz d'une sacree et sainte mignardise pour les ames qui par une amoureuse pureté et simplicité se rendent comme petitz enfans aupres de luy.

            Un jour sainte Françoise disoit l'Office de Nostre [327] Dame, et comme il advient ordinairement que s'il n'y a qu'une affaire en toute la journee c'est au tems de l'orayson que la presse en arrive, cette sainte dame fut appellee de la part de son mari pour un service domestique, et par quatre diverses fois pensant reprendre le fil de son Office, elle fut rappellee et contrainte de couper un mesme verset; jusques a ce que cette benite affaire, pour laquelle on avoit si empressement diverti sa priere, estant en fin achevee, revenant a son Office, elle treuva ce verset, si souvent laissé par obeissance et si souvent recommencé par devotion, tout escrit en beaux caracteres d'or, que sa devote compaigne madame Vannocie jura d'avoir veu escrire par le cher Ange gardien de la Sainte, a laquelle par apres saint Paul aussi le revela.

            Quelle suavité, Theotime, de cet Espoux celeste envers cette douce et fidele amante! Mais vous voyes cependant que les occupations necessaires a un chacun selon sa vocation ne diminuent point l'amour divin, ains l'accroissent, et dorent, par maniere de dire, l'ouvrage de la devotion. Le rossignol n'ayme pas moins sa melodie quand il fait ses pauses que quand il chante; le cœur devot n'ayme pas moins l'amour quand il se divertit pour les necessités exterieures que quand il prie: leur silence et leur voix, leur action et leur contemplation, leur occupation et leur repos chantent egalement en eux le cantique de leur dilection. [328]

 

 

Chapitre VI. Qu'il faut employer toutes les occasions presentes en la prattique du divin amour

 

            Il y a des ames qui font des grans projetz de faire des excellens services a Nostre Seigneur, par des actions eminentes et des souffrances extraordinaires, mais actions et souffrances desquelles l'occasion n'est pas presente ni ne se presentera peut estre jamais; et sur cela pensent d'avoir fait un trait de grand amour: en quoy elles se trompent fort souvent, comme il appert en ce que, embrassant par souhait, ce leur semble, des grandes croix futures, elles fuyent ardemment la charge des presentes, qui sont moindres. N'est ce pas une extreme tentation d'estre si vaillant en imagination et si lasche en l'execution?

            Hé, Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires, qui nourrissent bien souvent dans le fond de nos cœurs la vayne et secrette estime de nous mesme! Les grandes œuvres ne sont pas tous-jours en nostre chemin; mais nous pouvons a toutes heures en faire des petites excellemment, c'est a dire, avec un grand amour. Voyes ce Saint, je vous prie, qui donne un verre d'eau pour Dieu, au pauvre passager alteré: il fait peu de chose, ce semble; mais l'intention, la douceur, la dilection dont il anime son œuvre est si excellente, qu'elle convertit cette simple eau en eau de vie, et de vie eternelle.

            Les avettes picorent dans les lys, les flambes et les roses, mais elles ne font pas moins de buttin sur les menues petites fleurs du romarin et du thim; ains elles y cueillent non seulement plus de miel, mais encor de meilleur miel, parce que dedans ces petitz vases, le [329] miel se treuvant plus serré, s'y conserve aussi bien mieux. Certes, es bas et menus exercices de devotion la charité se prattique non seulement plus frequemment, mais aussi pour l'ordinaire plus humblement, et par consequent plus utilement et saintement.

            Ces condescendances aux humeurs d'autruy, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement a nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et repugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peyne continuelle que nous prenons de tenir nos ames en egalité, cet amour de nostre abjection, ce benin et gracieux accueil que nous faysons au mespris et censure de nostre condition, de nostre vie, de nostre conversation, de nos actions: Theotime, tout cela est plus fructueux a nos ames que nous ne sçaurions penser, pourveu que la celeste dilection le mesnage. Mais nous l'avons des-ja dit a Philothee.

 

 

Chapitre VII. Qu'il faut avoir soin de faire nos actions fort parfaitement

 

            Nostre Seigneur, au rapport des Anciens, souloit dire aux siens: «Soyes bons monnoyeurs.» Si l'escu n'est de bon or, s'il n'a son poids, s'il n'est battu au coin legitime, on le rejette comme non recevable; si une œuvre n'est de bonne espece, si elle n'est ornee de charité, si l'intention n'est pieuse, elle ne sera point receüe entre les bonnes œuvres. Si je jeusne, mais pour espargner, mon jeusne n'est pas de bonne espece; si c'est par temperance, mais que j'aye quelque peché [330] mortel en mon ame, le poids manque a cette œuvre, car c'est la charité qui donne le poids a tout ce que nous faysons; si c'est seulement par conversation et pour m'accommoder a mes compaignons, cette œuvre n'est pas marquee au coin d'une intention appreuvee: mais si je jeusne par temperance, et que je sois en la grace de Dieu, et que j'aye intention de plaire a sa divine Majesté par cette temperance, l'œuvre sera une bonne monnoye, propre pour accroistre en moy le thresor de la charité.

            C'est faire excellemment les actions petites que de les faire avec beaucoup de pureté d'intention et une forte volonté de plaire a Dieu; et lhors elles nous sanctifient grandement. Il y a des personnes qui mangent beaucoup, et sont tous-jours maigres, extenuees et alangouries, parce qu'elles n'ont pas la force digestive bonne; il y en a d'autres qui mangent peu, et sont tous-jours en bon point et vigoureuses, parce qu'elles ont l'estomach bon. Ainsy y a il des ames qui font beaucoup de bonnes œuvres et croissent fort peu en charité, parce qu'elles les font ou froidement et laschement, ou par instinct et inclination de nature plus que par inspiration de Dieu ou ferveur celeste; et au contraire, il y en a qui font peu de besoigne, mais avec une volonté et intention si sainte, qu'elles font un progres extreme en dilection: elles ont peu de talent, mais elles le mesnagent si fidelement, que le Seigneur les en recompense largement. [331]

 

Chapitre VIII. Moyen general pour appliquer nos œuvres au service de Dieu

 

            Tout ce que vous faites, et quoy que vous fassies en paroles et en œuvres, faites le tout au nom de Jesus Christ; Soit que vous mangies, soit que vous beuvies, ou que vous fassies quelque autre chose, faites le tout a la gloire de Dieu. Ce sont les propres paroles du divin Apostre, lesquelles, comme dit le grand saint Thomas en les expliquant, sont suffisamment prattiquees quand nous avons l'habitude de la tressainte charité, par laquelle, bien que nous n'ayons pas une expresse et attentive intention de faire chasque œuvre pour Dieu, cette intention neanmoins est contenue couvertement en l'union et communion que nous avons avec Dieu, par laquelle tout ce que nous pouvons faire de bon est dedié avec nous a sa divine Bonté. Il n'est pas besoin qu'un enfant demeurant en la mayson et puissance de son pere declaire que ce qu'il acquiert est acquis a son pere, car sa personne estant a son pere, tout ce qui en depend luy appartient aussi: il suffit aussi que nous soyons enfans de Dieu par dilection, pour rendre tout ce que nous faisons entierement destiné a sa gloire.

            Il est donq vray, Theotime, que, comme nous avons dit ailleurs, tout ainsy que l'olivier planté pres de la [332] vigne luy donne sa saveur, de mesme la charité se treuvant aupres des autres vertus, elle leur communique sa perfection. Mais il est vray aussi que, comme si l'on ente la vigne sur l'olivier il ne luy communique pas seulement plus parfaitement son goust, mais la rend encor participante de son suc, ne vous contentes pas aussi d'avoir la charité et avec elle la prattique des vertus, mais faites que ce soit par et pour elle que vous les prattiques, affin qu'elles luy puissent estre justement attribuees.

            Quand un peintre tient et conduit la main de l'apprentif, le trait qui en procede est principalement attribué au peintre; parce qu'encor que l'apprentif ait contribué le mouvement de sa main et l'application du pinceau, si est ce que le maistre a aussi de sa part tellement meslé son mouvement avec celuy de l'apprentif, qu'imprimant en iceluy, l'honneur de ce qui est de bien au trait luy est specialement deferé, encor qu'on ne laisse pas de louer l'apprentif a cause de la souplesse avec laquelle il a accommodé son mouvement a la conduite du maistre. O que les actions des vertus sont excellentes quand le divin amour leur imprime son sacré mouvement, c'est a dire lhors qu'elles se font par le motif de la dilection! Mais cela se fait differemment.

            Le motif de la divine charité respand une influence de perfection particuliere sur les actions vertueuses de ceux qui se sont specialement dediés a Dieu pour le servir a jamais. Telz sont les Evesques et prestres, qui, par une consecration sacramentelle et par un caractere spirituel qui ne peut estre effacé, se vouent, comme serfs stigmatisés et marqués, au perpetuel service de Dieu; telz les religieux, qui, par leurs vœux ou solemnelz ou simples, sont immolés a Dieu en qualité d'hosties vivantes et raysonnables; telz tous ceux qui se rangent aux congregations pieuses, dediés a jamais a la gloire divine. Telz tous ceux encor qui, a dessein, se procurent des profondes et puissantes resolutions de suivre la volonté de Dieu, faisans pour cela des retraittes de quelques jours, affin d'exciter leurs ames par divers [333] exercices spirituelz a l'entiere reformation de leur vie: methode sainte, familiere aux anciens Chrestiens, mais despuis presque tout a fait delaissee, jusques a ce que le grand serviteur de Dieu, Ignace de Loyola, la remit en usage du tems de nos peres.

            Je sçai que quelques uns n'estiment pas que cette oblation si generale de nous mesme estende sa vertu et porte son influence sur les actions que nous prattiquons par apres, sinon a mesure qu'en l'exercice d'icelles nous appliquons en particulier le motif de la dilection, les dediant specialement a la gloire de Dieu. Mais tous confessent neanmoins, avec saint Bonaventure, loué d'un chacun en ce sujet, que si j'ay resolu en mon cœur de donner cent escuz pour Dieu, quoy que par apres je fasse a loysir la distribution de cette somme, ayant l'esprit distrait et sans attention, toute la distribution neanmoins ne laissera pas d'estre faite par amour, a cause qu'elle procede du premier projet que le divin amour me fit faire de donner tout cela.

            Mais de grace, Theotime, quelle difference y a-il entre celuy qui offre cent escuz a Dieu et celuy qui luy offre toutes ses actions? Certes'il n'y en a point, sinon que l'un offre une somme d'argent, et l'autre une somme d'actions. Et pourquoy donq, je vous prie, ne seront-ilz l'un comme l'autre estimés faire la distribution des pieces de leurs sommes en vertu de leurs premiers propos et fondamentales resolutions? et si l'un, distribuant ses escuz sans attention, ne laisse pas de jouir de l'influence de son premier dessein, pourquoy l'autre, distribuant ses actions, ne jouira-il pas du fruit de sa premiere intention? Celuy qui destinement s'est rendu esclave amiable de la divine Bonté, luy a par consequent dedié toutes ses actions.

            Sur cette verité chacun devroit une fois en sa vie faire une bonne retraitte, pour en icelle bien purger son ame de tout peché, pour en suite faire une intime et solide resolution de vivre tout a Dieu, selon que nous avons enseigné en la premiere Partie de l'Introduction a la Vie devote; puis, au moins une fois l'annee, [334] faire la reveüe de sa conscience et le renouvellement de la premiere resolution, que nous avons marqué en la cinquiesme Partie de ce livre-la, auquel pour ce regard je vous renvoye.

            Certes, saint Bonaventure advoüe qu'un homme qui s'est acquis une si grande inclination et coustume de bien faire que souvent il le fait sans speciale attention, ne laisse pas de meriter beaucoup par telles actions, lesquelles sont anoblies par la dilection, de laquelle elles proviennent comme de la racine et source originaire de cette heureuse habitude, facilité et promptitude.

 

 

Chapitre IX. De quelques autres moyens pour appliquer plus particulierement nos œuvres a l'amour de Dieu

 

            Quand les paonnesses couvent en des lieux bien blancs, les pouletz sont aussi tous blancs; et quand nos intentions sont en l'amour de Dieu, lhors que nous projettons quelque bon oeuvre, ou que nous nous jettons en quelque vacation, toutes les actions qui s'en ensuivent prennent leur valeur et tirent leur noblesse de la dilection de laquelle elles ont leur origine: car, qui ne void que les actions qui sont propres a ma vocation ou requises a mon dessein, dependent de cette premiere election et resolution que j'ay faitte?

            Mais, Theotime, il ne se faut pas arrester la: ains, pour faire un excellent progres en la devotion, il faut non seulement au commencement de nostre conversion, et puis tous les ans, destiner nostre vie et toutes nos actions a Dieu, mais aussi il les luy faut offrir tous les jours, selon l'exercice du matin que nous avons enseigné [335] a Philothee; car en ce renouvellement journalier de nostre oblation nous respandons sur nos actions la vigueur et vertu de la dilection, par une nouvelle application de nostre cœur a la gloire divine, au moyen dequoy il est tous-jours plus sanctifié.

            Outre cela, appliquons cent et cent fois le jour nostre vie au divin amour par la prattique des oraysons jaculatoires, eslevations de cœur et retraittes spirituelles; car ces saintz exercices lançans et jettans continuellement nos espritz en Dieu, y portent ensuite toutes nos actions. Et comme se pourroit il faire, je vous prie, qu'une ame laquelle a tous momens s'eslance en la divine Bonté, et souspire incessamment des paroles de dilection pour tenir tous-jours son cœur dans le sein de ce Pere celeste, ne fust pas estimee faire toutes ses bonnes actions en Dieu et pour Dieu? Celle qui dit: Hé, Seigneur, je suis vostre; Mon Bienaymé est tout mien, et moy je suis toute sienne; «Mon Dieu, vous estes mon tout;» O Jesus, vous estes ma vie; hé, qui me fera la grace que je meure a moy mesme, affin que je ne vive qu'a vous! O aymer! o s'acheminer! o mourir a soy mesme! o vivre a Dieu!» O estre en Dieu! O Dieu! ce qui n'est pas vous mesme ne m'est rien: celle la, dis-je, ne dedie-elle pas continuellement ses actions au celeste Espoux? O que bienheureuse est l'ame qui a une fois bien fait le despouillement et la parfaite resignation de soy mesme entre les mains de Dieu, dont nous avons parlé ci dessus; car par apres elle n'a a faire qu'un petit souspir et regard en Dieu pour renouveller et confirmer son despouillement, sa resignation et son oblation, avec la protestation qu'elle ne veut rien que Dieu et pour Dieu, et qu'elle ne s'ayme, ni chose du monde, qu'en Dieu et pour l'amour de Dieu.

            Or cet exercice des continuelles aspirations est donq fort propre pour appliquer toutes nos œuvres a la dilection, mais principalement il suffit tres abondamment [336] pour les menues et ordinaires actions de nostre vie; car quant aux œuvres relevees et de consequence, il est expedient, pour faire un proffit d'importance, d'user de la methode suivante, ainsy que j'ay des-ja touché ailleurs. Eslevons en ces occurrences nos cœurs et nos espritz en Dieu, enfonçons nostre consideration et estendons nostre pensee dans la tressainte et glorieuse eternité; voyons qu'en icelle la divine Bonté nous cherissoit tendrement, destinant pour nostre salut tous les moyens convenables a nostre progres en sa dilection, et particulierement la commodité de faire le bien qui se presente alhors a nous, ou de souffrir le mal qui nous arrive. Cela fait, desployans, s'il faut ainsy dire, et eslevans les bras de nostre consentement, embrassons cherement, ardemment et tres amoureusement, soit le bien qui se presente a faire, soit le mal qu'il nous faut souffrir, en consideration de ce que Dieu l'a voulu eternellement, pour luy complaire et obeir a sa providence.

            Voyes le grand saint Charles Ihors que la peste attaqua son diocese: il releva son courage en Dieu, et regarda attentivement qu'en l'eternité de la Providence divine ce fleau estoit preparé et destiné a son peuple, et que, emmi ce fleau, cette mesme Providence avoit ordonné qu'il eust un soin tres amoureux de servir, soulager et assister cordialement les affligés, puisqu'en cette occasion il se treuvoit le pere spirituel, pasteur et Evesque de cette province-la. C'est pourquoy, se representant la grandeur des peynes, travaux et hazards qu'il luy seroit force de subir pour ce sujet, il s'immola en esprit au bon playsir de Dieu, et baysant tendrement cette croix, il s'escria du fond de son cœur, a l'imitation de saint André: «Je te salue, o croix pretieuse,» je te salue, o tribulation bienheureuse! O affliction sainte, que tu es aymable, puisque tu es issue du sein amiable de ce Pere d'eternelle misericorde, qui t'a voulu de toute eternité et t'a destiné pour ce cher peuple et pour moy! O croix, mon cœur te veut, puisque celuy de mon Dieu t'a voulu; o croix, mon ame te cherit et t'embrasse de toute sa dilection! [337]

            En cette sorte devons nous entreprendre les plus grandes affaires et les plus aspres tribulations qui nous puissent arriver. Mais quand elles seront de longue haleyne, il faudra de tems en tems, et fort souvent, repeter cet exercice, pour continuer plus utilement nostre union a la volonté et bon playsir de Dieu, prononçans cette briefve mais toute divine protestation de son Filz: Ouy, o Pere eternel, je le veux de tout mon cœur, parce qu'ainsy a-il esté aggreable devant vous. O Dieu, Theotime, que de tresors en cette prattique !

 

 

Chapitre X. Exhortation au sacrifice que nous devons faire a Dieu de nostre franc arbitre

 

            J'adjouste au sacrifice de saint Charles celuy du grand patriarche Abraham, comme une vive image du plus fort et loyal amour qu'on puisse imaginer en creature quelconque. Il sacrifia, certes, toutes les plus fortes affections naturelles qu'il pouvoit avoir, Ihors qu'oyant la voix de Dieu qui luy disoit: Sors de ton pais, et de ta parentee, et de la mayson de ton pere, et viens au païs que je te monstreray, il sortit soudain et se mit promptement en chemin, sans sçavoir ou il iroit. Le doux amour de la patrie, la suavité de la conversation des proches, les delices de la mayson paternelle, ne l'esbranlerent point; il part hardiment et ardemment, et va ou il plaira a Dieu de le conduire. Quelle abnegation, Theotime! quel renoncement! On ne peut aymer Dieu parfaitement si l'on ne quitte les affections aux choses perissables.

            Mays cecy n'est rien en comparayson de ce qu'il fit [338] par apres, quand Dieu l'appellant par deux fois et ayant veu sa promptitude a respondre, il luy dit: Prens Isaac ton enfant unique, lequel tu aymes, et va en la terre de vision, ou tu l'offriras en holocauste sur l'un des montz que je te monstreray. Car voyla ce grand homme qui part soudain avec ce tant aymé et tant aymable filz, fait trois journees de chemin, arrive au pied de la montaigne, laisse la ses valetz et l'asne, charge son filz Isaac du bois requis a l'holocauste, se reservant de porter luy mesme le glaive et le feu. Et comme il va montant, ce cher enfant luy dit: Mon pere! Et il luy respond: Que veux-tu, mon filz? Voyci, dit l'enfant, voyci le bois et le feu, mais ou est la victime de l'holocauste? A quoy le pere respond: Dieu se prouvoyra de la victime de l'holocauste, mon enfant. Et tandis, ilz arrivent sur le mont destiné, ou soudain Abraham construit un autel, arrange le bois sur iceluy, lie son Isaac et le colloque sur le bucher; il estend sa main droite, empoigne et tire a soy le glaive, il hausse le bras, et comme il est prest de descharger le coup pour immoler cet enfant, l'Ange crie d'en haut: Abraham, Abraham; qui respond: Me voyci. Et l'Ange luy dit: Ne tue pas l'enfant, c'est asses; maintenant je connois que tu crains Dieu, et n'as pas espargné ton filz pour l'amour de moy. Sur cela Isaac est deslié, Abraham prend un belier qu'il void pris par les cornes aux ronces d'un buisson, et l'immole.

            Theotime, qui void la femme de son prochain pour la convoiter, il a des-ja adulteré en son cœur; et qui lie son filz pour l'immoler, il l'a des-ja sacrifié en son cœur. Hé, voyes donq, de grace, quel holocauste ce saint homme fit en son cœur! sacrifice incomparable, sacrifice qu'on ne peut asses estimer, sacrifice qu'on ne peut asses louer! O Dieu! qui sçauroit discerner quelle des deux dilections fut la plus grande, ou celle d'Abraham qui pour plaire a Dieu immole cet enfant tant aymable, ou celle de cet enfant qui pour plaire a Dieu veut bien estre immolé, et pour cela se laisse lier et [339] estendre sur le bois, et comme un doux aignelet attend paisiblement le coup de mort, de la chere main de son bon pere?

            Pour moy, je prefere le pere en la longanimité, mais aussi je donne hardiment le prix de la magnanimité au filz. Car d'un costé c'est voirement une merveille, mais non pas si grande, de voir que Abraham, des-ja viel et consommé en la science d'aymer Dieu, et fortifié de la recente vision et parole divine, face ce dernier effort de loyauté et dilection envers un Maistre duquel il avoit si souvent senti et savouré la suavité et providence ; mais de voir Isaac, au primtems de son aage, encor tout novice et apprentif en l'art d'aymer son Dieu, s'offrir, sur la seule parole de son pere, au glaive et au feu pour estre un holocauste d'obeissance a la divine volonté, c'est chose qui surpasse toute admiration.

            D'autre part, neanmoins, ne voyes vous pas, Theotime, qu'Abraham remasche et roule plus de trois jours dans son ame l'amere pensee et resolution de cet aspre sacrifice? N'aves vous point de pitié de son cœur paternel, quand, montant seul avec son filz, cet enfant plus simple qu'une colombe luy disoit: Mon pere, ou est la victime? et qu'il luy respondoit: Dieu y prouvoyra, mon filz. Ne penses vous point que la douceur de cet enfant, portant son bois sur ses espaules et l'entassant par apres sur l'autel, fit fondre en tendreté les entrailles de ce pere? O cœur que les Anges admirent et que Dieu magnifie! Hé, Seigneur Jesus, quand sera-ce donq que vous ayant sacrifié tout ce que nous avons, nous vous immolerons tout ce que nous sommes? quand vous offrirons nous en holocauste nostre franc arbitre, unique enfant de nostre esprit? quand sera-ce que nous le lierons et estendrons sur le bucher de vostre Croix, de vos espines, de vostre lance, affin que, comme une brebiette, elle soit victime aggreable de vostre bon playsir, pour mourir et brusler du feu et du glaive de vostre saint amour? O franc arbitre de mon cœur, que ce vous sera chose bonne d'estre lié et estendu sur la Croix du divin Sauveur! que ce vous est chose [340] desirable de mourir a vous mesme, pour ardre a jamais en holocauste au Seigneur!

            Theotime, nostre franc arbitre n'est jamais si franc que quand il est esclave de la volonté de Dieu, comme il n'est jamais si serf que quand il sert a nostre propre volonté: jamais il n'a tant de vie que quand il meurt a soy mesme, et jamais il n'a tant de mort que quand il vit a soy. Nous avons la liberté de faire le bien et le mal; mais de choisir le mal ce n'est pas user, ains abuser de cette liberté. Renonçons a cette malheureuse liberté, et assujettissons pour jamais nostre franc arbitre au parti de l'amour celeste; rendons nous esclaves de la dilection, de laquelle les serfs sont plus heureux que les rois. Que si jamais nostre ame vouloit employer sa liberté contre nos resolutions de servir Dieu eternellement et sans reserve, o alhors, pour Dieu, sacrifions ce franc arbitre, et le faysons mourir a soy affin qu'il vive a Dieu. Qui le voudra garder pour l'amour propre en ce monde, le perdra pour l'amour eternel en l'autre; et qui le perdra pour l'amour de Dieu en ce monde, il le conservera pour le mesme amour en l'autre. Qui luy donnera la liberté en ce monde, l'aura serf et esclave en l'autre, et qui l'asservira a la Croix en ce monde, l'aura libre en l'autre, ou, estant abismé en la jouissance de la divine Bonté, sa liberté se treuvera convertie en amour et l'amour en liberté, mais liberté de douceur infinie; sans effort, sans peyne et sans repugnance quelconque, nous aymerons invariablement a jamais le Createur et Sauveur de nos ames. [341]

 

 

Chapitre XI. Des motifs que nous avons pour le saint amour

 

            Saint Bonaventure, le Pere Louys de Grenade, le Pere Louys du Pont, Frere Diegue de Stella ont suffisamment discouru sur ce sujet; je me contenteray de marquer seulement les pointz que j'en ay touché en ce Traitté.

            La Bonté divine consideree en elle mesme n'est pas seulement le premier motif de tous, mais le plus grand, le plus noble et le plus puissant, car c'est celuy qui ravit les Bienheureux et comble leur felicité. Comme peut on avoir un cœur et n'aymer pas une si infinie Bonté? Or ce sujet est aucunement proposé au chapitre I et II du IIe Livre, et des le chapitre VIII du IIIe Livre jusques a la fin, et au chapitre IX du Livre X.

            Le 2. motif est celuy de la providence naturelle de Dieu envers nous, de la creation et conservation, selon que nous disons au chapitre III du IIe Livre.

            Le 3. motif est celuy de la providence surnaturelle de Dieu envers nous, et de la redemption qu'il nous a preparee, ainsy qu'il est expliqué au chapitre IV, V, VI et VII du IIe Livre. [342]

            Le 4. motif c'est de considerer comme Dieu prattique cette providence et redemption, fournissant a un chacun toutes les graces et assistances requises a nostre salut; dequoy nous traittons au IIe Livre, des le chapitre VIII, et au Livre III, des le commencement jusques au chapitre VI.

            Le 5. motif est la gloire eternelle que la divine Bonté nous a destinee, qui est le comble des bienfaitz de Dieu envers nous; dont il est aucunement discouru des le chapitre IX jusques a la fin du Livre III.

 

 

Chapitre XII. Methode tres utile pour employer ces motifs

 

            Or, pour recevoir de ces motifs une profonde et puissante chaleur de dilection, il faut:

            Qu'apres en avoir consideré l'un en general, nous l'appliquions en particulier a nous mesmes. Par exemple: O qu'aymable est ce grand Dieu, qui par son infime bonté a donné son Filz en redemption pour tout le monde! Helas, ouy, pour tous en general, mais en particulier encor pour moy, qui suis le premier des pecheurs! Ah! il m'a aymé; je dis, il m'a aymé moy, mais je dis moy mesme, tel que je suis, et s'est livré a la Passion pour moy!

            Il faut considerer les benefices divins en leur origine premiere et eternelle. O Dieu, mon Theotime, quelle asses digne dilection pourrions nous avoir pour l'infinie bonté de nostre Createur, qui de toute eternité a projetté de nous creer, conserver, gouverner, racheter, sauver et glorifier tous en general et en particulier? Hé! qui estois-je lhors que je n'estois pas? moy, [343] dis-je, qui estant maintenant quelque chose, ne suis rien qu'un simple chetif vermisseau de terre. Et cependant, Dieu, des l'abisme de son eternité, pensoit pour moy des pensees de benedictions; il meditoit et desseignoit, ains determinoit l'heure de ma naissance, de mon Baptesme, de toutes les inspirations qu'il me donneroit, et en somme tous les bienfaitz qu'il me feroit et offriroit. Helas, y a-il une douceur pareille a cette douceur!

            3. Il faut considerer les bienfaitz divins en leur seconde source meritoire; car ne sçaves vous pas, Theotime, que le grand Prestre de la Loy portoit sur ses espaules et sur sa poitrine les noms des enfans d'Israël, c'est a dire, des pierres pretieuses esquelles les noms des chefs d'Israël estoyent gravés? Hé, voyes Jesus, nostre grand Evesque, et regardes-le des l'instant de sa conception; consideres qu'il nous portoit sur ses espaules, acceptant la charge de nous racheter par sa mort, et la mort de la croix. O Theotime, Theotime, cette ame du Sauveur nous connoissoit tous par nom et par sur-nom; mais sur tout au jour de sa Passion, lhors qu'il offroit ses larmes, ses prieres, son sang et sa vie pour tous, il lançoit en particulier pour vous ces pensees de dilection: Helas, o mon Pere eternel, je prens a moy et me charge de tous les pechés du pauvre Theotime, pour souffrir les tormens et la mort affin qu'il en demeure quitte et qu'il ne perisse point, mais qu'il vive. Que je meure, pourveu qu'il vive; que je sois crucifié, pourveu qu'il soit glorifié! O amour souverain du cœur de Jesus, quel cœur te benira jamais asses devotement!

            Ainsy, dedans sa poitrine maternelle, son cœur divin prevoyoit, disposoit, meritoit, impetroit tous les bienfaitz que nous avons, non seulement en general pour tous, mais en particulier pour un chacun; et ses mammelles de douceur nous preparoyent le lait de ses mouvemens, de ses attraitz, de ses inspirations, et des suavités par lesquelles il tire, conduit et nourrit nos cœurs a la vie eternelle. Les bienfaitz ne nous [344] eschauffent point si nous ne regardons la volonté eternelle qui les nous destine, et le cœur du Sauveur qui les nous a merités par tant de peynes, et sur tout en sa Mort et Passion.

 

 

Chapitre XIII. Que le mont de Calvaire est la vraye académie de la dilection

 

            Or en fin, pour conclusion, la Mort et Passion de Nostre Seigneur est le motif le plus doux et le plus violent qui puisse animer nos cœurs en cette vie mortelle: et c'est la verité que les abeilles mistiques font leur plus excellent miel dans les playes de ce Lyon de la tribu de Juda, esgorgé, mis en pieces et deschiré sur le mont de Calvaire; et les enfans de la Croix se glorifient en leur admirable probleme, que le monde n'entend pas: de la mort, qui devore tout, est sortie la viande de nostre consolation; et de la mort, plus forte que tout, est issue la douceur du miel de nostre amour. O Jesus mon Sauveur, que vostre mort est amiable, puisqu'elle est le souverain effect de vostre amour!

            Aussi, la haut en la gloire celeste, apres le motif de la Bonté divine conneüe et consideree en elle mesme, celuy de la mort du Sauveur sera le plus puissant pour ravir les espritz bienheureux en la dilection de Dieu; en signe dequoy, en la Transfiguration, qui fut un eschantillon de la gloire, Moyse et Helie parloyent avec Nostre Seigneur de l'exces qu'il devoit accomplir en Hierusalem. Mays de quel exces, sinon de cet exces d'amour par lequel la vie fut ravie a l'Amant [345] pour estre donnee a la bienaymee? Si que, au cantique eternel, je m'imagine qu'on repetera a tous momens cette joyeuse acclamation:

 

                        Vive Jesus, duquel la mort

                        Monstra combien l'amour est fort!

 

            Theotime, le mont Calvaire est le mont des amans. Tout amour qui ne prend son origine de la Passion du Sauveur est frivole et perilleux. Malheureuse est la mort sans l'amour du Sauveur; malheureux est l'amour sans la mort du Sauveur. L'amour et la mort sont tellement meslés ensemble en la Passion du Sauveur, qu'on ne peut avoir au cœur l'un sans l'autre. Sur le Calvaire on ne peut avoir la vie sans l'amour, ni l'amour sans la mort du Redempteur: mais hors de la, tout est ou mort eternelle, ou amour eternel, et toute la sagesse chrestienne consiste a bien choisir; et pour vous ayder a cela j'ay dressé cet escrit, mon Theotime.

 

                        Il faut choisir, o mortel,

                        En cette vie mortelle,

                        Ou bien l'amour eternel.

                        Ou bien la mort eternelle;

                        L'ordonnance du grand Dieu

                        Ne laisse point de milieu.

 

            O amour eternel, mon ame vous requiert et vous choisit eternellement! Hé, «venes, Saint Esprit, et enflammes nos cœurs de vostre dilection.» Ou aymer ou mourir! Mourir et aymer! Mourir a tout autre amour pour vivre a celuy de Jesus, affin que nous ne mourions point eternellement; ains que vivans en vostre amour eternel, o Sauveur de nos ames, nous chantions eternellement: VIVE JESUS! J'ayme Jesus! Vive Jesus [346] que j'ayme! J'ayme Jesus, qui vit et regne es siecles des siecles. Amen.

            Ces choses, Theotime, qui par la grace et faveur de la charité ont esté escrittes a vostre charité, puissent tellement s'arrester en vostre cœur que cette charité treuve en vous le fruit des saintes œuvres, non les feuilles des loüanges. Amen, Dieu soit beny! Je ferme donq ainsy tout ce Traitté par ces paroles, par lesquelles saint Augustin finit un sermon admirable de la charité qu'il fit devant une illustre assemblee.

 

 

 

FIN DU DOUZIESME LIVRE ET DE TOUT LE TRAITTÉ [347]

 

Diverses Approbations de la première Edition du Traitté de l'Amour de Dieu

 

 

Approbations des docteurs

 

            Je sous-signé Docteur en Theologie, certifie ce present. Livre et Traicté de l'Amour de Dieu, ne contenir chose contraire à la Foy de l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, ains tres-utile à tous vrais Chrestiens et amateurs de la vertu. Faict à Lyon, ce 20. May, 1616.

 

                                                                                                                                 FR. E. CARTA.

 

            Le beau titre de ce Livre, la belle reputation, et la saine doctrine du Reverendissime Prelat, autheur d'iceluy, le grand profit qu'en rapporteront les belles et chrestiennes ames de toutes qualitez de personnes, et le temps qui s'est escoulé depuis qu'on a desiré qu'il veid le jour, font qu'il le doit voir, et il le merite, car ce n'est rien que doctrine Orthodoxe et Catholique qu'il enseigne.

            Faict à Lyon, ce 20. de May, 1616.

 

                                                                                                          Fr. ROBERT BERTHELOT,

                                                                                                                                 E. de Damas.

 

            Jehan Claude Deville, Chanoine en l'Eglise sainct Paul de Lyon, Docteur en saincte Theologie, Predicateur, et deputé a l'Approbation des Livres en ce Diœcese, par Monseigneur Denys Simon de Marquemont, Illustrissime, et Reverendissime Archevesque de Lyon: faisons foy d'avoir veu et leu ce present Livre de l'Amour de Dieu. Et non seulement y avoir trouvé toutes choses conformes à la saincte Doctrine des saincts Peres et Docteurs de l'Eglise, et adjustees au niveau de la Foy Catholique, Apostolique, et Romaine: mais d'abondant confessons ingenuëment y avoir rencontré tant d'avantages pour l'entiere recommandation de l'Amour de Dieu, tant d'ordre et de lumiere à le faire aisément concevoir, tant d'attraicts si puissants à luy gaigner les Ames; que nous estimons que ce sublime et Divin subject a vrayement rencontré cette fois celuy qu'il luy falloit pour dignement le [349] manier et l'estaller en public: et que l'esclat de son excellence et grandeur eust tousjours esté plus sombre et moindre parmy les hommes, quant à sa parfaite cognoissance, si ce Reverendissime Prelat, esgalement sçavant et Religieux, n'eust employé son net esprit et sa riche plume à le traicter. En quoy les Ames devotes de ce siecle nous semblent avoir autant de saincte obligation à remercier et magnifier la Divine Bonté, qui a voulu accroistre et favorablement gratifier l'honneur de leurs ans de la precieuse jouissance de cet Œuvre, et de la desirable presence de l'Autheur qui l'a composé, comme celles des siecles passés, si on leur en eust donné advis, eussent eu de juste occasion de regretter que l'un et l'autre ait esté refusé et ait manqué à la gloire et au bien de leurs jours.

            Au Cloistre sainct Paul de Lyon, ce 20. May, 1616.

                                                                                                                                 DEVILLE.

 

            Thomas de Meschatin la Faye, Comte, Chanoine et Chamarier de l'Eglise de Lyon, et Vicaire General en l'Archevesché de Lyon, ayant veu les susdictes Approbations des Docteurs en Theologie, permettons l'impression du present Livre intitulé Traicté de l'Amour de Dieu, composé par Monseigneur le Reverendissime François de Sales, Evesque de Geneve.

            A Lyon, ce 25. de May, 1616.

                                                                                                          MESCHATIN LA FAYE.

 

 

Consentement du procureur du roy

 

            En consequence de l'approbation des Docteurs en Theologie, je consens pour le Roy, que ledict Livre soit imprimé et exposé en vente par Pierre Rigaud, avec deffences à tous autres fors ledict Rigaud de l'imprimer, sur peine de confiscation et amande arbitraire.

                                                                                                                                 DAVEYNE.

 

Permission de monsieur le lieutenant general

 

            Il est permis au Sieur Pierre Rigaud, Marchand Libraire de cette ville, d'imprimer ou faire imprimer le present Livre intitulé le Traicté de l'Amour de Dieu, composé par Monseigneur le Reverendissime Evesque de Geneve, avec defenses à tous autres en tel cas requises. Faict à Lyon, ce vingt sixieme May, 1616.

                                                                                                                                 SEVE. [350]

 

Privilege du roy

 

            Louis Par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre. A nos Amez et feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, de Paris, Tholouse, Roiien, Bourdeaux, Dijon, Aix, Grenoble, Baillifs, Seneschaux, Prevots desdits lieux, ou leurs lieutenants et autres nos Justiciers et Officiers, qu'il appartiendra, Salut. Nostre cher et bien-amé Pierre Rigaud, Marchand Libraire de nostre Ville de Lyon, nous a fait dire et remonstrer, qu'il desire faire imprimer de nouveau, en beaux, et bons caracteres le Livre intitulé, Traicté de l'Amour de Dieu, par François de Sales, Evesque de Geneve. Et dautant que pour ce faire, il a cy devant faict de grands frais, et luy en convient encores faire, il nous a tres-humblement requis et supplié de luy en vouloir accorder la permission, et faire deffences à toutes personnes de le troubler en l'impression, et vente dudit livre, sur les peines qu'il nous plairra d'ordonner. Nous à ces causes desirant gratifier ledit Rigaud, et empescher qu'il ne soit privé de son travail et labeur, Vous mandons, ordonnons, et enjoignons par ces presentes, comme nous avons permis et permettons de grace speciale audit Rigaud, qu'il puisse imprimer ou faire imprimer, vendre et debiter, tant de fois que bon luy semblera, ledit livre, pendant le temps de Dix ans entiers et consecutifs, à compter du jour et datte que ledit livre sera achevé d'imprimer, faisant pour cet effect tres-expresses inhibitions, et deffences à tous Marchands, Libraires, et Imprimeurs, de nostre Royaume, de n'imprimer ou faire imprimer ledit livre, ny l'exposer en vante: sans l'exprez congé, et permission dudit Rigaud, ou de ceux qui auront droict de luy, sur peine de dix mille livres d'amande, applicable moitié à nous, et l'autre moitié audit suppliant, et confiscation des exemplaires qui seront treuvez avoir esté mis en vente contre la teneur des presentes; lesquels seront saisis et mis en nostre main, par le premier de nos Juges, Officiers, Huissiers, ou Sergents sur ce requis, luy monstrant ces presentes ou coppie d'icelles, deuëment collationnées: ausquels donnons pouvoir, commission et mandement special, de proceder a rencontre de tous ceux qui y contreviendront par toutes voyes deuës et raisonnables, nonobstant oppositions ou appellations quelconques, clameur de Haro, Chartre Normande, prise à partie et toutes autres Lettres à ce contraires, ausquelles nous avons derogé et derogeons par ces presentes. Et parce que d'icelles ledit suppliant pourra avoir à faire en plusieurs et divers endroits, nous voulons qu'au vidimus d'icelles faict sur le seel Royal, ou par l'un de nos amez et feaux Conseillers, Notaire, et Secretaire, foy soit adjoustee comme au present original, et en mettant un brief extrait d'icelle, au commencement ou à la fin de chacun exemplaire, il soit tenu pour bien et deuëment signifié, et comme si c'estoit l'original, afin qu'aucun n'en pretende cause d'ignorance. Car, tel est nostre plaisir. Donné à Tours, le XXVIII. jour de Mars, l'an de grace mil six cents seize, et de nostre regne le sixieme, et seelees du grand Seau en cire jaulne.

 

                        PAR LE ROY EN SON CONSEIL,

                                                                                                                      MASCLARY.

Achevé d'imprimer le dernier jour de Juillet, 1616. [351]

 

 

 

 

 

Appendice

 

 

MANUSCRIT DE LA PREMIÈRE RÉDACTION

 

DU

 

 

TRAITTÉ DE L’AMOUR DE DIEU

 

Manuscrit de la première rédaction du Traitté de l’Amour de Dieu

 

 

(Livre I, Chapitre VIII)

 

            D'autant que l'homme fait ses operations distinctes selon la distinction des facultés de son ame et des organes de son cors, nous attribuons a chasque faculté et a chasque organe les actions que nous faysons par icelles. Ainsy sçavons-nous bien que c'est l'homme qui void, qui oyt, qui parle, qui entend, qui se resouvient, qui veut et qui ayme; mais pour monstrer que cette varieté [355] d'operations se fait par diverses facultés et differens organes, nous disons que l'œil void, l'oreille oyt, la langue parle, l'entendement entend, la memoyre se resouvient et la volonté veut et ayme. Or je dis ceci, Philothee, affin que vous sachies que la convenance au bien delaquelle la volonté reçoit complaysance, n'est pas une convenance de la seule volonté, mais de l'homme mesme avec le bien, laquelle neanmoins ne peut sentir avec complaysance que par la faculté que nous appelions volonté, car c'est l'homme qui a la convenance. Voyons donq maintenant quelle doit estre la convenance entre la personne et le bien, affin qu'elle s'y puysse complayre et pax apres l'aymer. C'est pourquoy, encor que la volonté soit la faculté de nostr'ame qui tend et nous porte au bien, c'est toutefois nous, a proprement parler, qui par icelle nous esmouvons au bien et qui nous y complaysons, et qui avons avec iceluy cette grande convenance laquelle est le fondement de la complaysance et de l'amour.

……………………………………………………………………………………………………...

 

 

(Livre I, Chapitre XII; Livre II, Chapitre XIV)

 

            Il y avoit au Temple de Salomon 4 parties insignes. Premier: troys grans parvis, dont l'un estoit pour les Gentilz et estrangers, qui voulans recourir a Dieu venoyent adorer en Hierusalem; le [356] second estoit pour les Israelites, hommes et femmes (car la separation des femmes ne fut pas faite par Salomon); le troysiesme estoit pour les prestres et pour tout l'ordre hierarchique; et en fin, outre tous ces parvis, il y avoit le Sanctuaire, ou mayson sacree, en laquelle le seul grand Prestre avoit acces une fois l'an. Nostre rayson, ou, pour parler avec lesescholes, nostr'ame entant qu'ell'est raysonnable, est le vray temple du grand Dieu, car c'est la ou plus particulierement il reside. «Je te cherchois,» dit St Augin, «hors de moy, et» je ne te treuvois point, par ce que «tu estois en moy.» Et en ce temple mistique, il y a quatre principales parties, ou plustost quatre diverses portions et differens degrés de rayson. Ou bien, puis que la rayson n'est autre chose que la naturelle et essentielle puissance de discourir, disons quil y a 4 divers degrés en [la puissance de discourir,] qui sont comme quatre portions: la premiere est la puissance de discourir selon les choses experimentees; la 2e est de discourir selon les sciences humaines; la 3. est de discourir selon les revelations generales; la quatriesme n'est pas a proprement parler une puissance de discourir ou raysonner, ains plus tost une certaine eminente et supreme pointe de la rayson et faculté mentale, qui n'est point conduite par la lumiere du discours ni de la rayson, mays par une simple veüe de l'entendement, lequel acquiesce et se sousmet avec la volonté au secret et bon playsir de Dieu.

            Et cette cime, cette supreme pointe de nostr'ame, cet extreme avancement de nostr'esprit est merveilleusement bien representé par la mayson sacree, ou le Sanctuaire. Car 1. au Sanctuaire il n'y avoit point de fenestres qui esclairassent; en ce degré il n'y a point de discours qui illumine. 2. Au Sanctuaire toute la lumiere entroit par la porte; en ce degré on n'a point de lumiere que celle qui provient du discours que l'on a fait de la souveraine æquité, bonté et infinité de la volonté de Dieu, lequel discours produit, par maniere de consequence, cette simple veüe, quil faut aymer et acquiescer a la volonté de Dieu, et cette simple veue est toute la clarté qui esclaire en ce sanctuaire. 3. Nul n'entre au Sanctuaire que le grand Prestre; en cette pointe de l'ame les discours n'y entrent point, ains [357] seulement cette supreme et universelle et grande veûe, par laquelle nous connoissons que la volonté divine est souverainement bonne et digne d'estr'aymee en tout generalement et non pas seulement particulierement en quelque chose, et non pas seulement en general mais en particulier en chasque chose. 4. Le grand Prestre, entrant dedans le Sanctuaire, obscurcissoit encor cette lumiere qui entroit par la porte, jettant force parfums dans son encensoir, la fumee desquelz rebouschoit les rayons de clarté que l'ouverture de la porte pouvoit rendre; et cette simple veüe qui se fait en la supreme portion de l'ame est aussi obscurcie par les acquiescemens, renoncemens et resignations que l'ame fait en Dieu, ne voulant pas tant regarder et voir qu'offrir et acquiescer: de sorte que presque elle ferme les yeux, soudain qu'ell'a commencé a voir la volonté de Dieu, affin [que], sans s'amuser a la contempler et considerer, elle puisse tant mieux l'adorer, accepter, s'y complayre et acquiescer amoureusement par l'union de sa volonté propre a celle de son Dieu.

            Et en fin, 5. au Sanctuaire estoit l'Arche de l'alliance, et en cett'Arche, ou au moins joignant icelle, la manne dans une cruche d'or, la verge d'Aaron qui fleurit miraculeusement, et les tables de la Loy donnees a Moyse. Et de mesme, en cette tres intime ou superieure portion de la faculté raysonnable, se treuvent la foy, representee par les tables escrittes par le doigt de Dieu, par lesquelles il declaire sa volonté; l'esperance, delaquelle les promesses aboutissent a la fleurissante vie cæleste; et la charité, plus douce que la manne a nostre cœur, plus prætieuse que l'or devant Dieu. Car encor que la foy, l'esperance et la charité respandent leurs actions et divins mouvemens en toutes les facultés de l'ame, non seulement entant qu'ell'est raysonnable mais encor entant qu'ell'est sensitive, les conduysant toutes et gouvernant, et les assujettissant saintement et justement sous leur divin'authorité, si est ce que leur speciale residence, leur vray et naturel sejour est establi [358] en cette supreme cime de l'ame, des-laquelle, comme un'heureuse fontayne et source d'eau vive, elles s'espanchent par divers surgeons et ruysseaux, sur toutes les parties et facultés inferieures.

            Aussi l'acte de la foy n'est pas un discours, mays un tres simple acquiescement de l'entendement aux choses revelees, et revelees non par une claire lumiere mays par une lumiere obscure, quoy que tres certaine; or l'acte de l'esperance n'est autre chose que le simple mouvement de la volonté a ce que la foy enseigne, entant quil nous est utile et promis, pour l'unir a nous et le rendre nostre; et l'acte de la charité, un mouvement de la volonté au bien que la foy nous monstre, entant quil est bon simplement, pour nous unir a iceluy et nous rendre siens. De sorte que ces troys divines vertus ne sont point fondees sur le discours, ains sur l'acquiescement de l'entendement; elles ont vrayment leur assiete sur la supreme cime de l'ame, en laquelle ne se fait aucun discours ains une simple veiie et regard, par lequel l'entendement estant esclairé d'une lumiere extremement obscure mais infiniment certaine, non seulement il acquiesce a la certitude pour croire invariablement et tres fermement, mais aussi il acquiesce a l'obscurité, ne desirant pas sçavoir ni voir, ains croire simplement en toute asseurance et sousmission.

            Voyla donq les deux portions de l'ame, que les Theologiens appellent superieure et inferieure, en chacune desquelles il y a deux degrés.

            En ce sanctuaire de nostr'ame Dieu parle a nostre esprit, l'instruisant de ce quil faut croyre, esperer, aymer, non point par maniere de discours, mais par maniere d'inspiration et illustration ou illumination, luy proposant les saintes verités de la foy et, par maniere de dire, les luy faysant aucunement entrevoir parmi des obscurités, tenebres et nuages: en sorte que nostr'entendement en reçoit un'obscure connoissance, laquelle, quoy qu'obscure, est tellement aggreable a la volonté, qu'elle s'y complait grandement, et par sa complaysance porte l'entendement a un parfait acquiescement qu'il fait sans reserve ni exception quelcomque, croyant fermement ces sacrees verités de la foy, qu'il entrevoit aucunement et quil ne void nullement, qu'il entreconnoit et ne connoist pas, [359] c'est a dire qu'il ne sçait que par ouӱ dire, car, comme dit l'Apostre, la foy est par l'ouӱe. Ainsy, ma treschere Philothee, cett'obscure clarté de la foy entre en nostr'enténdement, sans discours, sans raysonnement et sans aucun argument, se faysant recevoir par la seule suavité tres aggreable avec laquelle elle arrive en l'esprit et delaquelle elle touche la volonté.

            Mon Dieu, ma Philothee, pourrois-je bien exprimer ceci? La foy est la grand'amie de nostr'entendement, si que elle peut bien dire aux sciences du monde, qui se veulent presque rendre ses compaignes, comme l'Espouse sacree disoit aux Cantiques: O discours humains, je suis brune, mais je suis belle: je suis brune, car je suis entre les brunes obscurités des simples revelations, qui me font paroistre noyre et me rendent presque mesconnoissable; mais je suis pourtant extremement belle en moy mesme, et qui me verroit icy bas comm'on me void la haut au Ciel, il verroit bien que je suis plus blanche que le lis. Mays faut il pas qu'en effect je sois infiniment belle, puisque [parmi] les noyres obscurités et au travers de tant de tenebres sombres, entre lesquelles je ne puis estre veiie ains seulement entreveüe, neanmoins encor suis-je si aggreable que le roy de l'ame, qui est l'esprit, m'ayme tres uniquement, et fendant la presse de toutes autres connoissances me reçoit et me loge dans sa plus belle chambre, et me fait asseoir comme reyne dans le trosne plus relevé de ses acquiescemens, d'ou je donne la loy et assujettis, comme mon captif, tout discours et tout sentiment humain. Et comme (au 4. livre des Roys, au chap. 9, v. 13.) les chefz de l'armee d'Israël mirent ensemble leurs vestemens et en firent comm'un trosne royal sur lequel ilz assirent Jehu, disans: Jehu est roy, ainsy, a l'arrivee de la foy, l'entendement se despouille de tous discours et raysonnemens, et les sousmettant a la foy, il la fait asseoir sur iceux comme sur un trosne, la reconnoissant comme sa reyne. C'est bien aynsi, chere Philothee, que la chose passe. Les discours theologiques, les argumens, les miracles mesme et autres advantages de la religion Chrestienne la rendent certes extremement croyable; mays pour la rendre creüe et reconneüe en effect il y faut la foy, qui est un don de Dieu par lequel nostr'ame embrasse [360] la certitude des saintes propositions catholiques, ayme leur beauté, acquiesce a leur verité sans voir, sans discourir, sans argumenter, ains par une simple obeissance et seule croyance.

            Certes, rien n'est si croyable que la ste religion Chrestienne, mais néanmoins chacun ne la croit pas. Quelle merveille fut ce que tant de merveilles miraculeuses furent faites par N. Sr entre les Juifz, et que les Juifz entr'icelles creurent si peu a la sainte verité? Car ces merveilles rendoyent la doctrine de Celuy qui les faysoit infiniment croyable; mais dautant que les cœurs n'estoyent pas disposés a recevoir le don de la foy, et que sans la foy ce qui est le plus croyable n'est pas creu, partant ilz demeurerent en leur infidelité: ilz voyoyent le fond des argumens, et n'acquiesçoyent point a la conclusion. Or c'est en cet acquiescement que consiste l'acte de la foy, lequel acte est produit par nostr'esprit, mais esprit entant quil est esclairé d'une douce, souaive et aggreable lumiere divine, qui luy fait aggreer, et doucement mais tres puissamment et solidement adhasrer a la verité proposee, par maniere d'asseurance quil prend de sa tres certaine verité sur la revelation qui luy en est faite.

            Vous aves ouy dire peut estre, ma chere Philothee, qu'es Conciles generaux se font des grandes disputes et enquestes de la verité, par des raysons et argumens de theologie, et tandis que cet examen des raysons se fait il n'y a nul acquiescement ni des uns ni des autres a la verité; mays la chose estant debattue, les Peres du Christianisme, c'est a dire les Evesques, et mesme le primier et souverain Evesque, resoulvent de la difficulté, et la determination estant faite chacun acquiesce, pleynement, non point en vertu des raysons alleguees, mays en vertu de lauthorité du St Esprit, qui a decerné et jugé par l'entremise de ses serviteurs. L'enqueste donq et la dispute se fait au parvis des prestres; mais la resolution et acquiescement se fait dans le Sanctuaire, non point en vertu des raysons debattues au parvis, mais en vertu de la presence du St Esprit, qui anime le cors de l'Eglise et le fait parler par les chefz d'icelle. L'austruche produit les œufz sur le rivage sablonneux des ondes, mays le soleil seul en fait esclorre le poussin; et les docteurs, par leurs argumens et discours, jettent dans l'ame la doctrine de verité toute debattue, mays les seulz celestes rayons du Soleil de justice en font esclorre l'acquiescement et certification absolue, qui est le vray effect et acte de foy. [361]

            En ce sanctuaire se practique l'encensement des oraysons plus parfaites, on y reçoit la manne secrette et cachee dans la cruche d'or, c'est a dire les divins Sacremens, et sur tout l'eucharistique. La ste verge qui aboutit en un sommet fleury et affruyté, represente la patience et probation qui engendre l'esperance fleurie, et laquell'esperance ne confond point, par ce qu'ell'est suivie de son fruit. Mays sur tout on y void l'Arche de l'alliance, qui represente la charité, par l'or, le prince des metaux, et qui est le plus pretieux et le prix des autres, parce que par la proportion quilz ont avec iceluy on les estime; et par le boys de Sethim, beau et incorruptible, par ce que la foy et l'esperance cesseront, les Sacremens se descouvriront, mays la charité demeurera parfaite en sa beauté au Ciel; au milieu de laquelle, comm'en ses entrailles, est la loy de Dieu, parce que la plus excellente action de l'amour se fait en obeissance. Ell'a une couronne d'or au dessus, parce que la charité estant la couronne de l'ame, elle seule est aussi couronnee au Ciel. Sa longueur est de deux coudees et demi, pour la perseverance et longanimité entre les œuvres de la vie purgative, illuminative et unitive; et par ce que l'union ne se fait qu'a demi en ce monde, aussi la troysiesme mesure n'est que de demi coudee: ou bien la longanimité es œuvres requises a nostre perfection, au secours du prochain, au service de Dieu, et ce service n'a pas icy sa pleyne mesure. Or les coudees representent naïfvement les œuvres, par ce que c'est la mesure qui se prend des le coude a la main, qui est la partie du bras qui sert immediatement a l'œuvre. La largeur est d'une coudee et demi, parce que la charité s'estend au bien temporel et spirituel du prochain; mais au premier par mesure, et au second sans mesure, c'est pourquoy la coudee n'est qu'a demi. Et la hauteur est de mesme, par ce que la charité regarde Dieu en haut: et quand a l'amour d'obeissance, elle acheve la [362] coudee, accomplissant les œuvres de commandement; mays quant a l'amour affectif elle ne fait qu'en commencer en ce monde, et par maniere de dire, elle n'a sa mesure qu'a demi, attendant de l'accomplir en lautre.

 

 

(Livre II, Chapitres VIII, XII, XIII, XXI)

 

...entre Dieu et l'homme par la charité, l'amour de Dieu previent nostre cœur et produit en nous l'amour; et toutes les fois que cette Bonté cesse de jetter sa vertu dans nos cœurs, comm'il arrive tous-jours quand le peché divisant entre Dieu et nous fait ecclipser ce grand Soleil de justice, helas, alhors nous demeurons sans charité et sans amour. Hé, dit le divin Espoux de nos ames, retourne, retourne, Sullamite; retourne, retourne, affin que nous te regardions: certes, il desire que nous le regardions, et affin que nous le regardions il desire de nous regarder, sachant que nous ne sçaurions le regarder que premier il ne nous regarde, ni l'aymer que premier il ne nous ayme. Mays par ce qu'encor quil ne nous ayme pas, il ne laisse pas de desirer de nous aymer, il nous invite a nous laisser conduire a sa grace................................ attirer affin quil nous puisse aymer ......................................................................................................................................................dit l'Apostre, que tous hommes soyentsauvés et viennent a la connoissance de la verité. I ad Tim. 2. O Dieu, mais sil le veut, pourquoy ne nous sauvons pas tous? C'est par ce quil ne le veut pas de sa volonté inevitable, ains de sa volonté attrayante, laquelle exerce suffisamment en nous sa bonté pour nous rendre capables du salut, mays qui n'exerce pas pourtant sa toute puissance pour nous mettre hors du danger et du pouvoir de nous damner si nous voulons. C'est la vraye volonté de Dieu que nous ayons tous les moyens requis a faire nostre salut, aussi les avons nous tous suffisamment, et mesme, pour la plus part, nous les avons abondamment et surabondamment. Et comm'est ce que sa bonté pourroit mieux tesmoigner la volonté qu'ell'a de nous sauver, que faysant pour nous une si riche provision des moyens necessaires a cet effect, les nous offrant si liberalement, et nous pressant si chaudement de les recevoir, de les embrasser et de les employer? Il est vray, [363] Philothee, que Dieu ne nous veut pas porter au salut, d'une volonté absolue et inevitable, sinon Ihors quil void la nostre suivre volontairement les attraitz de la sienne. Non certes, car il ne nous veut pas tirer par les cordages desquelz on tiroyt jadis les veaux et les moutons aux sacrifices, sans leur consentement et par force, ains par les liens d'Adam, par les liens de charité, d'amour et d'affection, comm'Abraham mena le st enfant Isaac et le mit sur le bucher pour l'immoler. Il veut que nous y aillions, puisquil nous y exhorte, mais que nous y aillions volontairement et librement, selon la liberté et franchise de nostre volonté, laquelle il veut attirer et allecher affin qu'elle coure a l'odeur de ses parfuns, mays il ne veut pas la violenter ni necessiter; c'est pourquoy, bien quil veuille faire veritablement nostre salut, il ne le veut pas inevitablement faire.

...moyens quil luy monstre pour ce regard. Il conserve soigneusement le privilege [de] nostre liberté entre les graces de sa liberalité: il comble quelquefois la liberté de doux attraitz ou d'attrayantes douceurs, mais il ne l'estouffe jamais, il ne la suffoque point, ains luy laisse tous-jours l'aspiration et respiration libre pour recevoir ou rejetter son inspiration; car en fin ce sont des douceurs, et ce ne seroyent pas des douceurs si c'estoyent des violences: il la tire sans la tiranniser, et cela, ce me semble, ne tesmoigne pas moins la verité de la volonté de Dieu pour nostre salut; ains, au contraire, ceste volonté est dautant plus veritable qu'elle est plus douce et plus suave, dautant plus aymable qu'ell'est plus amiable.

            En ce que par cette volonté Dieu nous veut donner les moyens et commodités de nous sauver, ell'est tous-jours accomplie ; car tous les hommes ont un vray et reel pouvoir d'estre ou de devenir enfans de Dieu, et par consequent ses heritiers, silz veulent. Et par ce que quicomque veut donner les moyens propres et convenables qui conduisent a quelque fin, il veut aussi la fin pour laquelle il les donne, partant il est tout vray que Dieu, qui nous donne en effect toutes les commodités requises a nostre salut, veut aussi veritablement nostre salut que veritablement il nous en veut donner les moyens. Mays avec cette difference toutefois, que quand aux [364] moyens il nous les donne a tous en effect, car, qui est celuy qui peut dire que la grace de Dieu luy soit refusee? mays quant au salut, sa divine Majesté ne le donne en effect qu'a [ceux] qui se prevalent des moyens quilz ont d'y parvenir: cette Bonté souveraine nous donnant les moyens du salut sans nous vouloir pour cela necessiter de les employer; il nous les met en main, mais il laysse en nostre liberté d'en user ou de n'en user point.

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(Chapitres XVIII, XIX)

 

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            La pœnitence est aussi une vertu toute chrestienne, et nous n'en voyons presque point de marques entre les Philosophes. Ce n'est pas que les payens n'eussent des repentances et pœnitences quand ilz avoyent fait quelques fautes contre leurs amis; car, comme Ciceron dit, 4 Tuscul., quand Alexandre eut tué Clytus, a peine se peut il empescher de se tuer soymesme, tant la force de la penitence fut grande: tanta vis fuit poenitendi. Et Alcibiades, ainsy que dit S. Aug., I. 14. c. 8. Civit., convaincu par Socrates de n'estre pas sage, il se mit a pleurer, estant triste d'estre ce quil devoit n'estre pas. Certes, Tertulien, au fin commencement de son livre De la Pœnitence, tesmoigne que parmi [les payens] il y avoit quelque sorte de pœnitence, mais inutile et vaine, par ce que mesme ilz en faysoyent pour des choses bonnes.

            Mays de pœnitence pour avoir offencé Dieu, il y en a si peu d'apparence entre les Philosophes, que ceux qui ont esté les plus vertueux, comme les Stoiciens, ont asseuré que l'homme sage ne s'attristoit jamais, et en ont fait une maxime aussi insolente comme celle sur laquelle ilz l'ont fondee, que l'homme sage ne pechoit point. Voyes August., I. 14. c. 8. de Civit., et Senecam, lib. XII Epistolarum, epist. 86.

            Au contraire, la tressainte pœnitence est une grande partie de la philosophie chrestienne, en laquelle quicomque dit quil ne peche point, non seulement il n'est pas sage, mais il est forcené; et quicomque croid de remedier son peché sans pœnitence, il est insensé. Certes, la nature nous enseigne la repentance d'avoir [365] offencé l'ami et nous provoque a luy presenter nostre desplaysir et satisfaction, et a nous humilier, demander pardon, reparer par sousmission et chastiment la faute commise, laquelle contenant tous-jours en soy quelque mespris, nous estimons de reparer lhors que nous acceptons ou faysons quelque punition de nous mesme. C'est pourquoy cette vertu est une vertu morale, lhors que pour avoir offencé Dieu nous nous en repentons, demandons pardon, et pour reparation du peché excitons en nostre ame un volontaire desplaysir; mais elle ne laisse pas d'estre un vray don de Dieu, car bien que nous puissions avoir quelque sorte de repentance de nos pechés, entant que par iceux nous avons violé la loy naturelle et le dictamen rationis, l'ordonnance, la conduite et l'advis de la rayson, [si est] ce [que] quand nostre repentir se fait pour Dieu, et forclost [la volonté de pecher,] il ne peut [estre] que de Dieu, et vray don de Dieu.

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...peut. Que si la repentance [que nous avons conçeue] du peché n'est pas si grande qu'elle nous porte a vouloir satisfaire a celuy qui est offencé, et reparer l'injure au mieux quil se peut, ce n'est pas une vraye penitence, ains un foible commencement de pœnitence, une penitence foible, debile et sans vigueur.

            Par ainsy, il y a autant d'especes de pœnitences quil y a de motifz pour lesquelz on se repent d'avoir mal fait, et l'on en peut parler comme de la crainte. Il y a donq une pœnitence humaine, par laquelle on se repent d'avoir mal fait quelque chose par ce que de soymesme le mal estant conneu desplait: ainsy, ceux qui font des fautes es œuvres de leur mestier se repentent de les avoir faites. Il y en a une mondaine, par laquelle on se repent d'avoir fait quelquefois du bien, a cause des pertes temporelles qui en proviennent. Il y en a une morale, qui provient de quelqu'honneste motif, comme fut celle d'Alexandre sus alleguee, car il vit quil avoit violé et la rayson et l'amitié: et de celle ci parle Aristote, I. 7. des Ethiques, c. 7, quand il dit que l'intemperant lequel choysit par deliberation de vaquer aux voluptés ne se peut repentir; dont «il est incorrigible, car qui ne se repend, quem non pœnitet, incurabilis est, il est incurable;» comme sil disoit que le peché sans pœnitence est incurable. [366]

            Certes, Epictete, Seneque, qui parlent si bien du trouble de l'ame vicieuse par le remors de la conscience, entendent aussi qu'il y ait une repentance; et de fait, Epictete, 1. 3. de ses Propos, c. X, et au livre 4, c. 6, cite et loüe les vers de Pitagore, par lesquelz il enseigne naifvement l'examen de conscience tant recommandé par les maistres de la ste devotion chrestienne:

 

                        «Et jamais pour dormir ne fermer la paupiere

                        Avant que d'avoir fait une reveüe entiere

                        De vos deportemens de tout le jour passé:

                        Qu'ay je fait ou non fait? ou qu'ay-je transgressé?

                        Ainsy, de bout en bout, parcoures de pensee

                        Toutes vos actions de la journee passee:

                        Si vous aves mal fait, tances vous aigrement;

                        Si vous aves bien fait, ayes contentement.»

 

            Et ce pauvr'homme Epictete parle en sorte de la reprehension, repentance et condemnation que nous devons faire de nos fautes, quil est advis quil ayt eu en cela le sentiment du Christianisme, l. 4. chap. X. Et ceste repentance morale a quelquefois eu pour motif la consideration d'avoir offencé Dieu; car, comme les Philosophes ont creu qu'on faysoit chose aggreable a Dieu en vivant vertueusement, aussi ont ilz pensé qu'on l'oSençoit en vivant vicieusement. Ce bon homme Epictete fait un souhait de mourir en vray Chrestien (comm'aussi il y a grand'apparence quil fit), et entr'autres choses il dit quil seroit content sil pouvoit en mourant eslever ses mains a Dieu et luy dire: «Je ne vous ay point, quant a ma part, fait de deshonneur;» l. 4. chap. XI. Et l. 1. c. XIIII, il veut que son Philosophe face un serment admirable a Dieu de ne jamais luy desobeir, ni de blasmer, accuser ou se plaindre de chose quelcomque qui arrive de sa part. Voyes Lyps., au commencement de ses Politiques. Et supra, Epict., I. 1. c. XIIII, enseigne que Dieu et «nostre bon Ange» sont presens a nos actions. Presque tous les precedens Philosophes n'ont pas estés si pieux. [367]

            Et ceste repentance morale est attachee a la connoissance et amour de Dieu que la nature peut fournir, et [est] une dependance de la religion morale; et comme la nature peut fournir a l'homme plus de connoissance que d'amour des choses divines, ains en a fourni, ainsy que dit saint Paul des Philosophes, qui ayans conneu Dieu ne l'ont pas glorifié comme Dieu (y ayant plus d'aysance de bien penser que de bien dire, et infiniment plus de bien dire que de bien faire), aussi la nature a fourni plus de connoissance que Dieu estoit offencé par le peché, que de repentance pour reparation de l'offence. Mays il suffit, pour oster quelques uns de nos plus sçavans Theologiens de doute, que non seulement la nature peut çonnoistre que Dieu est offencé par les pechés, mais qu'aussi elle l'a conneu, et a enseigné que pour cela il s'en failloit repentir.

            Mays en somme, cette pœnitence morale n'est qu'une ombre en comparayson de celle qui est revelee es Escritures, et particulerement en l'Evangile. Voyes briefvement sa description. Nous commençons par une profonde apprehension de cette verité et maxime, que, entant qu'en nous est, nous offençons Dieu par nos pechés, le mesprisons, luy desobeissons et nous rebellons a luy; que du costé de Dieu il s'en tient pour offencé, desagree, reprouve et abomine l'iniquité. Or sachans que nous avons offencé Dieu, plusieurs motifs nous peuvent porter a la repentance, et bien souvent ilz s'entresuivent tous les uns apres les autres; comme quand, sous la conduite de quelque directeur, nous allons excitans la contrition par les meditations qui ont, a cet effect, esté mises en l'Introduction: et en effect, il est bon de faire cette suite pour plus profondement jetter les fondemens d'une parfaite resolution.

            1. Nous considerons que Dieu, lequel nous avons offencé, a establi la punition rigoureuse de l'enfer pour les pecheurs, alaquelle nous serons condamnés si nous ne nous convertissons et faysons pœnitence; et cette consideration nous esmeut a nous repentir de nos pechés, les detester et rejetter de tout nostre cœur. Et cette pœnitence est salutaire, louable et desirable, car en cent endroitz de l'Escriture cette crainte nous est inculquee pour nous provoquer [368] a pœnitence. 2. Nous pouvons considerer que par le peché nous demeurons forclos et privés du Paradis et gloire eternelle, et pour cela nous nous repentons et detestons le peché; et cette pœnitence est mercenaire.

            3. Nous pouvons estre excités a repentance pour la defformité, laideur et desreglement du peché, selon que la foy nous enseigne cette difformité. Par exemple, entant que par le peché la ressemblance et image de Dieu que nous avons est souillee, la dignité de nostre esprit deshonnorée, que nous sommes rendus semblables aux bestes insensees, que nous violons le devoir que nous avons d'honnorer Dieu entant quil est nostre Createur, nous perdons lhonneur de la societé des Saintz, nous nous associons et rendons sujetz du Diable, nous nous rendons esclaves de nos passions, renversans l'ordre et la police que Dieu avoit establie en nous, sousmettans la rayson a la passion, nous nous rendons ingratz a nostre bon Ange qui nous ayme tant: car ce sont tous des inconveniens et malheurs que nous sçavons par la foy provenir du peché. Comm'encor quand, touchés de l'exemple des Saintz, ou mors ou vivans, nous nous repentons; car, qui eut jamais peu voir, par exemple, le monastere appellé Prison, dont st Clymacus parle, auquel on faysoit tant d'exercices d'un'incomparable pœnitence, sans estre esmeu a se repentir de ses pechés?

            Quand donq nous sommes touchés par quelqu'un de ces motifz et qu'en vertu d'iceux nous detestons nos pechés, nous faysons une louable pœnitence (car la crainte de perdre ce que nous devons desirer ne peut estre que louable, et quand le desir d'une chose est louable, la crainte de son contraire est louable aussi: desirer le Paradis est chose louable; donques, craindre l'enfer est chose louable), mays imparfaite encor et laquelle ne suffit pas pour nous mettre en la grace de Dieu. Non, Philothee, car comme le grand Apostre a dit que sil donnoit son cors a bruler et tout son bien aux pauvres, et quil n'eut pas la charité cela ne luy prouffite de rien, aussi pouvons nous dire que quand nous aurions une repentance si grande que nous fondissions en larmes et que le regret nous fit pasmer, ains mourir tout a fait, et nous n'avons pas la charité, tout cela ne prouffite de rien pour la vie eternelle.

            Or, ma chere Philothee, en toutes ces repentances le st amour de Dieu n'y entre point; car ne voyes vous pas que c'est la crainte de la peyne, le desir du Paradis, l'interest de nostre ame, pour sa beauté interieure, son honneur, sa dignité, son propre bien, et, en un mot, nostre propre amour, quoy qu'amour st et juste, qui nous porte a repentance, et non l'amour que nous devons a Dieu [369] comme au souverain bien et premiere bonté, alaquelle, comm'au supreme objet de nostre volonté et affection, nous devrions regarder simplement.

            Je ne dis pas que ces repentances rejettent l'amour de Dieu: non certes, Philothee, car si par exemple, quelqu'un se repentant d'offencer Dieu pour ce que par le peché il perd le Paradis, entendant et deliberant que si Dieu ne donnoit point de Paradis a ceux qui vivent bien, il ne voudroit pas bien vivre, helas, il commettroit un grand peché, car il præfereroit son interest et son bien propre a la bonté et Majesté divine; il aymeroit mieux le don que le Donnateur, qui seroit un'affection fort desordonnee et desreglee. Et qui seroit le pere qui treuvast bonne la volonté d'un enfant, quand il dirait que si son pere ne luy avoit præparé un bon hæritage il l'offenceroit? Mays je dis que ces repentances que la consideration de nostre propre interest, quoy que spirituel et louable, produit en nous, n'enferment point et ne comprenent point encor l'amour [de] Dieu; elles ne le rejettent pas, mais elles ne le contiennent pas non plus; elles ne sont pas contre luy, mais elles sont encor sans luy; il n'en est pas exclus ou forclos, mais il n'y est enclos non plus. Il y a, certes, bien de la difference entre dire: je suis dans la nef de l'eglise et ne veux pas entrer dans le chœur, et dire: je ne suis encor que dans la nef de l'eglise; car l'un a fait tout le chemin quil veut faire, et l'autre n'en a voirement pas fait davantage, mais il n'est ni hors de desir ni hors d'esperance d'en faire davantage. La volonté qui exclud et rejette le mieux ne peut estre bonne. Faire vœu de dire le chapelet un jour c'est bien fait, mais faire vœu de ne le dire qu'un jour [c'est mal fait;] se proposer de donner un'aumosne c'est bien fait, mais se deliberer de n'en faire qu'une c'est mal fait. Le bien n'est pas bien pour nous quand il forclost le mieux qui est en nostre liberté et qui nous est plus propre.

            La crainte, donques, qui est le commencement de sagesse et de pœnitence est bonne, car c'est le commencement du bien; mais si elle forclost le mieux ell'est mauvaise, car le commencement est bon tenant lieu de commencement, mais sil tient lieu de fin il est mauvais, car il est en desordre.

            Or toutes ces repentances qui procedent de la crainte de l'enfer, du desir du Ciel, de la consideration des autres maux et inconveviens que le peché nous apporte, elles sont quelques fois si fortes [370] qu'elles arrachent de nos ames toutes les affections qu'elle avoit eues au peché, et la determinent a ne vouloir plus pecher: et lhors elles s'appellent attritions des pœnitens. Que si elles ne sont pas si puissantes qu'elles nous desengagent du tout de l'affection du peché, ou elles ne sont pas attritions, ou elles sont attritions des impœnitens: car, par exemple, n'arrive-il pas maintefois qu'un homme se repentira estrangement d'un peché, comme d'avoir battu son pere ou sa mere, par ce que la difformité de ce peché, et lhorreur, et mesme les exaggerations et vehementes reprehensions d'iceluy quil ouira dire a un bon praedicateur, le toucheront, et neanmoins ne se repentira nullement de la fornication quil a commise? Il y a des pechés desquelz la vilenie et le malheur est plus sensible que des autres, et comme souvent ilz sont plus attrayans que les autres avant quilz soyent commis, ilz desplaysent aussi plus fort estans perpetrés. Tel qui a le bien d'autruy et ne le veut nullement rendre ne laissera pas d'avoir des grans remors et extremes repentances d'avoir tué un homme; la cholere l'a transporté, ell'est passee, et par consequent la repentance est aysee. Cet autre va au vice charnel; la convoytise l'y a porté, ell'est passee, il s'en repent aysement: mays la vangeance, l'envie, la mesdisance il ne la peut laisser. On craint plus d'estre damné pour des certains pechés que pour d'autres, et partant la repentance en vient plus tost que des autres. Or cett'attrition imparfaite, et qui n'est que pour certains pechés, elle ne suffit nullement a la vraye pœnitence, car, comme dit le sacré Concile de Trente, elle doit estre de tous les pechés passés et forclorre tous les pechés a venir; et lhors, avec le tressaint Sacrement elle suffit, mais sans iceluy il faut avoir l'absolue contrition.

            En fin donq, nous pouvons detester le peché, non pour l'endommagement quil fait a nostr'ame delaquelle il souille la beauté, defigure l'image divine, non pour le desir d'avoir le Paradis, non pour la crainte d'estre damnés, mays par ce que le peché offence Dieu qui est souverainement bon, et souverainement bien aymable et souverainement bienaymé. Et lhors, Philothee,................................................................................................................................. [371]

 

 

(Chapitre XX)

 

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            Et comme nous voyons que le vin theriacal ne s'appelle pas theriacal par ce que la theriaque en elle mesme soit meslee avec ce vin, mais seulement par [ce] que la vertu et proprieté de la theriaque y est, et quil la contient et l'a en soy; de mesme la repentance, quand ell'est excellente, ne contient pas tous-jours l'amour en luy mesme et selon son action, mais bien que quelquefois l'amour ne se treuve pas en la repentance selon son action propre, il y est neanmoins tous-jours en sa vertu et proprieté. Car la souveraine bonté de Dieu estant le motif de nostre repentance, elle luy donne le mouvement, car elle ne seroit pas le motif si elle ne donnoit le mouvement: or, le mouvement que la bonté donne c'est le mouvement de l'amour, or le mouvement de l'amour c'est le mouvement d'union; c'est pourquoy la vraye repentance, bien quil ne soit pas advis et qu'on n'y voye pas l'amour, neanmoins ell'a le mouvement d'amour, et unit a Dieu. C'est pourquoy, comme le vin theriacal n'est pas appellé theriacal pour avoir la substance de theriaque, mais seulement la vertu et l'operation de la theriaque contre tous venins, aussi la repentance amoureuse n'est pas appellee amoureuse pour avoir tous-jours la substance et propre action de l'amour, mais par ce qu'elle contient, ou l'action propre de l'amour, ou la vertu, le mouvement et l'operation de l'amour, qui est de reunir l'affection et la volonté a Dieu tres estroittement et inseparablement.

            Et ne faut pas treuver estrange, Philothee, que la vertu et force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit du tout formé, [puisque nous voyons] que par la reflexion des rayons du soleil dardés sur la glace d'un mirouer, la chaleur, qui est la vertu et proprieté du feu, s'augmente petit [a petit] si fort, qu'en fin, avant qu'elle produise le feu elle brusle, en sorte que commençant a brusler elle produit le feu; ainsy l'ame qui considerant la souveraine Bonté reçoit les rayons de ses attraitz, [372] fayt reflection sur soymesme et sur ses pechés [avec une certaine chaleur] affective, qui est la proprieté de l'amour, lequel par apres jette ses flammes et fait son action manifeste et son operation formee. L'amour donques est tous-jours avec la vraye repentance ou en la vraye repentance. Il est avec elle, quand par la propre action de l'amour nous venons a repentance; il est en elle, quand l'amour ne paroist voirement pas en la propre forme et condition de son action, mais il agit neanmoins en la repentance, ou sa vertu, force et proprieté pour luy. Et cet amour qui donne mouvement a la repentance est un vray amour, mais non encor parfait, jusques a ce que son mouvement soit en son plus haut degré; car alhors, soudain l'amour parfait est produit en l'ame, c'est a dire la tresste vertu de charité qui rend l'ame toute chere a son Dieu. Lhors la repentance a son dernier effect et commence a meriter la vie eternelle, comme estant jointe et meslee avec la charité.

            Or cette sainte contrition amoureuse se procure en cette sorte. Int, On considere combien Dieu est bon, et combien il est aymable pour cette bonté: O Seigneur, que vous estes bon! Confesses, confesses, o mon ame, a vostre Dieu quil est bon, qu'eternelle est sa misericorde. 2. On considere que par le peché on offence cette divine bonté, on la mesprise, on se separe d'elle pour se joindre a la creature, on la quitte, et autant quil est en nous on la rejette. 3. On considere combien on est coulpable de cette coulpe: Estonnés vous, o cieux, et que ses portes se desolent extremement, car mon ame a fait deux maux; elle vous a quitté, o Dieu eternel, vous qui estes la source inespuisable des eaux vives de toute bonté, et se retourne du costé de la creature pour fouir et creuser des puis, puis crevassés et dissipés qui ne peuvent contenir aucunes eaux de vray contentement. C'est moy, Seigneur, qui ay peché, qui ay mesprisé vostre amour, vilipendé vostre bonté et rejetté vostre grace. 4..........................................................................................

 

 

(Livre IV, Chapitre II)

 

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...il engendre la mort. [Il y a donq un peché qui n'engendre] pas la mort, et partant qui n'est pas mortel; et neanmoins il est peché, et partant il desplait a la charité, non comme chose qui luy soit contraire, mais comme chose qui est contraire a ses actions et a son excellence, a son progres. Le peché mortel n'abolist pas la lumiere naturelle, mais il la tient prisonniere, captive et esclave, en sorte qu'elle ne fait pas son operation; comme dit le grand Apostre, que les Philosophes detenoyent la verité en injustice, parce que connoissans la verité d'un seul Dieu ilz ne le glorifioyent pas comme Dieu, ains cachoyent et retenoyent l'efficace de la verité dans la multitude de leurs vices. Ainsy, certes, le peché veniel n'extermine pas la charité, ains seulement il la tient captive, prisonniere et esclave, et comme accablee, en sorte qu'elle ne puisse pas exercer sa douce activité et aimable promptitude pour produire la multitude des saintes actions qu'elle desire. En somme, les pechés venielz diminuent la charité en son exercice et non en sa substance, c'est a dire ilz ne diminuent pas la charité, mais l'exercice d'icelle, et notamment en ce que la charité requiert que nous rapportions nos actions a Dieu. Or, le peché veniel nous fait porter et rapporter……….

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...aux actions contraires a la charité……car qui se plait a mentir par joyeuseté, il se dispose a mentir en tous sujetz, et qui se plait au simple courroux, est grandement incliné au courroux desreglé et dommageable. Certes, nous ne changeons pas d'esprit quand, estans assoupis de l'appetit de dormir, nous ne sçavons presque ce que nous faysons, et quand, estans bien esveillés, nous discourons sagement sur nos affaires; mais pourtant il semble que nous en ayons moins quand nous en avons moins l'usage, dautant que d'avoir une chose et n'en point user c'est l'avoir en vain. Et en somme, la charité, qui nous est donnee pour agir selon la volonté de Dieu, n'arreste guere en un cœur qui ne l'employe pas: ou ell'agit ou elle perit; elle veut avoir des enfans, comme Rachel, [374] ou mourir. Si que ces ames paresseuses et addonnees a leurs playsirs exterieurs ne gardent guere la charité, car ne pouvans guere demeurer en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations, et ces vilz espritz ne s'exerçeans guere aux armes spirituelles, ni ne veillans pas sur leurs affections, elles se laissent aysement surprendre au peché; et comme…………………………………………

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(Chapitres V, VI)

 

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...si, au contraire, la mere perle tient son ouïtre fermee, les goustes ne laisseront pas de tumber sur elle, mais non pas dans elle. Et dites moy, Philothee, de quoy peut on accuser le ciel en cette diversité d'evenemens? a-il pas envoyé sa rosee et ses influences sur l'un'et l'autre mere perle? pourquoy donq l'une a elle par effect produit sa perle, et l'autre non? Il n'y a rien en celle qui l'a produit qu'elle ne doive reconnoistre du ciel, non pas mesme son ouverture par laquelle ell'a receu la goutte; car, sans la souefve fraicheur de la rousee et le sentiment des premiers rayons de l'aube qui l'ont doucement excitee, elle n'eut pas ouvert son escaille. Mays comme celle qui s'est emperlee et comm'engrossee de sa chere geniture s'en peut voirement donner de la joye et non pas de la louange, ainsy celle qui demeure sterile n'en peut accuser le ciel, qui avoit esté autant liberal envers elle quil estoit requis pour la rendre enceinte de la perle: tout le manquement vient d'elle, et s'en doit donner tout le blasme.

            Oyes cette parabole, je vous prie, Philothee. Deux hommes dormoyent a l'ombre d'un buysson; mays tandis quilz sont la, ou la lassitude et la fraicheur de l'ombre leur tient les yeux bandés, le soleil s'avançant sur eux leur porta droit aux yeux ses rayons du midi, et par l'eclat de sa splendeur et par la chaleur qui en provient, il force l'un et l'autre a s'esveiller. Mays l'un, a son reveil, ouvrant les yeu[Le haut de la page est coupé dans l'Autographe.]x, void une gratieuse campaigne et cueille plusieurs beaux fruitz qu'il y void espars sur divers arbres; puis, tirant son chemin, va heureusement en sa mayson. L'autre aussi futvivement touché de [375] la clarté et chaleur du soleil, qui au travers de[ses] paupieres fait certaine transparence comme des petitz esclairs autour de la prunelle de ses yeux fermés; mais non seulement il, n'ouvre pas les yeux, qu'au contraire, tournant le dos au soleil, il met sa face en terre, et se rendormant, passe-la sa journee, jusques a ce que, se voyant surpris de la nuit, il se plaint par des cris effroyables de quoy il demeure exposé a la merci des loups, ou mesme des lions rugissans, si toutefois ceci arriva en Affrique.

            Qui ne void, ma chere Philothee, que si le premier de ces deux voyageurs se vantoit de s'estr'eveillé, d'avoir esté esclairé, d'avoir veu, comme si cela luy estoit arrivé de son industrie, on se mocqueroit de luy et on luy diroit: Miserable, es tu allé querir les rayons du soleil? leur as tu donné la force d'esclairer? est ce de toy quilz tiennent la proprieté quilz ont de rendre les choses visibles, et de donner aux yeux la commodité de voir? Il est vray que tu pouvois t'empescher d'ouvrir tes yeux, mays il n'est pas vray que sans eux tu les eusses ouvertz, ains il est vray que c'est eux qui te les ont fait ouvrir: ilz t'ont rendu voyant, et tu ne les as pas rendu visibles. Tu n'as pas resisté a leur clarté, il est vray, mais ilz t'ont fort aydé a ne point resister: ilz sont venus a toy, ilz se sont fait entrevoir a ta prunelle au travers de ta paupiere, ilz t'ont pressé par leur chaleur a leur faire place, et sont allés, comme par amour, dessiller tes yeux et ouvrir tes paupieres. Tu dois confesser tout cela, et benir le Createur du soleil qui luy a donné une si aymable et amiable activité et operation.

            Mays, au contraire, si le second se plaignoit du soleil et disoit: Hé, qu'ay-je fait au soleil pour quoy il ne m'ayt pas fait voir sa lumiere comm'a mon compagnon, affin que je fisse mon voyage et ne demeurasse pas icy en ces effroyables tenebres? dites-moy, Philothee, ne prendrions nous pas la cause du soleil en main, et ne dirions nous pas a cet insensé: Chetif ingrat que tu es, qu'est ce que le soleil pouvoit faire qu'il n'ayt fait? les faveurs quil t'a faites ont esté de son costé esgales a celles de ton compaignon; que si les mesmes effectz ne s'en sont pas ensuivis, c'est que tu en as empeché la production: le soleil t'a abordé avec une lumiere egale, il t'a touché des mesmes rayons, il t'a jetté une mesme chaleur; et, malheureux que tu es, tu luy as tourné le dos pour dormir ton saoul.

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(Chapitre VI)

 

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            Car, disent les uns, si la grace et misericorde de Dieu fait le commencement, le progres et la fin du salut des esleuz, sil eut donq pleu a Dieu de faire autant de grace aux repreuvés et d'avoir autant de misericorde pour eux quil en a eu pour ceux quil luy a pleu de sauver, ilz se fussent aussi bien convertis a l'exercice du tresst amour, et par consequent au salut. Car, puis que le salut depend de la grace, pourquoy blasmera on de leur perte ceux qui n'ont pas eu la grace sans laquelle ilz ne pouvoyent eviter de perir? Mays sil est ainsy, disentles autres, que les repreuvés sont rejettes de la gloire par ce quilz ont rejetté la grace, silz sont abandonnés a la malediction par ce quilz ont abandonné la benediction, donques les esleuz ont une grande part a lhonneur de leur salut par ce quilz ont consenti a la grace, ont cooperé a l'inspiration et secondé le mouvement celeste. Et c'est une excuse vulgaire de l'indevot, quil ne peut aymer Dieu autant quil desireroit, par ce que Dieu ne luy en fait pas la grace; et une tentation asses ordinaire, de penser que les devotz puissent rapporter leur devotion a leur diligence et leur diligence a leur gloire particuliere, comme silz avoyent rendue la grace effective et vigoureuse pour faire son operation en eux.

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...et a poussé en elle l'eau cordiale de l'inspiration, laquelle faysant son operation l'a remise en sentiment et revigoree: qu'y a-t-il en tout ceci qu'elle n'ayt receu? Que si elle repliquoit qu'au moins elle a receu les remedes: Ingrate que tu es, luy dirois-je, il est vray, tu as receu [377]  les remedes; mais recevoir du bien n'est ce pas a l'indigent et souffreteux? ne suffit il pas pour t'oster tout sujet de vanité que tu n'as rien que tu n'ayes receu? Ouy, chetifve creature, tu as tout receu; et ce que tu ne consideres pas, c'est que tu as receu le pouvoir mesme de recevoir, qui est un bienfait tres particulier de ton Sauveur: car sans luy, non seulement tu n'ouvrois point la bouche, tu ne pensois point a ton salut, mais tu ne pouvois pas y penser, tant les ressortz du mouvement de ton ame estoyent empeschés du catharre de ton iniquité. Que si tu n'as pas resisté a la faveur celeste comme tu pouvois faire: O insensee, tu n'as pas resisté, et tu le pouvois faire; mays n'es tu pas miserable de t'attribuer ta guerison et ta vie par ce que tu ne t'es pas tuee et precipitee? es tu bien si forcenee que de penser obliger ton Bienfacteur par ce que tu n'as pas rejetté son bienfait, et ne l'as pas offencé tandis quil t'obligeoit en te secourant?

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(Chapitre VII)

 

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...verra clairement quil confesse que la volonté de Dieu a eu des grans motifs et fortes raysons au decret de ce repoussement du peuple Juif, mays quil ne faut pas neanmoins en faire la recherche, ains que nous………………………………………………………………………..

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(Livre V, Chapitres II-IV)

 

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            C'est une des forces de l'amour…..L'amour est fort comme la mort, il……..tristesses de la mort. Cette attraction que l'amour [fait] de son Dieu a soy est pareille a celle que fait le petit enfant [des mammelles] de sa mere; sinon que les mammelles des meres tarissent et dessechent petit a petit, la ou la fontayne des perfections divines estant inespuisable et infinie ne diminue point, mais demeure tous-jours autant fœconde comme sil ne s'en tiroit rien. Ainsy, dit cett'ame sacree: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, inspirant en moy le spiracle de la vie amoureuse, car ses mammelles sont meilleures que le vin; comme si elle vouloit dire: [Que je vive de ses] mammelles; car comme les meres donnent leur lait…... Sauveur me communique par sa bouche…… admirable? Il est meilleur que le………… revigore comme…………………………

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            Secondement, la commiseration prend sa grandeur de celle [de] l'object, car si les douleurs que nous voyons en autruy sont extremes, pour peu que nous l'aymions nous en avons pitié. Ainsy Cæsar pleure sur Pompé, et plusieurs des filles de Hierusalem pleuroyent sur Nostre Seigneur, bien que une partie d'entr'elles ne luy eusse pas grande affection. Troysiesmement, la commiseration s'aggrandit beaucoup par la presence de l'object miserable: c'est pourquoy la pauvr'Agar s'esloigne de son Ismael languissant, pour alleger en quelque sorte la douleur de compassion qu'ell'en avoit; et au contraire, N. Sr s'approchant de Hierusalem pleure, et voyant le sepulcre ou estoit le Lazare.

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(Livre VI, Chapitre I)

 

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...Car le langage de l'amour est commun quant aux paroles, mais quant a la façon il est si particulier que nul ne l'entend que [379] celuy que l'amour mesme instruit; et par une parole les amans signifient cent choses, ou silz ne signifient qu'une chose ilz la signifient si excellemment et avec tant de circonstances que c'est merveilles. Le nom d'ami, estant dit en commun ne veut dire qu'une tres simple amitié, mais dit a l'oreille, en secret, il veult dire merveilles, et a mesure quil se dit plus secretement et particulierement, plus il est doux et aymable.

            Outre cela, l'amour parle plus avec les yeux et la contenance qu'avec le reste; voyre mesme le silence et la taciturnité luy sert de parole. Mon cœur vous l'a dit, ma face vous a cherché; je chercheray, o Seigr, vostre face. Mes yeux se [sont] presque escoulés, disans: quand me consoleres vous? Bref, le langage d'amour ne consiste pas es paroles, mais es regars, es souspirs, es contenances, voire mesme au silence: c'est pourquoy la theologie mistique ne consiste pas a ouïr parler de Dieu, ni a lire, ni a escrire de Dieu, mais a ouïr parler Dieu, a sentir ses mouvemens, ses inspirations et ses clartés; ni nous ne parlons pas de Dieu seulement, mais a Dieu; c'est a luy a qui on parle de luy, et c'est luy qui parle de soy mesme a nous. Douce et admirable science, qui s'apprend par conference avec son objet, en le savourant et goustant! Or il y a divers degrés de cette theologie mystique, ou bien de l'oraison, que je marqueray briefvement.

 

 

(Chapitre II). Du premier degre de l'orayson, nomme meditation

 

            Ce mot est fort usité en l'Escriture Sainte, et ne veut dire autre chose qu'un'attentive, longue ou reiteree pensee, propre a produire des affections en l'ame. Et par ce que les affections, quand elles sont fortes, produisent fort souvent des actions conformes, la meditation mesme produit par l'entremise des affections plusieurs actions: or elle se fait pour le bien et pour le mal. Au premier Psalme, l'homme est dit bienheureux, qui a toute son affection en la loy du Seigneur et qui meditera en la loy d'iceluy jour et nuit; c'est a [380] dire, qui desirant observer la loy de Dieu, il la meditera jour et nuit, affin que de la source de la meditation proviennent des ruisseaux continuelz d'affections, et des affections s'en ensuivent les actions. Mays au second Psalme, ell'est prise en mauvaise part, pour l'attentive et ordinaire pensee des rebelles contre la fidelité deüe a N. S. le Roy Jesus: Pour quoy ont fremi les nations, et les peuples pourquoy ont ilz medité choses vaines? Or neanmoins, par ce qu'en l'Escriture Ste ce mot est pris le plus souvent en bonne part, pour l'attentive pensee qu'on a aux choses saintes pour s'exciter a les aymer, il est maintenant ordinairement tenu pour saint, a esté canonizé par le commun consentement des Theologiens, aussi bien que celuy d'ange et de zele, comm'au contraire, celuy de dæmon et de dol a esté diffamé; si que maintenant, quand ceux qui traittent des choses divines parlent de la meditation, ilz entendent celle qui est sainte, et par laquelle on commence la theologie mystique.

            Saches donq, Philothee, que toute pensee n'est pas meditation: car, quand nous pensons a quelque chose sans aucun dessein de tirer prouffit de nostre pensee, nous faysons une simple pensee, et pour attentive qu'elle soit, elle n'est autre chose que pensee; que si nous pensons attentivement a quelque chose pour apprendre les causes, les effectz, les circonstances, cette pensee est nommee estude; mays quand nous pensons a quelque chose, non pour apprendre et nous instruire, mais pour nous affectionner en icelle, cela s'appelle mediter. Ainsy plusieurs prennent playsir a faire des cogitations sur divers objetz, et sont tous-jours songears et attentifs, et ne sçauroient dire pourquoy; ains, la plus part du tems, ilz sont attentifz par inadvertence, et s'ilz pouvoyent ilz ne feroyent nullement telles pensees, ni n'y prendroyent playsir, qui souvent mesme leur sont desagreables; tesmoin celuy qui disoit: Mes cogitations se sont dissipees, tormentant mon cœur. Plusieurs pensent pour apprendre et devenir sçavans, mays peu de gens meditent. La pensee et l'estude est de tous objectz, mais la meditation, ainsy que nous en parlons maintenant, n'est qu'es objectz la consideration desquelz nous peut rendre meilleurs et plus devotz. La pensee est comme les mousches, qui volent ça et la sur les fleurs sans amour ni dessein; l'estude comme les hanetons, qui mangent les feuilles et les fleurs indistinctement pour en vivre; la meditation comme l'abeille, qui de toutes les fleurs n'en retire que le miel qu'ell'emporte.

            Par la meditation, donques, nous ruminons un objet bon, le [381] remaschant maintefois pour le savourer et en tirer la nourriture interieure. Et c'est pourquoy celuy qui avoit dit: Je mediteray comme la colombe, pour exprimer d'autte façon sa conception il dit: Je repenseray, o mon Dieu, toutes mes annees en l'amertume de mon ame; car mediter n'est autre chose que repenser souvent en une chose pour quelque dessein qui regarde l'affection. Ainsy au Deut. 8. v. 5, Moyse avertit le peuple quil repense en son cœur les graces particulieres que Dieu luy avoit faittes, affin, dit il, que tu observes ses commandemens et que tu chemines en ses voyes, et que tu le craignes; et Dieu luymesme, Jos. 1. v. 8, dit a Josué: Tu mediteras au livre de la Loy jour et nuit, affin que tu gardes et faces ce qui est escrit en iceluy; alhors tu dresseras ta voye et l'entendras. Ce qu'en l'un des passages est exprimé par le mot de mediter, en l'autre il est proposé par le mot de repenser, par ce que la meditation n'est autre chose qu'une pensee reiteree, attentive et entretenue volontairement; et affin qu'on sache que la meditation tend a esmouvoir les affections et a produire les actions, en l'un et en lautre passage il est dit quil faut mediter et repenser en la loy de Dieu pour l'observer. En ce sens l'Apostre nous exhorte, Heb. 12. v. 3: Repenses a Celuy qui a souffert un telle contradiction ou persecution des pecheurs, affin que vous ne vous lassies, manquans de courage; quand il dit repenses, c'est autant comme sil disoit medites, consideres diligemment. Mais pourquoy veut il que nous repensions et meditions en N. Sr qui a tant souffert? Non certes affin que nous devenions sçavans, mais affin que nous devenions patiens comm'il l'a esté. Ainsy le st Psalmiste: O comme ay-je aymé vostre loy, Seigneur! c'est tout le jour ma méditation: on ne peut discerner sil veut dire quil a aymé la loy par ce quil l'a meditee tout le jour, ou sil veut dire quil l'a meditee par ce quil l'a aymee; car l'un'et l'autre suite est bonne. Nous meditons volontier ce que nous aymons, et par la meditation nous prouffitons en l'amour.

            La meditation n'est autre chose que le ruminement mystique, requis pour n'estre point immonde, Levit. 11. v. 3, 4, 5; Deut. 14. v. 4, 5, 6: car si nous recevons les mysteres par la foy, et nous ne les considérons pas attentivement pour nous exciter a l'amour, nous mangeons spirituellement, mais nous ne ruminons pas, et sommes immondes. Or toute la sainte doctrine, dit une des devotes bergeres qui accompagnoyent la celeste Sullamite, ell'est comme un vin prœcieux, digne non seulement d'estre beu par les [382] bergers et docteurs, mais d'estre savouré, et par maniere de dire, masché et ruminé; Cant. 7. v. 9. Ainsy Isaac, Gen. 24, qui estoit un animal net et pur, sortoit devers le soir pour mediter, pour prier ou se retirer en Dieu, pour conferer avec Dieu, pour exercer son esprit en Dieu, pous s'aliener de soy mesme; car les plus sçavans interpretes expliquent ainsy ce passage: Parap. Cald.; Hieron.; Amb., 1. de Isaac, c. 1; Augs, q. 69 in Gen.; Vatablus.

            En la méditation l'ame fait comme l'abeille, laquelle voletant ça et la sur [les fleurs, non a l'adventure mais a] dessein, non pour se recreer……………………………………………….

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...et l'ayant treuvé elle le succe, le tire, le savoure, s'en charge, le reduit en son cœur, met a part ce qu'elle void luy estre plus necessaire, et fait les resolutions convenables pour le tems de la tentation. Ainsy voyes vous es Cantique des Cantiques cette abeille mistique, l'ame royale de cette divine amante, voleter tantost sur les yeux, tantost sur les levres, tantost sur les joues, tantost sur la cheveleure de son Bienaymé pour tirer de tout ce qu'elle y treuve de rare des goustz, des suavités, des contentemens et des passions amoureuses; elle medite en cette sorte, car elle va espluchant et remarquant toutes choses en particulier pour se provoquer al'aymer. Or en cett'action, Philothee, elle parle avec Dieu, elle l'interroge, elle souspire, elle aspire, elle reconnoist la grandeur de Dieu et sa misere propre, ell'admire; et Dieu l'inspire, luy touche le cœur, respand des clartés et lumieres sans fin: si qu'en cette conversation et colloque se commence la ste theologie mistique, car l'homme commence par la a savourer Dieu et a connoistre sa douceur et suavité nompareille.

 

 

(Chapitres III, IV). Du second degre de l'orayson, nomme contemplation

 

            La meditation ne semble avoir qu'une seule difference d'avec l'estude, qui consiste en la fin; car l'estude tend a nous rendre plus doctes, et la meditation a nous rendre plus affectionnés a Dieu. [383] Mays entre la meditation et la contemplation il y a trois grandes differences. Car premierement, nous meditons principalement affin de nous provoquer a l'amour de Dieu, mays nous contemplons par ce que nous aymons; car apres que nous avons treuvé l'amour par la meditation, cet amour nous fait treuver une si grande douceur en la chose aymee, que nous ne pouvons nous saouler de regarder et voir la chose aymee: le desir d'obtenir l'amour nous fait mediter, et l'amour obtenu nous fait: contempler.

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            L'amour presse les yeux a regarder tous-jours plus attentivement, et la veüe presse le cœur d'aymer tous-jours plus ardemment ce Bienaymé.

            Mays qui a plus de force, ou l'amour pour faire regarder ou le regard pour fair'aymer? Certes, egalement. Il est vray que le regard ayant excité l'amour, l'amour ne s'arreste pas es bornes jusques auxquelles le regard l'a poussé, car en ce monde nous pouvons avoir plus d'amour que de connoissance; dont St Thomas asseure que «les plus simples et les femmes abondent en devotion,» et sont ordinairement plus capables de l'amour de Dieu. St Bonaventure, interrogé si une pauvre simple femme pourroit autant aymer Dieu que luy, respondit qu'oüy; dont St Gilles fit un'exclamation admirable, quil faut voir, comm'encor ce que l'abbé de St André de Verceil dit a St Anthoine, qui est es Chroniques, sur ce sujet.

            Mays comme se peut-il faire que l'amour passe la connoissance? car la volonté ne se peut porter qu'aux choses conneües. [384] Il est vray, la volonté ne connoit pas le bien que par l'entremise [de] l'entendement; mais apres qu'elle l'a conneu, elle mesme en sent le playsir, et le playsir la porte plus avant en l'amour: si que en mangeant, l'appetit va croissant. La connoissance est requise a la production de l'amour, car jamais la volonté ne sçauroit aymer une chose qu'elle ne connoist pas, et a mesure que la connoissance croist, nostr'amour s'augmente davantage, sil n'y a rien qui empesche son mouvement naturel. (Cela s'entend pourveu que ce soit une connoissance attentive, car les autres connoissances ne font rien sur la volonté, sinon peut estre la delecter en elles mesme). Mays pourtant il arrive souvent que la volonté esmeüe par la connoissance passe plus avant, et par le propre playsir qu'elle ressent d'estre appliquee a son object aymable elle s'avance extremement en l'amour; n'ayant plus besoin pour cela de l'action [de] l'entendement, ains seulement de la force du sentiment qu'ell'a de son bien, duquel l'union l'attire puissamment a soy par la propre jouissance. Ne voyons nous pas, Philothee, que la cholere esmeüe par la connoissance de quelqu'injure fort legere, si promptement elle n'est bridee, elle passe tout outre et devient infiniment plus grande que le sujet ne requiert? La connoissance donne la naissance aux passions, mais non pas la mesure. Ammon se meurt pour Thamar: comment est ce que cest amour a pris un tel accroissement? Ce n'est pas par la connoissance, sans doute, car il ne l'avoit point excessivement admiree; que si l'entendement fut allé de pair avec la volonté, a mesme que la volonté estoit transportee a cett'extremité d'amour, l'entendement eut esté transporté en l'extremité de l'admiration. La crainte estant esmeüe par l'apprehension de quelque mal futur et evitable, comme croist elle! quelle mesure luy peut on donner? ni a la tristesse, ni a l'esperance. Ainsy donques, l'amour en ce monde ne suit pas tous-jours la connoissance, ains la laisse bien souvent en arriere et s'avance sans [385] mesure ni limite quelcomque devers son object, principalement quand l'object est infiniment aymable.

            Adjoustes que nous autres Chrestiens n'appliquons pas nostre volonté par la connoissance du discours, ni de la doctrine et science, mais par la connoissance de la foy, laquelle nous asseurant de l'infinité de la bonté divine, nous donne asses de mouvement pour nous la faire aymer de tout nostre pouvoir, encor que nous n'en ayons que cett'obscure mais certaine connoissance. Et comme nous voyons que l'on creuse et fouit la terre pour treuver les minieres d'or et d'argent avec une peyne fort grande, employant une peyne presente et effectuelle pour un tresor esperé, et qu'une connoissance de simple conjecture nous met en un veritable travail, puis a mesure que nous en treuvons nous en cherchons tous-jours davantage et nous eschauffons davantage, ainsi, a mesure que nous aymons nous allons croissans en amour. Un bien petit sentiment esmeut et eschauffe la meute a la chasse et poursuite de la beste; ainsi une connoissance obscure et environnee de beaucoup de nuages, comm'est celle de la foy, nous eschauffe infiniment, et un'obscure connoissance nous donne un amour extremement grand. O combien est il vray, ainsy que st Augustin s'escrie, que «les indoctes ravissent les Cieux,» tandis que plusieurs doctes perissent en enfer!

            A vostre advis, Philothee, qui connoist mieux la bonté du vin: ou le medecin absteme qui n'en beut onques, ou le gromeur et taste vin de Greve? Celuy-la, sans doute, en sçait plus par discours, et celluy ci par experience. Mays qui l'ayme plus? qui l'estime plus? Indubitablement celuy ci, qui, le savourant et experimentant sa douceur, sa force res-jouissante, a un certain motif pressant pour le bien aymer. Qui ayme plus la lumiere et qui l'estime plus: ou celuy qui estant né aveugle et n'ayant jamais joüy des effectz de cette noble clarté sçauroit neanmoins tous les discours qu'en font les Philosophes et toutes les louanges que les sçavans luy donnent, ou celuy qui avec une veüe bien claire sent et ressent l'aggreable splendeur d'un beau soleil levant? Celuy-lâ, certes, en a plus de science, celui [ci] plus de jouissance; celuy [la] en a une certaine connoissance morte, ou pour le moins languissante, celuy ci une connoissance vive, animee, et qui respand dans le cœur un amour fort affectionné. C'est pourquoy, apres que la connoissance de la foy nous a provoqué [386] au commencement de l'amour, la connoissance de l'experience, par laquelle nous goustons, touchons et voyons la bonté de Dieu sous la conduite de l'amour, produit en nous un autr'amour plus grand; puis cet amour un goust plus excellent, et ce goust un amour plus eminent. Et comme l'on void sous les effortz des vens les vagues s'entrepresser l'une lautre et s'eslever plus haut, comm'a l'envi, par le rencontre l'une de lautre, ainsy l'amour aiguise le goust et le goust affine l'amour. Ceux qui me goustent auront encor faim, et ceux qui me boivent auront encor soif. Qui goustoit plus Dieu, ou le bon Guillaume Ocham, que quelques uns ont estimé le plus subtil des mortelz, ou Ste Cath. de Genes ou Ste Angele de Foligni, pauvres et simples femmes? Celles ci le connoissoyent par experience, celuy la par science: or la connoissance de l'experience est celle la principalement qui excite l'amour.

            C'est la doctrine de St Thomas, 1. 2. q. 27. a. 2. ad 2, ou il apporte un'instance inevitable: Nous aymons, dit-il, extremement les sciences avant que de les sçavoir, «pour la connoissance sommaire et confuse que nous en avons;» «il en faut,» dit il, «dire de mesme de l'amour de Dieu.» La connoissance de la bonté applique la volonté a l'amour, mais despuis que l'amour est en train, il va par apres croissant par le playsir quil reçoit et ressent, sans qu'il soit besoin d'autre persuasion ni connoissance. La connoissance du bien le fait naistre, mais estant nay il vit et croist par la delectation qui l'attire et luy donne force; ainsy que nous voyons es petitz enfans, auxquels il faut de la persuasion pour leur faire recevoir dans leurs bouches le miel et le sucre, mays despuis quilz l'ont tasté et senti la douceur, ilz l'ayment esperdument.

            Il faut pourtant bien advoüer que quand non seulement la volonté est delectee par son object, mais que l'entendement eh connoist la bonté plus parfaitement, la volonté est bien plus fortement portee et attachee; car ell'est poussee et tiree tout ensemble a son objet, poussee par l'entendement, tiree par la delectation: et partant, «si l'homme» sçavant, dit St Th., 2. 2. q. 82, a. 3. ad 3, «sousmet parfaitement son sçavoir a Dieu, par cela mesme la devotion en est augmentee;» tesmoignant [que] la science n'est point contraire de soymesme, ains est utile a la devotion, et quand elles sont jointes ensemble elles s'entr'aydent admirablement. Mays il arrive pourtant fort souvent que la science, par nostre misere, empesche la naissance de la devotion dedans nos cœurs; d'autant que la science emfle et enorgueillit l'homme, et l'orgueil est ennemi capital de toute vertu, mais particulierement de la devotion. L'eminente science des Cyprians, Augustins, Hilaires, Chrisostomes, Basiles, Gregoires, [387] Cyrilles, et du mesme St Thomas, a sans doute infiniment, non seulement illustré, mais affermi leur exquise devotion; comme reciproquement leur devotion à extremement rehaussé et perfectionné leur science. Ce n'est donq pas par nature mays par accident, a cause de nostre vanité, que la science empesche la devotion.

 

 

(Chapitres V, VI). Ceci appartient au chapitre de la contemplation

 

            L'amour estant parvenu a la contemplation et au regard simple de Dieu, fait ce regard en l'une des deux façons. Ou bien il regarde seulement en general la bonté divine qui occupe son cœur, sans penser nullement aux autres attributz, c'est a dire aux autres grandeurs; comme si un homme arrestoit sa veiie sur le beau teint de son espouse sans estre attentif ni aux traitz ni au reste de la grace de son visage, et lhors il regarde tout le visage, car le teint estant respandu sur tout son visage, on ne le peut regarder qu'on ne voye tout, quoy qu'on ne soit pas attentif a tout: ainsy le cœur regarde la bonté divine, et bien qu'il voye en cette bonté la justice, la puissance, la sapience, il n'est neanmoins attentif qu'a la seule bonté.

            D'autrefois, il regarde plusieurs attributz et est attentif a les regarder, mais comme d'une veüe totalement uniforme et sans distinction; comme celuy qui regardant l'espouse d'un seul trait d'œil quil feroit, passant sa veue des la teste jusques aux pieds, n'auroit rien regardé distinctement, quoy qu'il auroit tout veu attentivement, et ne sçauroit dire autre, ni quel carquant ni quelle robbe elle porte, ni quelles bagues, ni quelz yeux, ni quelle bouche, ni quelles mains, ains sçauroit seulement dire que tout est beau et qu'ell'est toute belle: car ainsy on regarde la toute puissance, la toute justice, la toute sagesse de Dieu, non point distinctement, mays d'une simple veüe qui tire son regard d'un seul trait sur ces attributz, sans nulle interruption; et neanmoins ne sçauroit dire rien en particulier, ains seulement en general que tout est bon, quil [388] est tout beau, quil est tout desiderable, ainsy que Dieu mesme fit au commencement du monde: car il vid la bonté de tout ce quil faysoit separement et qu'un chacun ouvrage estoit bon; puis, d'un seul trait de son regard, il vid que tout estoit tres bon.

            Autrefois, on ne regarde pas ni un seul attribut, ni tout ensemble, mays une seule action ou un seul ouvrage de Dieu, et on demeure attentif a cela; comm'en l'acte de bonté par lequel il pardonne les pechés, et lhors on dit: Vous estes bon, Seigr, et en vostre bonté apprenes moy vos justifications.

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(Chapitres VII-XI). De l'orayson de recueillement et de quietude

 

            Celuy, dit la m. Therese, en la 4. dem. c. 3. fol. 63, qui a laissé par escrit que l'orayson de recueillement est comme quand un herisson ou une tortue se retire au dedans de soy, l'entendoit bien; hormis que ces bestes ci rentrent dedans soy quand elles veulent, mais le recueillement ne gist pas en nostre volonté, mais seulement quand il plait a Dieu de nous faire cette grace. Car on n'entend pas parler de ce recueillement que tous ceux qui veulent prier doivent faire, rentrant en eux mesme comme l'enfant prodigue, et retirant par maniere de dire l'ame dedans le cœur pour parler a N. S.; mais d'un recueillement qui se fait, non par le commandement de l'amour, mais en vertu de l'amour: c'est l'amour qui le fait luy mesme, et ne le fait pas faire.

            Or il se fait ainsy. Nostre Seigneur fait sentir a l'ame quil est dedans elle, par une certaine suavité dont il la touche; il respand un certain bien imperceptible dedans le cœur, lequel en estant touché, les puissances, voire mesme les sens de l'ame, par un certain secret consentement se retournent du costé de cet interieur ou est le doux, suave et bienaymé Espoux. Car tout ainsy que les nouveaux esseims et jettons d'abeilles, lors qu'ilz veulent fuir et changer païs, sont revoqués et rappellés, ou par le son que l'on fait en battant doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin doux et emmiellé, ou par la senteur des herbes odorantes, en sorte qu'elles entrent par telz allechemens dedans les ruches; de mesme N. Sr, ou par une douce voix quil fait dans le fin fons du cœur, ou par [389] certaine speciale suavité quil y produit, il rappelle et ramasse les facultés de l'ame, et les amorce pour penser a luy.

            Il n'est rien de si naturel au bien que d'unir et attirer a soy. Nostre ame va ou est son amour et son tresor; que si elle sent son tresor au dedans de soy, elle se ramasse toute en soymesme et retire a soy toutes ses facultés pour le mieux posseder et savourer. Les facultés estant donques esparses et dissipees en varieté d'occupations exterieures, ne, retourneroyent jamais d'elles mesmes au dedans de l'ame si elles n'avoyent quelque sentiment que le Bien-aymé y est: elles le cherchent, et ne s'apperçoivent pas quil est au milieu d'elles, mays il leur parle, il leur dit que c'est luy, et soudain elles se retournent a luy. Ou bien il respand quelques odeurs de ses vestemens qui les advertit de sa presence; et tout a coup elles se ramassent au tour de luy, comme qui mettroit un morceau d'aymant au milieu de plusieurs eguilles, il verroit que soudain toutes les pointes de ces eguilles se retourneroyent du costé de cet aymant bienaymé et se viendroyent joindre et attacher a luy: car ainsy, quand par quelque sorte de douceur ou de sentiment interieur nostre Seigr fait appercevoir sa presence au milieu de l'ame, toutes les facultés retournent leurs pointes de ce costé la pour se venir joindre a luy. Les fleurs de la flambe ou du glay, tant blanches que bleues, se ferment a la lueur du soleil; c'est, comme je pense, pour posseder et mieux recueillir sa chaleur vitale qu'elles sentent au milieu d'elles: ainsy les ames qui sentent en leur fond la lueur et chaleur du St Esprit, pour en jouir se ramassent en elles mesmes.

            O Dieu, dit St Augustin, ou vous allois-je chercher, Beauté infinie! car «vous esties dedans moy;» et les pelerins d'Emaus sentoyent les effectz de la presence de Celuy quilz pensoyent estre absent, et leurs facultés se ramassoyentau dedans: Nonne cor nostrum ardens erat in via? Il leur touchoit le cœur, et a cet attouchement ilz s'eschauffoyent interieurement. Ainsy Magdeleyne va cherchant le Sauveur, et estant proche de luy quant au lieu, toutes ses affections estoyent esparses a le chercher ça et la autour du monument; mays soudain que le Sauveur luy fait sçavoir sa presence par le seul mot: Maria, toute son ame esparse se ramasse a ses pieds par un'autre parole: Rabboni. Le seul nom de Marie prononcé la fait toute presente; ses [390] facultés estoyent absentes du Sauveur qui luy estoyt present, par ce qu'elle ignoroit sa presence, laquelle soudain quil luy fait entendre, ses facultés retournent et embrassent cette chere presence: cette douce voix rappelle l'ame a soy. Quel bonheur, Philothee, quelle suavité de sentir Dieu au milieu de son ame! Quand le tressaint Sacrement est dedans nous, et que par la tressainte foy et meditation nous apprehendons vivement la veritable et admirable presence de ce divin Espoux, il nous ramasse fort souvent a soy et retire toutes nos facultés: Revertere, revertere, Sulamitis; il nous attire par le miel de sa sapience comm'un autre Salomon autour de son trosne. Il ne se peut dire combien alhors l'ame se fasche de sortir hors de soymesme, par ce qu'ell'a au milieu de soy son Bienaymé; c'est pourquoy elle voudroit n'avoir ni des yeux, ni des aureilles, ni les autres sens exterieurs, par lesquels, comme par des portes ouvertes, il semble que les facultés sortent et s'en vont hors de l'ame; elle diroit volontier comme St Pierre: O qu'il est bon que nous soyons icy; Je tiens Celuy que mon ame ayme, je le tiens et ne le quitteray point.

            Or ce recueillement, comme vous voyes, se fait par la douceur dont nostre cœur est touché, sentant en quelque sorte la presence de son bien au milieu de soy; c'est pourquoy il se fait doucement, par une aggreable inclination, par un doux retour, par une delicieuse retraitte que le playsir interieur fait faire aux facultés, et ne treuve rien qui l'exprime mieux que la retraitte des abelles qui se fait par la douce amorce [de] l'odeur du vin emmiellé. Car ainsy, Dieu respandant dedans le cœur le vin, plus doux que le miel, de son st amour, et en faysant sentir l'odeur a nos facultés, vous les voyes, par cet aymable attrait, rentrer dedans le cœur comme dedans leur ruche, doucement et delicieusement.

            Imaginés vous, Philothee, la tresste Vierge nostre Dame, lhors qu'ell'eut conceu le Filz de Dieu son uniqu'amour. L'ame est plus ou ell'ayme qu'ou ell'anime: et ou estoit le Bien Aymé de cette Bienaymee, sinon dedans ses entrailles, dans ses flancz? c'est pourquoy toute son ame estoit ramassee dedans elle mesme, et a mesure que la divine Majesté s'estoit, par maniere de dire, restressie et appetissee dedans son ventre virginal, son ame aggrandissoit et magnifioit son infinie bonté, son esprit tressailloit en Dieu son Sauveur, c'est a dire en ses entrailles, ou Dieu estoit. Son Bienaymé estoit tout a elle, et elle toute a luy; et elle n'eslançoit pas ses [391] facultés bien loin, ains les ramassoit et recueilloit en elle mesme, puisque son Bien Aymé estoit dedans son cœur, en sa propre poitrine, entre ses mammelles. C'est cela que quelques uns appellent introversion, c'est a dire retour de l'ame en soymesme et au dedans de soy mesme, y appercevant le St Esprit qui l'attire insensiblement par des attraitz secretz mais delicieux, dont il appelle ses puissances et les rameyne en dedans comme les repliant sur elles mesme.

            Or l'ame estant ainsy toute retiree, concentree, recueillie et ramassee en elle mesme autour de son Bienaymé qu'elle y sent, ou elle opere de l'entendement, considerant la beauté et la bonté de ce divin object, ou de la volonté, l'embrassant amoureusement par les pieds, comm'une autre Magdeleyne; et lhors se fait une contemplation d'ardeur et de certaine sorte de ferveur comme quasi d'empressement, qui remue toute l'ame a se serrer et presser au tour de son Bienaymé, comme feroyt un'espouse, laquelle inopinement auroit treuvé son espoux en sa chambre, revenu de quelque long voӱage. O Dieu, comme seroit elle esmeüe! quel accueil amoureux! quel empressement de caresses, sans ordre ni methode! car l'amour surpris de quelque grand contentement perd ordinairement contenance et semble un peu hors de soymesme.

            Tel fut celuy de Magdeleyne lhors qu'ell'aborda N. Sr chez le Pharisien: elle ne cesse de bayser, de pleurer, de laver, de torcher, d'oindre; sa poitrine semble une mer agitee d'amour, ce ne sont que vagues de souspirs, de sanglotz, de pantelemens. Telle fut la sainte Sulamite au commencement de ses passions: elle veut avec un empressement admirable quil la bayse, quil l'embausme de son nom, quil la tire par ses parfums, quil la meyne en ses celliers a vin. Et un'autre fois, o Dieu, Philothee, quell'agitation de cœur tesmoigne elle! J'entens, dit elle, la voix de mon Bienaymé; le voicy quil vient cettuy ci, saultant es montaignes, outrepassant les collines; il est semblable au chevreul et au petit cerf. Le voyci quil est derriere nostre paroy, il regarde par les fenestres, il guette par le treillis; hé, le voyla ce Bienaymé quil me parle. Voyes un peu comm'elle bouillonne en varieté d'affections: la voix de mon Bienaymé, il est es montaignes, il passe les collines, il est icy a nos murailles, il est aux fenestres, il regarde; hé, voy le cy quil me parle! Voyla bien des affaires, o [392] Ste Sulamite, en un seul moment. C'est la ferveur que la rencontre du Bienaymé excite en nous.

            Telles sont les ferveurs du grand St Augin en ses Confessions; ou vous voyes fort souvent des souspirs, des exclamations et des traitz amoureux dont l'un n'attend pas l'autre, mais semblent a une girandole de feus artificielz qui jettent de toutes pars des flammes: car ainsy, en cette ferveur, l'ame jette un meslange et confusion d'actions et passions amoureuses, sans autre methode que celle que l'empressement lui suggere, qui est de se haster et ne tenir aucune methode. Quelquefois mesmement l'ame en cette ferveur fait plusieurs commencemens de sentences et n'en acheve point, oubliant, laissant la fin de celle qu'ell'a commencé pour ne point retarder le commencement d'un'autre, luy estant advis qu'elle n'aura jamais asses dit; et par une sainte precipitation elle met quelquefois la fin devant le commencement: comme l'on void en tout le Cantique des Cantiques et en cent endroitz des Pseaumes.

            Oyes, Philothee, cette Ste Sulamite: elle veut d'abord bayser son Espoux avant que l'avoir mesme salué, elle ne fait point d'avant propos. Mays ayes compassion a sa passion, ell'est transportee d'amour: c'est pourquoy elle s'excuse en disant que le vin des mammelles, ou les mammelles, c'est a dire les amours, plus fortz que le vin, l'ont enivree. Il luy faut pardonner si elle commence sans methode, car l'amour n'en a point d'autre que l'ardeur. «Peut estre sortoit elle des-ja,» dit St Bernard, «de la cave en laquelle elle se glorifie apres d'avoir esté introduitte. Est elle ivre? sans doute,» ivre d'amour; elle n'use point de ceremonie, elle ne fait point d'artifice, elle ne considere point la majesté de son Amant, elle parle d'abord, qu'il la bayse.

            La ferveur s'appelle ferveur pour cela, dautant qu'elle pousse ses bouillons sans ordre ni mesure, comme la liqueur que le feu fait bouïllonner, et partant est comparee a l'ivresse: Ilz seront enivrés de l'abondance de vostre mayson, et les abbreuverés du torrent de vostre volupté. Ainsy Anne, mere de Samuel, estant en sa ferveur, faysoit une contenance qui la faysoit sembler ivre a Heli. Cette ferveur est representee par celle du moust qui boillonne dedans son tonneau, ainsy qu'Eliu le dit en Job, 32, v. [18,] 19: Je suis tout plein de paroles, dit il, et l'esprit de mes entrailles me presse; voyci que [393] mon ventre est comme du moust qui n'a point de respirait, qui romp les tonneaux pour neufs quilz soyent.

            Mays ce recueillement ne se fait pas seulement par ce sentiment de la presence de Dieu au fond de nostre ame lhors que les puissances se recueillent autour du Bienaymé, ains aussi quand nous nous mettons en la presence de Dieu en quelle façon que ce soit. Il arrive que quelquefois cette Bonté celeste nous envoye certaine douceur qui nous fait resserrer en nous mesme et ramasser nos puissances au dedans de nous, affin que de toute nostre ame nous adorions nostre Souverain, lequel nous est proposé hors de nous, soit au Ciel, soit en la terre. Ce qui nous fait ainsy recueillir c'est une certaine reverence sensible qui saysit nostre cœur, comme nous voyons que, pour distraitz que nous soyons, si nous sçavons que le Roy nous regarde, nous rentrons en nous mesme pour nous bien tenir en sa presence avec le respect convenable. Ainsy les grans princes mesme ramassent plus soigneusement leurs barons et chevaliers quand ilz doivent estre en la presence de quelqu'autre grand prince; et comme le soleil, par sa veue, fait recueillir en soymesme les flambes, les touchant seulement de son rayon: car ainsy Dieu touchant d'un trait de ses inspirations les cœurs qui le regardent et se mettent en sa presence, il les ramasse et recueille tout en eux mesme, pour estr'attentifs a Dieu. Et quand l'ame reçoit souvent ce bonheur, que Dieu luymesme la ramasse et recueillit ses facultés pour estre attentive a sa divine Majesté, on appelle cela l'estat de recueil ou recueillement. Le recueillement c'est comme les ouistres et meres perles, qui, ayant receu les goustes du ciel, lafraiche rossee du matin, se resserrent pour la conserver non meslee, et pour l'ayse qu'elles ressentent d'appercevoir cette fraicheur si douce, et ce germe que le ciel leur envoie.

            Et je connois un'ame dedans laquelle si tost que l'on jettoit quelque parole de l'amour de Dieu, soit qu'elle se confessast, soit encor hors de confession, on voyoit qu'elle rentroit si fort en soymesme qu'ell'avoit peyne d'en sortir pour parler et respondre; de sorte mesme que tout son exterieur demeuroit comme destitué de vie, et tous ses sens sans action et comm'engourdis.

            Quelquefois, l'ame estant ainsy toute ramassee en elle mesme, ou [394] devant Dieu, si elle se represente Dieu hors d'elle mesme, ou autour de Dieu, si elle se le represente et le sent dedans soy mesme, ell'entre en une si grande paix, en un repos si tranquille, et ressent un'attention si delicate, si amiable et si douce, quil semble que son attention ne soit presque pas attention, tant ell'est presqu'imperceptible et exercee delicatement. Et c'est cela, a mon advis, que la B. vierge Therese appelle «orayson de quietude,» et qui ressemble a cet exercice d'amour que mesme les amans humains font, lhors que, ne parlans point a la personne qu'ilz ayment, ilz se contentent d'estre au lieu ou ell'est, proche d'elle, prenans simplement playsir a cette presence, sans discourir ni sur la beauté ni sur les perfections de l'object aymé, assovis, ce semble, et satisfaitz d'estr'aupres d'iceluy, savourans cette seule presence, non par aucun discours, mais par une tres simple attention quilz ont a cette presence, en laquelle ilz ont leur contentement et repos. Voys la ste Sulamite es Cantiques, comm'ell'est doucement sommeillante, attentive, avec une suavité nom pareille, a la presence de son Espoux: Mon Bienaymé est un bouquet de mirrhe pour moy, il demeurera entre mes mammelles; elle se contente de [le] sçavoir la ou mesme elle ne le peut voir, ains seulement sentir. Voyes comm'elle dit ailleurs; Mon Bienaymé est a moy et moy a luy, qui se paist entre les lys, tandis que le jour aspire et que les ombres s'inclinent; elle le laisse paistre, et se contente de sçavoir quil est la pour elle et elle pour luy. C'est ce « sommeil des puissances» dont parle la M. Therese, par lequel les facultés de l'ame sont totalement sans action, hormis la volonté, laquelle pourtant ne fait autre chose que recevoir le contentement de la presence du Bienaymé, demeurant tout'accoisee et satisfaite et assovie: assovissement et satisfaction neanmoins qu'elle n'apperçoit point, mais dont elle jouit en une certaine façon imperceptible; car elle ne pense point a son contentement ni a son bonheur, ains seulement a la presence de son Bienaymé, qui est la source de son contentement: comme il arrive quelquefois qu'un leger sommeil nous surprenant, nous entr'oyons seulement ce que ceux que nous aymons disent aupres de nous, ou ressentons quelque sorte de caresses qu'ilz nous font, ainsy quil arriva a la tressainte Sulamite quand elle disoit: Je dors, mays mon cœur veille; voyla que mon Bienaymé me dit: Sus, leve toy.

            Or, l'ame qui est en ce doux sommeil et qui n'a que la seule simple attention delicieuse de son Espoux, ne voudroit jamais partir de la, ni changer ce repos, non pas mesme au plus grand bien de ce monde. Et jamais elle ne connoist le contentement dont elle jouït, sinon quand on le luy veut oster, ou que quelque chose l'en [395] destourne; car alhors, par une douloureuse separation ou interruption de cette si grande suavité, elle commence a s'appercevoir du grand playsir qu'ell'avoit a son attention et en cette prætieuse presence, laquelle elle possedoit simplement, sans y penser ni faire reflexion, par le seul contentement et satisfaction de sa volonté. Alhors il arrive que l'ame fait des plaintz, crie, voire pleure, tout ainsy que fait un petit enfant, lequel, si on l'esveille avant quil ayt achevé son sommeil, en s'esveillant crie, gemit et pleure; et bien quil ne sentit pas en dormant le bien quil recevoit du sommeil, neanmoins il le tesmoigne asses par la douleur quil ressent de son reveil præcipité, involontaire et contraint: que si on l'eut laissé assovir de sommeil, il se fut reveillé joyeux et sans pleur. Dont ce divin Berger adjure les compaignes de sa pudique Bergere, par les chevreulz et cerfs des chams, qu'elles n'esveillent point sa bienaymee jusques a ce que d'elle mesme elle s'esveille et qu'elle le veuille.

            Telle estoit la quietude et le sommeil amiable de la tressainte Magdeleyne, quand assisse aux pieds de son Maistre elle escoutoit sa sainte parole. Voyes, Philothee, comm'ell'est tranquillement assisse et en quietude: elle ne dit mot, elle ne souspire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Et que fait elle? ell'escoute seulement les paroles de son Bienaymé. Marthe murmure, Marthe passe et repasse dedans la salette tout'empressee; Magdeleyne n'y pense point, elle demeure la, recevant la mirhe odorante que nostre Seigr luy instille goute a goute dedans le cœur; dont l'Espoux sacré, jaloux de l'amoureux sommeil de cette espouse, ne veut point que Marthe l'eveille, comme sil luy eut dit: N'esveille point ma bienaymee jusques a ce qu'elle le veuille.

            N'aves vous jamais veu (et j'emprunte cette similitude d'une des plus grandes Sulamites de cet aage, la mere Therese), ou n'aves jamais pris garde, ma chere Philothee, aux petitz enfans, qui, s'attachans a la mammelle de leur mere, grommelent au commencement, succent ardamment, pressent des levres et serrent si fort le sucheron et tetin, que mesme ilz font douleur a leur mere. Mais [396] apres que la fraicheur du lait a aucunement appaysé la chaleur appetissante de leur petite poitrine, et que les douces vapeurs quil envoye au cerveau commencent a les endormir, Philothee, vous les verries fermer leurs petitz yeux tout bellement et ceder au sommeil, sans quilz facent plus aucun'autre action que celle d'un lent et tendre mouvement des levres, avec lequel ilz succent et avalent imperceptiblement le lait, sans y penser certes, mais non pas sans playsir, car si [on] leur oste ce bien ilz s'esveillent et pleurent amerement; si que tesmoignans de l'aigreur en la privation, ilz font asses connoistre qu'ilz avoyent de la douceur en la possession. Il en est de mesme de l'ame qui est en repos et quietude par la presence de Dieu: elle succe presqu'insensiblement la douceur de cette jouissance, car elle ne discourt point, elle n'opere point par aucune faculté de son ame, sinon par la seule volonté, laquelle estant la bouche par laquelle entre le contentement et la delectation interieure, elle remue doucement et presque sans remuement, sucçant le bien de cette presence. Que si on incommode ce cher enfant, et que, par ce quil semble endormi, on veuille luy oster le testin, il monstre bien alhors quil ne dort pas pour ce regard, quoy quil dorme pour tout le reste; car il apperçoit le mal de cette privation, qui tesmoigne bien quil savouroit le bien de la jouissance. La B. M. Therese ayant tesmoigné de treuver cette similitude propre, je l'ay ainsy voulu estendre.

            Les peintres peignent presque tous-jours le bienaymé St Jean, en la cene, non seulement reposant, mais dormant dans le sein de N. Sr. Certes, Philothee, il n'y dormit pas du sommeil naturel, car il n'y a pas de l'apparence; et quand il dit quil estoit couché ou panché au sein de son Maistre il ne veut nullement dire quil y fut gisant et dormant, ains seulement quil estoit assis en sorte qu'il estoit contorné devers le sein de son Maistre, selon la coustume des Levantins. Mays je pense bien pourtant quil y fit un grand sommeil mistique, et quil fut comme un enfant d'amour, attaché au tetin de sa mere, qui en dormant suce le lait et dort en suçant. O Dieu, Philothee, quil estoit heureux, ce divin enfant, de dormir dans le sein de son Pere, lequel aussi, le jour suivant, le recommanda comm'un enfant de lait a sa Mere! Il vaut mieux dormir dans le sein de Dieu que de veiller par tout ailleurs.

            Or cett'orayson de quietude se fait ainsy: l'ame ayant ramassé ses puissances et sentant qu'ell'est unie avec son Espoux, elle n'a [397] plus sujet de s'empresser, car ell'a treuvé Celuy que son cœur ayme, elle n'a plus a faire que de dire: Je le tiens et ne l'abandonneray point. Elle ne luy demande rien, car elle ne veut que luy qu'ell'a treuvé; elle ne cherche plus rien, car ell'a treuvé Celuy qu'elle cherchoit; elle ne s'amuse pas a discourir par l'entendement, par ce qu'elle void d'une veüe simple et si douce son Bienaymé, que le discours la divertiroit et mettroit en travail: et mesme quelquefois elle ne le void point par l'entendement, et ne se soucie point de le voir, se contentant de le sentir par le seul ayse de la volonté, comme la Ste Vierge, qui ayant N. S. en son ventre, le sentoit sans le voir, ou comme Ste Elizabeth qui, sans le voir, jouissoit du fruit de sa presence en la Visitation. (Ces deux exemples sont admirables et les faut bien faire valoir.) Elle n'a pas besoin de la memoire, car ell'a present son object; elle n'a pas besoin de l'imagination, car qu'est-il besoin de s'imaginer celuy que l'on a en presence reelle? Car imaginer n'est autre chose que se representer une chose en image, quoy qu'image interieure, et celuy qui a le cors n'a pas besoin de regarder l'image, ains l'image luy seroit une diversion. Si que la seule volonté est celle qui doucement et suavement attire, comm'en tettant, le contentement de cette presence.

            Les abeilles font quelquefois des seditions et mutineries entr'elles, par lesquelles, si leur garde n'y avise, elles s'entretuent et se desfont les unes les autres: le remede a ce desordre c'est de jetter emmi ce petit peuple effarouché, du vin emmiellé, car les abeilles sentant cette douceur s'appaysent, et s'amusant a la jouissance d'icelle demeurent accoysees. Ainsy, lhors que Dieu jette dedans nostr'ame la suavité de sa presence, son vin res-jouissant le cœur de l'homme, emmiellé de cette douceur incomparable, toutes les facultés de l'ame demeurent accoysees, bien que la seule volonté, comme l'odorat spirituel, demeure occupee, sans action, au sentiment de ce celeste playsir.

            Or en cette tranquillité il arrive quelquefois une tentation subtile: car si l'esprit a qui Dieu la donne est grandement actif, fertile et foisonnant en considerations, ou qui ayme grandement sentir ce quil fait et retourner sa veue sur soymesme, pour se voir et reconnoistre son avancement ou savourer son contentement... Car il y a des espritz de cette condition, qui veulent tout voir et sçavoir ce qui se passe en eux, et ne se contentent pas de savourer le bien silz ne savourent encor le contentement; et, [par] maniere de dire, encor quilz soyent contens, il leur est advis quilz ne le sont pas s'ilz ne sentent le contentement d'estre contens, et sont comme ceux qui, se sentans bien vestus contre le froid, ne penseroyent pas l'estre [398] silz ne contoyent combien de robbes ilz portent, ou comme ceux qui, estantz bien rassassiés ou desalterés, ne seroyent pas contens silz ne sçavoyent la quantité et qualité de ce qu'ilz ont beu et mangé.

            Alhors ces espritz volontairement quittent la paix et tranquillité quilz ont en la presence de Dieu, pour voir comm'ilz sont en cette presence, et quittent l'attention qu'ilz doivent avoir a Dieu pour se regarder eux mesme. O Dieu, Philothee, quilz font une grande faute! car ilz troublent volontairement le doux repos que Dieu leur avoit donné, et en lieu de s'occuper en l'amour de Dieu ilz s'occupent en l'amour d'eux mesme; en lieu de se tenir attentifs a Dieu ilz sont attentifz a eux mesmes, et ne se tenant plus a Dieu qui les contentoit, ilz s'attachent au contentement quil leur donne: comme si un esclave que le roy auroit attaché a soy par une chaisne d'or pour le sauver, en lieu de considerer la bonté de ce prince consideroit la valeur de la chaisne. Il y a bien de la difference, Philothee, entre aymer Dieu qui me donne du contentement et aymer le contentement que Dieu me donne.

            L'ame, donq, qui est si heureuse d'avoir treuvé la paix et quietude amoureuse en Dieu, se doit abstenir tant qu'elle peut de se regarder soymesme ni son contentement, car elle le perdra en l'aymant, et le conservera en le negligeant pour ne point quitter la source d'ou il provient. Et comme l'enfant, si pour quelque occasion avoit levé sa teste du giron de sa mere pour voir ou il a les pieds, y retournerait soudain, ainsy faut il que nous estans ainsy distraitz par cette curiosité de sçavoir ce que nous faysons, nous remettions soudain nostre cœur en cette douce et paysible attention que nous avions a la presence de Dieu. Mays pourtant il ne faut pas croire qu'il y ait peril de perdre cette sainte quietude par les actions ni du cors ni de l'esprit qui ne se font point par legereté ni par indiscretion; car il faut croire la B. M. Therese, laquelle estime que c'est superstition d'estre si jaloux de cette quietude que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, pour la mieux conserver: car, certes, Dieu qui donne cette paix ne l'oste pas pour telz mouvemens exterieurs, non, ni mesme pour les distractions et evagations involontaires de l'esprit; car la volonté estant une fois bien amorcee ne laisse pas de savourer le fruit de cette quietude, quoy que l'entendement ou la memoire s'eschappent.

            Et alhors, la paix sans doute n'est pas si grande comme si l'entendement et la memoyre conspiroyent, mais elle ne laisse pas d'estre vraye paix, puisqu'ell'est en la volonté, reyne de toutes nos facultés. Nous avons veu un'ame extremement attachee a Dieu, [399] avoir neanmoins eu l'entendement tellement libre, qu'ell'entendoit fort distinctement ce qui se disoit autour d'elle et s'en resouvenoit, bien que toutefois il luy fut impossible de pouvoir respondre ni de se desprendre de Dieu; auquel ell'estoit occupee par l'application de la volonté en telle sorte, qu'elle ne pouvoit estre retiree de cette douce occupation sans une douleur extreme qui la provoquait au gemissement: et semble que ce fut comm'un enfant qui, ayant la bouche au tetin de sa mere, pourroit voir, ouïr et mesme remuer les bras pour prendre quelque chose, sans toutefois se desprendre du sucheron, ni cesser de tetter.

            Neanmoins, l'ame qui est en cette quietude voudrait bien n'estre point distraitte; sa paix serait bien plus douce si on ne luy faysoit point de bruit au tour, si elle n'avoit nul sujet de se remuer ni quant au cors ni quant au cœur: car en fin toute l'ame prend contentement a cette presence, et partant elle y voudrait estre toute; mais ne pouvant quelquefois empescher quelque sorte de divertissement, au moins conserve elle la paix en la faculté par laquelle elle la reçoit, qui est la volonté. Volonté laquelle n'a garde de se fascher de la distraction des autres facultés, car a mesure qu'elle voudrait avoir soin de les empescher et se fascheroit de leur divertissement, elle se divertirait elle mesme de son objet, perdrait son contentement, et en lieu de la quietude aupres de Dieu, elle se mettrait a la course apres les autres puissances, lesquelles aussi bien elle ne sçauroit ramener plus puissamment que perseverant en sa paix, alaquelle petit a petit en fin les autres reviennent par la douceur que la volonté reçoit, delaquelle elle leur communique certains ressentimens, comme des odeurs, qui les attirent au retour.

            Cette quietude, donq, a divers degrés: car quelquefois ell'est en toutes les puissances, quelquefois seulement en la volonté; puis en la volonté elle y est quelquefois perceptiblement, d'autrefois presqu'imperceptiblement. Aucunefois mesme l'ame est en cette paix sans avoir aucun'autre satisfaction que de sçavoir qu'ell'est aupres de Dieu, et n'y a nul autre contentement que d'y estre par ce que Dieu a aggreable qu'elle y soit. Car quelquefois l'ame tire un contentement inimaginable de sentir par certaines douceurs interieures la presence de Dieu, comm'il arriva a ste Elizabeth; autrefois, non seulement elle sent son Dieu present, mais elle luy parle doucement et secrettement comme cœur a cœur. O Dieu quel playsir! En d'autres occasions elle le sent, luy parle et l'entend parler, par certaines clartés qu'elle reçoit dans le cœur, qui luy tiennent lieu de paroles. Autrefois, elle sent parler l'Espoux, mais elle ne sçauroit luy parler, ou par ce que l'ayse de l'ouïr ou la [400] reverence qu'elle luy porte l'en empesche, ou par ce qu'ell'est en secheresse et n'a de force que pour escouter et non pour ouïr.

            D'autrefois, ni elle ne sent aucun signe de la presence, ni elle n'oyt, ni elle ne parle, mays simplement elle sçait qu'ell'est avec Dieu, que Dieu luy est present et quil luy plait qu'elle demeure la en sa presence, comme les Apostres ausquelz N. Sr dit au jardin des Olives: Demeures icy, veilles. Car imagines vous quil ne leur eut dit sinon: Demeures icy, ou que, quand il leur dit : Dormes et vous reposes, il leur eut enjoint de dormir, et quil n'eut pas dit cela pour les reprendre, leur permettant de dormir au tems auquel il sçavoit bien quilz ne le pourroyent pas faire: car en ce cas-la, silz fussent demeurés-la dormans, ilz eussent esté en la presence de leur Maistre, qui n'estoit guere loin, sans le sentir en façon quelcomque; et l'enfant qui dort dans le giron de sa mere est certes en sa presence, sans neanmoins s'en appercevoir. Et notes, Philothee, qu'il y a difference entre se mettre en la presence de Dieu et se tenir ou estre en la presence de Dieu: car pour s'y mettre il faut appliquer son ame et la rendre actuellement attentive a cette presence, ainsy que je le dis en l'Introduction; mais apres qu'on s'est mis en la presence de Dieu, on s'y tient et on y persevere tous-jours tandis qu'ou par l'entendement ou par la volonté on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu: comme, par exemple, regardant Dieu ou quelque chose pour son amour; ou bien ne le regardant pas ni aucune chose pour son amour, mais luy parlant; ou mesme ne regardant ni ne parlant mais l'escoutant; ou encor ne regardant, ni ne parlant, ni n'escoutant, mais attendant sil nous regardera ou sil nous parlera; ou en fin, ne faysant rien de tout cela, mais simplement demeurant ou il nous a mis, par ce quil nous y a mis. Que si a cette simple demeure se joint quelque sentiment que nous sommes a Dieu et quil est nostre tout, c'est une grace extremement grande que nous recevons.

            Ma chere Philothee, prenons la liberté de faire cette imagination. Si une statue que le statuaire auroit mise en une niche dans une sale ou galerie, avoit du discours, et qu'elle peut parler, et qu'on luy demandast: Pourquoy es tu lâ dans cette niche? Par ce, diroit elle, que mon maistre m'y a colloquee. Pour quoy ne te remues tu point? Par ce, repliqueroit elle, quil veut que j'y sois immobile. Mays que fay tu lâ? Je n'y fay rien, car mon maistre ne m'y a pas placee affin que je fisse chose quelcomque, mais seulement [401] affin que j'y fusse. Mays dequoy te sert-il d'estre lâ? Je n'y suis pas pour mon service, mais par la volonté de mon maistre, et son gré suffit pour me contenter. Mays tu ne le vois pas? Non, je ne le voy pas, mais luy me void, la ou il m'a mis. Mays ne voudrois-tu pas bien avoir du mouvement pour t'approcher [de] luy et luy faire quelqu'autre service? Non pas, certes, sinon quil le voulut. Et quoy! donques tu ne desires rien sinon d'estre statue, lâ dedans cette niche? Non vrayement, sinon que mon maistre ne voulut plus que je fusse cela; mais tandis quil luy plait que je ne soys autre chose qu'une statue, je ne veux aussi estre que cela.

            Mon Dieu, chere Philothee, que c'est une bonne façon de se tenir en la presence de Dieu, que d'estre en son bon playsir et y demeurer volontairement! Pour moy, je pense que nous nous tenons en la presence de Dieu mesmement en dormant, car nous nous endormons a sa veue, a son gré et selon sa volonté; et semble qu'il nous jette la sur le lit comme des statues dans leurs niches, et nous nichons dans nos lictz comme les oyseaux dans leurs nids. Quand nous nous esveillons, nous treuvons que nous sommes presens a Dieu, qui ne s'est point esloigné de nous, ni nous de luy. Nous avons donq tous-jours continué d'estre en sa presence, quoy que les yeux clos et fermés et sans que nous nous en soyons apperceu; et nous dirions volontier comme Jacob: Vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien.

            Or cette quietude en laquelle la volonté n'agit que par un simple acquiescement a la volonté de Dieu est souverainement excellente, par ce qu'ell'est pure de tout l'interest des facultés de l'ame, qui ne jouissent d'aucun contentement, ni mesme la volonté, sinon en sa supreme pointe, par laquelle elle se contente de n'avoir aucun contentement que d'estre sans contentement pour l'amour du contentement de Dieu. Car en fin, comme dient tous les Saintz qui ont traitté de cette matiere, c'est la vraye et essentielle extase de l'amour de n'avoir pas sa volonté en soy mesme, mais en la volonté de Dieu, ni n'avoir pas son contentement en soymesme, mais au contentement de Dieu. [402]

 

 

(Livre VII, Chapitres I, II). De l'union du cœur a son Dieu

 

            Je ne parle pas icy de l'union generale que l'amant a avec la chose aymee et alaquelle l'amour tend, mais je parle d'une certaine union par laquelle l'ame recueillie en Dieu, comme nous avons dit cy devant, avec toutes ses puissances, elle se joint et unit a son object bienaymé, et demeure comme toute collee en luy.

            Imagines vous un enfant (car cette comparayson est toute d'amour pur et doit estre suivie) qui, voyant sa mere assisse, laquelle luy presente son giron et son sein, vient se jetter tout entre ses bras: il se ramasse tout la dans ce sein desirable, dans lequel il plie tout son cors; sa mere, le tenant, le serre et le colle sur sa poitrine, et joint ses levres aux siennes; luy, amorcé de cette caresse par laquelle sa mere l'unit tout a soy, non seulement consent, mays tant quil peut il se serre luy mesme et se presse sur le sein et sur le visage de sa chere mere, et de son costé coopere a cette amoureuse union. Alhors l'union est parfaitte, et celle que l'enfant fait procede de celle de la mere; en sorte que cett'union tant serree et pressee n'est qu'une seule, qui procede de la mere et de l'enfant, mais de l'enfant en telle sorte que tout procede pourtant de la mere: car elle l'a attiré a soy, elle l'a embrassé, elle l'a appliqué a cett'union, elle l'a incité; et les forces de l'enfant sont si foibles quil n'eut sceu se serrer si fort a sa mere si elle ne l'eut serré, si que ce quil fait ressemble plustost un essay d'union qu'une union.

            Ainsy, treschere Philothee, N. S. attirant un'ame a soy par l'orayson de recueillement dont nous avons parlé, et ayant ramassé toutes ses puissances sur le sein de sa bonté plus que maternelle, et, par maniere de dire, l'ayant toute repliee devers luy, il la joint, et la serre et colle sur soy et sur son visage. L'ame, donq, amorcee de cett'union, non seulement consent, mays selon qu'elle peut, elle se presse et se serre de tout son pouvoir en Dieu.

            Quand on void un'exquise beauté regardee avec grand'attention, ou un'excellente melodie escoutee avec ardeur, ou un rare discours entendu avec grande contention, on dit: cette beauté tient collé sur [403] soy les yeux des spectateurs, cette musique tient les aureilles des auditeurs attachees, ce praedicateur ravit les cœurs a soy. Qu'est ç'a dire, tenir collée, tenir attache et ravir, sinon unir fort serré? L'ame se serre donq et se presse sur ses objects quand elle s'y affectionne, et se presser et serrer a l'object n'est autre chose que s'unir de plus fort; car presser et serrer une chose contr'un'autre ou sur un'autre n'est autre chose que la joindre et unir davantage; le serrement et pressement c'est le progres et perfection, accroissement et augmentation de l'union.

            Or icy donques (et ceci doit estre au commencement du chap.) nous ne parlons pas de l'union generale du cœur avec Dieu, mais de certains actes particuliers que le cœur fait, pour non seulement estr'uni, mais estre plus uni, plus serré et plus joint a Dieu. Car il y a difference entre joindre une chose a un'autre, et serrer ou presser une chose contr'un'autre et sur un'autre: car joindre et unir se fait par une simple application d'une chose, comme nous joignons, en sorte qu'elles se touchent, les vignes ou le jasmin aux arbres; mais presser et serrer se fait par un'application forte qui accroist et augmente l'union et conjunction: si que serrer c'est fortement et intimement joindre, comme le lierre se joint a un arbre; car il le serre et le presse si fort, que mesme il penetre et entre dedans son escorce.

            Voyes un enfant pendu au col de sa mere, demeurer uni et joint a ses mammelles: si vous y prenes garde, de tems en tems il se pressera et serrera par des sursaultz de mouvemens que le playsir de tetter luy donne; ainsy un cœur aymant Dieu, demeure tous-jours uni par affection a sa divine Majesté, mais pourtant, en certaines occasions, il fait certain accroissement d'union, par un mouvement avec lequel il se serre et presse davantage en Dieu. Nous usons mesme de ce mot en nostre langage: il me presse de faire telle chose, il me presse de demeurer avec luy; c'est a dire, il n'applique seulement sa persuasion, ou son credit, ou sa priere, mais il l'applique avec contention, effort et vehemence. Ainsy les pelerins desirans que nostre Seigneur demeurast en Emaüs, qui aussi le vouloyt bien, non seulement ilz appliquerent leur persuasion pour le faire demeurer avec eux, disans: Seigneur, demeures avec nous, car la nuit s'approche, il se fait tard, mais ilz le presserent et le serrerent a force, le contraignans d'un'amiable contrainte de demeurer. [404]

            Quelquefois il nous semble que nous prevenons N. Sr, bien qu'en effect nous devons tous-jours fermement croire et protester que sil ne nous tiroyt insensiblement nous ne nous mouvrions nullement a nous aprocher de luy. Quelque fois nostr'union se fait insensiblement, nous tenans seulement en sa presence, ou par le recueillement, et cœt. Quelquefois, par des actions de nostre cœur, sensibles et perceptibles. Quelquefois, par la seule volonté qui s'estend et se serre le plus estroittement a son Dieu: Hé, Seigneur, quand seray-je tout en vous? Quand viendray et paroistray devant vostre face? Joignes, Seigr, de plus en plus cett'ame a vostre bonté; et cœt.

            Quelquefois cett'union se fait encor avec l'entendement, qui de plus en plus se serre a Dieu, non pour l'entendre, mais pour estre avec son object, par ce que la volonté le tire apres soy et l'applique a cela, l'amour respandant dans l'entendement ce playsir special d'estre fiché en Dieu; comme nous voyons quil respand une profonde et speciale attention en nos yeux pour regarder fixement ce que nous aymons, quoy que les yeux d'ailleurs eussent d'autres objectz plus aggreables.

            Quelquefois cett'union se fait de toutes les facultés de l'ame, qui se ramassent autour de la volonté, non pour s'unir elles mesme a Dieu, car elles n'en sont pas toutes capables, mais pour ne point destourner la volonté, ains luy donner toute commodité de s'unir de plus en plus a ce divin objet; c'est pourquoy, de peur de la destourner, elles la suivent, car si les autres puissances estoyent appliquees a leurs particuliers objectz, l'ame qui opere par elles seroit distraitte et divertie par la varieté des actions, et ne pourroit pas si parfaitement s'employer a celle de l'amour. Voyes Sulamite comme elle parle: Tirés moy, nous courrons; l'Espoux n'en tire qu'une, et plusieurs suivent; l'amour tire la volonté, et plusieurs facultés la suivent. O Dieu, quel bonheur, quand non seulement la volonté s'unit a Dieu, mais aussi toutes les facultés! [405]

 

 

(Chapitre III)

 

            En fin, quand cett'union est non seulement tres serree et estroitte, mais que la chose unie peut malaysement estre separee et desprise, [comme une] greffe qui s'attache a l'arbre, elle s'appelle par le grand st Thomas et les Theologiens inhæsion ou adhæsion, parce que par cett'union non seulement on est fort uni et serré, mais on est attaché, affigé, collé a la chose, on se tient a elle, on est pris l'un a l'autre en sorte quil y a peyne de s'en desprendre; comm'il [arrive] quand la chose qui se prend a un'autre est visqueuse et gluante, ou qu'elle [est] attachee par des cloux ou par plusieurs neuds et liens entrelacés. Or l'union de nostre ame a Dieu est lhors en sa perfection quand nous sommes tellement saysis de sa bonté que non seulement elle nous tire a soy, non seulement elle nous joint a soy, non seulement elle nous serre a soy, mais elle nous attache et se prend tellement a nous que nous ne nous en pouvons desprendre. Telle fut l'union de celuy qui disoit: Christo confixus sum cruci; Je suis affigé et cloüé a la croix pour Jesus Christ (vide locum et Commentar.); et ailleurs: Qui nous separera de la charité de Jesus Christ? Je suis asseuré que ni la mort, ni les angoisses, et cœt. Ainsy mesme l'ame de Jonathas est ditte collee a l'ame de David; et, comme dit St Augin, celuy entendoit bien la force de l'amour qui disoit a son ami: a Dieu, «la moytié de mon ame;» car quand l'amitié est parfaite ell'est indissoluble, inseparable et æternelle, ainsy que je l'ay dit ailleurs.

            Mays en cet endroit nous ne parlons pas du lien permanent par lequel nostr'ame est attachee a Dieu en vertu des resolutions que la sainte charité nous donne: c'est sans doute, Philothee, que la charité est un lien et lien de perfection; et qui a plus de charité, il est plus attaché a Dieu, plus indissolublement, plus inseparablement, plus estroittement. Nous parlons de l'union de nostre esprit a Dieu qui se fait par l'action de l'amour, c'est a dire de l'union qui est un des exercices de l'amour. Philothee, imagines vous donques que (il importe que vous m'entendies) St Paul, St Augustin, St Denis, St François, Ste Catherine de Sienne ou de Genes sont encor en ce [406] monde, et quilz dorment de lassitude apres plusieurs travaux pris pour l'amour de Dieu; representes vous d'autre part quelque bonn'ame, mais non si ste comm'eux, car il y en a peu qui leur soient comparables, qui est en l'orayson d'union a mesme tems: je vous demande, chere Philothee, qui est plus joint a Dieu, plus uni, plus attaché? O Dieu, vous me confesseres que ce sont ces heureux personnages; car leur charité, qui est, comme l'un d'eux tesmoigne, le lien de perfection, est bien plus grande et plus forte que celle de cett'autre ame qui est en l'orayson d'union. Ilz sont plus estroittement unis en effect et en affection encores, car leurs affections, quoy que dormantes, sont toutes engagees indissolublement a l'amour de leur Maistre; mays pourtant cett'ame qui est la en l'orayson, ell'est plus avant en l'exercice de l'union qu'eux. Eux, quoy qu'endormis, sont en plus grande union en effect, et elle, est en plus grand exercice d'union; puisqu'eux, quoy quilz soyent incomparablement plus unis qu'elle, neanmoins ilz ne font nul exercice de leur union, et celle ci, incomparablement moins unie qu'eux, est neanmoins en l'exercice et en l'actuelle prattique de l'union.

            Or c'est de cet exercice que nous parlons icy, lequel quand Dieu nous le donne jusques a [ce] signe de perfection que ce nous est une grande peyne et difficulté de nous en retirer, que nous ne pouvons qu'avec douleur nous en desprendre, et quil semble a nostr'ame qu'ell'est attachee et collee a son Dieu, alhors nous disons qu'ell'est en l'union d'adhæsion ou inhæsion. Voyes vous ce petit enfant attaché au tetin et au col de sa mere: si on le veut arracher de la pour le porter en son berceau, par ce quil en est tems, il marchande et dispute tant quil peut pour ne point la quitter, et se serre plus estroittement a elle; si on luy fait desprendre une main il s'acroche de l'autre, et si on l'arrache du tout il se met a pleurer, il regarde devers son giste d'amour quil prefere a tout autre, et ne pouvant plus estre avec elle il la reclame, et va criant tendrement et plaintivement sa mamma, mamma. Ainsy un'ame qui est en l'exercice de l'union, et qui est parvenue jusques a l'inhæsion, si on la retire de cet exercice ell'en ressent de la douleur; elle ne se peut oster de la: si on destourne son entendement, elle se tient a la volonté; et si on la fait encor desprendre de la volonté, l'occupant a quelque exercice fort divertissant de celuy la, elle retourne a tous momens du costé de son cher object, faysant des traitz d'union [407] comm'a la desrobbee; experimentant la peyne et le serrement de cœur du grand St Pol, car ell'est pressee de deux desirs: l'un d'estre delivree de l'occupation alaquelle on l'appelle, et demeurer avec Jesus Christ; l'autre, d'aller neanmoins a l'œuvre de l'obeissance que l'union mesme avec Jesus Christ luy enseigne estre plus requise.

            Or la Mere Therese dit excellemment que cett'union estant parvenue jusque a cette perfection que nous venons de dire, elle n'est point differente de l'extase, suspension ou pendement; mais que seulement on l'appelle union ou suspension quand ell'est courte, extase et ravissement quand ell'est longue: car en effect, l'ame attachee a son Dieu, si serré que toutes ses puissances sont employees a cela, elle n'est plus en soy mesme, mais en Dieu; comm'un cors crucifié n'est plus en soymesme, mais en la croix. Ainsy un'ame collee a Dieu n'est plus en soy, mays en Dieu, comme le lierre attaché a la muraille n'est plus en soy, mais en la muraille.

            Il ne reste plus que de vous advertir que comme tous les exercices d'amour se prattiquent, ou par des oraysons et operations spirituelles de longue duree, ou par des oraysons et eslancemens courtz, passagers et frequens, ainsy cet exercice de l'union avec Dieu se prattique egalement es longues oraysons et contemplations, et es courtes et enflammees oraysons jaculatoires et elevations de cœur appliquees a cett'intention. Ah, qui me donnera la grace que je sois un esprit avec vous! En fin, Seigneur, l'unité m'est necessaire; pourquoy me troublerois-je en la multiplicité des choses? Hé, doux Ami de mon ame, que cett'unique soit pour l'Unique! Unisses ma pauvr'uniqu'ame a vostre unique bonté! Hé, vous estes tout mien, quand seray-je toute vostre! O cher aymant, tires ce fer a vous! soyes mon tire cœur comme l'aymant est un tire fer. Abismes cette goutte d'eau dedans l'ocean de vostre bonté, affin qu'elle ne soit plus qu'en vous! Puysque vostre cœur m'ayme et me veut pour soy, hé, pourquoy ne me ravit il, puis que je le veux bien? Tires moy, je courray a la suite de vos attraitz, et me jetteray dedans vostre sein paternel pour n'en bouger es siecles des siecles. C'est la recompense du vray amour: Si quelqu'un m'ayme, mon Pere et moy viendrons a luy, et ferons nostre sejour vers luy et en luy. [408]

 

 

(Livre VI, Chapitre XII). De la liquefaction de l'ame, c'est a dire, comm'elle se fond en Dieu

 

            Les choses humides ou liquides sont celles, disent les Philosophes, qui n'ont point de bornes ni de figure fermes d'elles mesme, et qui sont aysees a recevoir les bornes et les figures des autres choses. Voyes, je vous prie, Philothee, l'eau, le vin, l'huile et toutes choses liquides: si vous les respandes dans un vaisseau, elles n'auront point de bornes que celles que le vaisseau leur donnera, ni point de figure que la figure du vaisseau; si le vaisseau est quarré elles le seront aussi, sil est rond ou triangulaire elles auront la mesme figure, de sorte qu'on peut dire que ces choses liquides n'ont ni figure ni bornes aucunes que les bornes et figures de ce qui les contient.

            L'ame n'en est pas de mesme par nature: non certes, Philothee, car ell'a ses figures, ses bornes et limites spirituelles, en sorte que elle n'est pas aysement pliable ni maniable par autruy. Ell'a sa figure par ses habitudes et inclinations, et ses bornes en sa propre volonté; et lhors qu'ell'est plus sujette a ses inclinations et volontés, nous disons qu'ell'est dure spirituellement, c'est a dire opiniastre, obstinee: Je vous osteray, dit Dieu, vostre cœur de pierre, et vous en donneray un de chair; c'est a dire, je vous osteray vostre obstination et dureté spirituelle. Pour faire changer de figure au boys, au fer, a la pierre, il y faut la coignee, le feu, le marteau et le ciseau. On appelle cœur de pierre, ou de fer, ou de bois, un cœur qui ne prend point aysement les figures et resolutions qu'on luy veut imprimer; au contraire, un cœur doux, maniable et traittable, il est appellé un cœur amolly, fondu, liquefié. Voyes, je vous prie, ma chere Philothee, ce que David avoit præsagé de N. S. et de son cœur, parlant en la personne d'iceluy pour le tems de sa Passion, au Psal. 21. v. 14 et 15: Je suis, dit il, respandu comme de l'eau, et tous mes os sont dispersés; mon cœur est fait comme de la cire fondue au [409] milieu de mon ventre. Que veut il exprimer, ce Sauveur de nos ames, sinon qu'il respandit tant de sang quil ressembloit que ce fut comme un seau d'eau que l'on respand, et que ses os furent tous demis et disloqués de leur place, et que son cœur, c'est a dire l'ame quant a la partie inferieure, parmi tant de tourmens, estoit sans subsistence, fondu et dissoult en tristesse? Cleopatra, cett'infame reyned Ægipte, faisant des festins a l'envi avec Marc Antoyne, voulant encherir sur tous les exces et les dissolutions que Marc Anthoyne avoit fait, fit apporter a la fin de son festin un bocal de fin vinaigre, dedans lequel elle jetta une des perles qu'elle pourtoit a ses oreilles, estimee de valoir 250.000 escus; puis la perle s'estant resolüe et liquefiee, elle l'avala, et en eut fait de mesme de lautre perle qu'ell'avoit en lautre oreille si Lucius Plantius ne l'eut empeschée. Le cœur du Sauveur, vraye perle orientale, uniquement unique en valeur, fut de mesme en la Passion; car, jetté au milieu de tant d'aigreurs, il se fondit en soymesme, et se resolut et desfit emmi les angoisses, c'est a dire, il fut si angoissé quil fut angoisse luy mesme, n'ayant ni figure ni bornes que celles de l'angoisse mesme. Ainsy donq se fait la liquefaction par l'angoisse et par la peyne; car un cœur ferme, fort et solide, devient mol, tendre et liquide a la merci de l'injure. Mays l'amour, egal, ains surmontant la mort en force et pouvoir, amollit quelquefois et attendrit les cœurs et les ames beaucoup plus que les ennuys.

            Mon ame, dit l'amante sacree, s'est fondue a mesme que mon Amant a parlé. Qu'est ce a dire, mon ame s'est fondue? Elle s'est attendrie, elle ne s'est plus tenüe en elle mesme, mais s'est escoulee devers ce Bienaymé, elle s'est toute desfaite en elle mesme. Et comme Dieu dit a Moyse quil parlast au rocher et il produiroit des eaux, [et] que le rocher se fut fondu et converti en eau si Moyse luy eut parlé, ainsy le Bienaymé parlant a l'amante, son ame s'est fondue et toute convertie en liqueur. Le baume est une liqueur espaisse et non fluide de soymesme, et plus il est gardé plus il s'espaissit, et mesm'en fin il s'endurcit et devient rouge et transparent; mais la chaleur le dissoult et rend fluide. L'amour avoit rendu fluide et coulant l'Espoux, que pour cela l'amante appelle huile ou baume respandu; maintenant ell'asseure qu'aussi elle est devenue toute liquide et fluide, disant que son ame s'est fondue Ihors que son Bienaymé a parlé. Et affin que vous sachies que cette fonte et cest escoulement est reciproque, voyes, Philothee, ce que l'Espouse dit: Tes mammelles, dit-elle, sont meilleures que le vin, jettant l'odeur des parfums plus parfaitz. Les mammelles signifient l'amour, qui a son siege dans [le] cœur et dans la poitrine ; or cest amour est plus fort [410] et meilleur que le vin, respandant un odeur admirable en suavité. Et comme le vin, plus il est fort moins il peut estre retenu dans le tonneau quil ne s'espanche et ne sorte par dessus, ainsy l'amour de l'Espoux ne pouvoit demeurer en son cœur quil ne se respandit; et parce que l'amour ne va pas sans l'ame, l'ame mesme de l'Espoux s'estoit respandue, dont ell'adjouste: Vostre nom est un'huile respandue; vous ne respandes pas seulement vos affections, mais vous estes vous mesme un baume respandu. Et comme le st Espoux respand son amour et son ame en celle de l'Espouse, aussi reciproquement l'Espouse sacree respand la sienne apres l'Espoux: Mon ame s'est fondue, dit elle; c'est a dire: comme l'on void que le vent meridional soufflant sur la neige des montaignes la fait fondre, et se fondant elle quitte sa place, sortant d'elle mesme pour ruisseler es vallees, ainsy la parole de mon Bienaymé, venant comm'un vent en mon ame, la fait fondre d'amour, et ell'est sortie d'elle mesme, s'escoulant apres son amant (par ce qu'en l'Hebrieu et Caldaique et es Sept, il y a: Anima mea egressa est, ut dilectus meus locutus est; vide Sa, Rio, Ghisler, Lyranus.) Ou bien: mon ame a esté comm'un bornai ou cousteau de cire, qui, touché des rays ardens du soleil, sortant de soymesme, de sa forme, de son estre, flue et s'ecoule devers l'endroit dont il est touché; car ainsy mon ame s'est escoulee du costé de la voix de mon bienaymé.

            Mays en quoy consiste cette liquefaction? Ceste passion amoureuse, a proprement parler, consiste en trois mouvemens, dont le premier est cause du second et le second du troysiesme. Elle commence par une parfaite complaysance que l'amant prend en la chose aymee; cette complaysance engendre une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'ame ne se sent plus aucune force ni vigueur pour se tenir en elle mesme, ne pouvant plus demeurer en soy ou elle n'a plus aucun'attention ni playsir, ains comm'un baume fondu qui n'a plus aucune subsistence, elle se laisse tout'aller et s'escoule toute en son amant: elle ne se jette pas, ni elle ne se joint pas, ni elle ne se serre pas, mais elle tumbe, par maniere de dire, et flue, comm'une cire fondue, en ce qu'ell'ayme; elle ne peut se soustenir en elle mesme, ains se dissout et se deffait, s'escoulant toute dans le cœur qu'ell'ayme. Ne voyes vous pas, Philothee, les nuees comm'elles demeurent la en l'air suspendues, comme si elles estoyent attachees au ciel? elles demeurent en elles mesme et se soustiennent, en sorte que quelquefois elles semblent des rideaux [411] qui sont tendus pour nous cacher le ciel. Mays voyes comme le vent meridionnal les ramasse et les fait fondre, en sorte qu'elles se desfont et convertissent toutes en eau; lhors, ne se pouvant maintenir en elles mesme, elles tumbent et s'escoulent en bas, non seulement se joignant a la terre, mais se meslant intimement et s'imbibant avec la terre qu'elles destrempent, si que de la terre et d'elles ne sont plus deux choses, mais une seule chose composee de ces deux elemens. Ainsy l'ame laquelle, quoy qu'aymante, demeuroit neanmoins en elle mesme, par cette liquefaction elle sort hors de soymesme et se laisse escouler en son Bien Aymé, non seulement pour s'unir a luy, mays pour se mesler et imbiber toute a luy, en sorte que ce ne soit plus qu'une chose avec luy; ainsy que de l'eau naphe et de l'eau rose meslees ensemble se fait une seule eau de senteur.

            Or la verité est que cette liquefaction, cet escoulement d'un'ame en Dieu, est a proprement parler une grande et veritable extase, par laquelle l'ame est toute hors de ses propres bornes, hors de son propre maintien, et se treuve toute absorbee et engloutie et comme toute meslee en son Dieu, ainsy qu'une goutte d'eau qui tumbe dans un grand vaisseau de vin. C'est pourquoy les Sept., l'Heb. et le Cald. portent en leur texte: Mon ame est sortie quand mon Bienaymé a parlé; c'est a dire, elle est tumbee en extase; et nostre version ordinaire latine, disant la mesme chose, l'exprime par cette parole: Mon ame s'est fondue; qui est la mesme chose, car ce qui se fond coule hors de soymesme. Et aussi, ceux qui sont tumbés en cet exces d'amour en ressentent les effectz de l'extase, car, revenuz a eux mesme, ilz ne touchent plus ni voyent les playsirs de la terre qu'avec degoust, ont un extreme aneantissement d'eux mesme, n'estiment rien que le Ciel, et demeurent extremement alangouris quant aux sens exterieurs, et voudroyent ne jamais estre revenus a eux mesme, sil playsoit ainsy a Dieu, ains avoir perseveré en ce meslange, ou plustost abismement d'eux mesme en Dieu. Il semble que telle fut la passion amoureuse qui fit dire au grand st Paul: Je vis, mais non plus moy, ains Jesuschrist vit en moy; et quand il disoit ailleurs: Nostre vie est cachee en Dieu avec Jesuschrist. Car dites moy, Philothee, si une goute d'eau naturelle jettee dedans un ocean de eau naphe ou d'eau imperiale, pouvoit parler et dire ce qu'ell'est devenue, ne dirait elle pas: Je suis, ains je ne suis plus moy mesme, mais cet ocean est en moy et mon estre est caché en cet abisme d'eau imperiale. Tel, je pense, estoit le sentiment du grand Bienheureux Philippe Nerius, quand, accablé de consolation, il demandoit a Dieu quil se retirast pour un peu de luy. [412]

 

 

(Chapitres XIII-XV). De la blesseure et langueur d'amour

 

            Tous ces motz amoureux sont tirés de certaines similitudes quil y a entre les affections du cœur et les passions du cors. Rien ne penetre plus avant dans le cœur que l'amour, car il outrepasse tous les sens, et l'entendement mesme, et va percer jusques au fin fons de la volonté et se fait faire place a toutes les autres affections de l'ame. Il est «aigu,» dit le grand apostre de la France, et entre tres intimement dans l'esprit. L'amour est la source et racine de toutes les passions de l'ame, comme nous avons dit ailleurs; et par ce que l'amour qu'un esprit donne a l'autre perce puissamment jusques a ce quil ayt treuvé son centre, et que le centre de l'amour ou il establit son siege, ou est sa place, n'est autre chose que le fin fond de la volonté, partant l'amour blesse, et a guise d'une sagette se fourre soymesme dedans l'ame. Les autres passions n'entrent dedans le cœur que par l'entremise de l'amour, mais l'amour entre luy mesme par sa propre force; et par ce que l'amour est la premiere passion du cœur, c'est luy seul qui le blesse: la tristesse, la crainte, la hayne ne piquent le cœur que par l'amour. Pourquoy, je vous prie, Philothee, haissons-nous le mal sinon par ce que nous aymons le bien? pourquoy nous attristons nous des maux apprehendés comme presens sinon par ce quilz nous privent du bien? pourquoy craignons nous le mal futur sinon par ce que nous desirions et esperions le bien? C'est l'amour seul qui nous donne toutes les passions, c'est luy aussi qui nous blesse et navre le cœur.

            Mays cette blesseure d'amour n'est pas seulement appellee blesseure par ce que, comm'un trait ou dard descoché sur nos cœurs, elle penetre jusques au fons intime de l'esprit, mais aussi parce qu'elle est douloureuse et en verité pique l'ame. Il est vray que quicomque est amoureux, il est blessé d'amour, et les premiers traitz d'amour que l'on sent au cœur se peuvent appeller blesseures, [413] par ce que l'amour transperce soudainement, et a l'heure que moins l'on y pense. Les paroles, les yeux, le maintien, voyre mesme les cheveux, luy servent de sagettes; et tel qui entre en conversation, libre, sain et gay, ne prenant pas garde aux traitz et attraitz de l'amour, s'en reva engagé, blessé et triste. Qui le rend triste? c'est quil est blessé. Et qui l'a blessé? l'amour.

            Mays la douleur comme peut ell'estre causee de l'amour? car l'amour est un mouvement de complaysance, et la complaysance comme peut elle donner la douleur? Ou l'object aymé est present au cœur aymant, Philothee, ou il est absent. S'il est absent, helas, Philothee, l'amour blesse le cœur par le desir violent quil excite, lequel ne pouvant estre assovi tourmente le cœur tres asprement. Car tout ainsy que si une abeille avoit piqué le visage d'un enfant, vous auries beau luy dire: ah, mon cher enfant, c'est l'abeille mesme qui a fait le miel que tantost vous avés gousté avec tant de playsir; il vous diroit: il est vray, mais son eguillon m'a percé, et tandis quil est dans ma joue je ne puis vivre en repos; ne voyes vous pas comme ma joue en est emflee? Aussi il est vray que l'amour est un mouvement de complaysance, pourveu quil ne nous laisse point l'eguillon du desir; mais quand il le laisse, sans doute nous avons un'extreme douleur, mais parce que c'est une douleur d'amour ell'est aymable et amiable. Oyes les cris douloureux mais amoureux de ce cœur apostolique, transpercé du dard de la charité: Je desire d'estre deslié et estre avec Jesus Christ, qui me seroit beaucoup meilleur; il considere son object absent. Hé, qui me delivrera du cors de cette mort? Voyes cet autre amoureux: Mon ame a soif de son Dieu fort et vivant; , quand viendray-je et apparoistray-je devant la face de mon Dieu? Mes larmes ont esté mon pain nuit et jour, tandis qu'on me dit: ou est ton Dieu? Voyes la sacree Sullamite comm'elle parle aux filles de Hierusalem: Helas, dit elle, je vous conjure, si vous rencontres mon Bienaymé, de luy annoncer ma peyne, par ce que je languis et suis blessee d'amour. L'esperance differee afflige l'ame, dit le Sage.

            Il y a donq plusieurs sortes de blesseures amoureuses. Les [414] premiers traitz que nous recevons de l'amour s'appellent blesseures, par ce que le cœur qui sembloit sain et entier et tout a soy mesme tandis quil n'aymoit pas, il commence a recevoir du tourment, a se separer et diviser de soymesme pour se donner a l'objet aymé: or la douleur se fait par la division des choses qui se treuvent l'un'a l'autre et sont unies. 2. Quand nous aymons des-ja fort nostre object, si nous en sommes absens, l'amour alhors a un eguillon, a sçavoir, le desir qui nous pique et blesse incessamment; c'est pourquoy nous plaignons alhors et souspirons comme gens affligés et blessés. 3. Mays il y a une sorte de blesseure que Dieu luy mesme fait, par l'entremise neanmoins de l'amour, dans les cœurs quil veut rendre excellens. C'est lhors quil tesmoigne sa presence a l'ame et la presse d'amour, il la sollicite et luy fait vivement connoistre sa douceur infiniment aymable, car il presse en cette sorte: il luy donne des sentimens admirables de sa souveraine bonté, qui donne des attraitz non pareilz a l'ame, laquelle s'eslançant comme pour voler a son objet, et demeurant courte par [ce] qu'elle ne peut tant l'aymer comm'elle desire, o Dieu! elle sent une douleur qui n'a point d'egale. Ell'est attiree puissamment, et elle se sent impuissante a voler ou est sa proye, par ce qu'ell'est encor attachee aux miseres de cette vie mortelle; la voyla donq terriblement tourmentee: O miserable homme que je suis,qui me delivrera du cors de cette mortalité? Alhors ce n'est pas le desir de chose absente, car elle sent son Espoux present, il l'a menee en son cellier a vin, il a arboré sur son cœur l'estendart de l'amour, comme sur une ville pleyne de passions amoureuses. (Il faut mettre ceci par comparayson. Une ville prise par les Romains, lhors que les soldatz de Rome se sont renduz les plus fortz, ilz arborent l'estendart, et cœt.; ainsy le Roy paysible des cœurs, Jesus Christ, ayant pris le cœur de sa chere Sulamite et l'ayant remply de mille passions amoureuses, il mit l'estendart d'amour sur son cœur.) Or lhors, tout'amoureuse qu'ell'est, il la presse, et descoche de tems en tems mille traitz d'amour, par exces, luy monstrant combien il est encor plus aymable qu'elle ne l'ayme: et elle, qui n'a pas tant de force pour aymer que d'amour pour s'efforcer d'aymer davantage, voyant ses effortz n'estre pas asses fortz pour aymer selon son desir Celuy que nulle force ne peut asses aymer, helas, elle se sent toute blessee; et autant d'eslancemens qu'elle fait, autant elle reçoit de secousses d'amour. [415]

            Voyes le grand St Pierre, comme N. S. le blesse. Le pauvre Saint estoit desja tout rempli d'amour, car la pœnitence le luy avoit redonné, et nostre Seigr le presse: Pierre, m'aymes tu? Tu sçais, Seigr, que je t'ayme. Pierre, m'aymes tu? Hé, Seigr, je vous ayme, vous le sçaves bien. A la troysiesme fois: Pierre, m'aymes tu? ah! il le blesse; dont il sent la douleur amoureuse: Helas, Seigneur, vous sçaves toutes choses. Il le pique et le presse d'amour, il reçoit une grand'affliction et blesseure d'amour; dont il respond amoureusement, mais douloureusement: Seigr, vous sçaves toutes choses, vous sçaves que je vous ayme.

            O Dieu, quelle peyne a un'ame, mais que cette peyne est aymable! car ce cœur aymant desire d'aymer, et void bien quil ne peut ni asses aymer ni asses desirer. Et le desir qui ne peut reuscir est comm'un dard dans les flancz d'un courage genereux; mays pourtant la douleur que l'on en reçoit est une douleur aggreable, car quicomque desire d'aymer, il ayme aussi a desirer, et s'estimeroit le plus miserable homme du monde sil ne desiroit pas d'aymer ce quil voyd estre si souverainement aymable: il desire d'aymer, voyla sa douleur; mays il ayme a desirer, voyla sa consolation.

            Vray Dieu, Philothee, que vay-je dire! Les Bienheureux qui sont au Ciel n'ont pas tous un egal amour, et voyans tous neanmoins que Dieu est plus aymable qu'ilz ne l'ayment ni l'aymeront jamais, sans doute ilz periroyent et pasmeroyent eternellement d'un desir d'aymer davantage, si la tressainte volonté de Dieu, quilz voyent avoir si misericordieusement et surabondamment recompensé leurs merites par l'amour (je parle des esleuz qui ont esté en usage de franc arbitre), ne leur imposoit l'admirable repos dont ilz jouissent; car ilz ayment si uniquement la volonté de Dieu, que le contentement de Dieu les contente et sa volonté arreste la leur, et acquiescent parfaitement d'estre bornés en leur amour pour l'amour de la volonté divine. Autrement, leur amour seroit egalement et delicieux et douleureux: delicieux pour la possession d'un si grand bien, douloureux pour le desir d'un plus grand amour. Dieu, donq, comme tirant des sagettes du carquoys de son infinie beauté, blesse l'ame, luy faysant clairement voir qu'elle ne l'ayme pas asses; car qui ayme Dieu en ce monde en sorte quil ne voudroit et ne desire l'aymer davantage, il ne l'ayme pas comm'il faut. Jamay celuy ne l'ayme asses, qui croid de l'aymer asses: la suffisance en l'amour n'est jamais suffisante. [416]

            D'autrefois Dieu blesse l'ame d'amour, luy faysant voir combien il l'ayme; car rien ne blesse tant le cœur amoureux que de voyr le cœur de son amant blessé d'amour pour luy. Voyes vous le pellican? Ainsy que, ramassant en un'histoire ce qui se dit de luy, on le peut recueillir, il blesse par amour ses petitz, car il fait son nid en terre, si que les serpens les viennent souvent piquer: or quand cela arrive, le pellican vient, et comme pour faire sortir le venin avec leur sang, il les tue de son propre bec; puis, se blessant soymesme, il les vivifie de son sang. Voyes vous, Philothee, cet animal? il blesse ses petitz d'amour, mais jamais il ne les void blessés quil ne s'en blesse soymesme. Les abeilles donnent de la douleur en piquant, mais elles en reçoivent tous-jours davantage qu'elles n'en ont donné, car mesme elles en meurent. Jamais nous ne blessons un cœur d'amour que nous n'en soyons atteintz, et de voir un cœur blessé cela nous sert de blesseure: c'est pourquoy les ames devotes, quand elles considerent que Dieu est touché, ains blessé d'amour pour elles, elles en reçoivent une reciproque blesseure, dautant plus grande qu'elles voyent de ne pouvoir jamais tant aymer que l'amour divin le requiert.

            Un'autre blesseure d'amour est quand l'ame sçait qu'ell'ayme Dieu, mais Dieu la traitte comme sil ne sçavoit pas que l'ame est en amour; et bien qu'elle sache bien que Dieu n'est pas en desfiance de son amour, neanmoins il la traitte en sorte quil semble estre en desfiance. Helas! alhors l'ame, quoy qu'asseuree, ressent neanmoins des cruelles douleurs; car comme ceux qui ont des extremes aversions et répugnances a quelque chose n'en peuvent seulement pas [417] voir les ombres et les figures, non pas mesm'ouir les noms, aussi un'ame extremement amoureuse ne peut mesmement pas souffrir les semblans que Dieu fait de se desfier de nostre amour. Voyes St Pierre: nostre Seigr fait semblant d'ignorer son amour, et le voyla abismé dedans la tristesse. Un jour on faysoit des exorcismes sur une personne possedëe, et le malin esprit estant pressé de respondre quel estoit son nom, il dit quil estoit «ce malheureux privé d'amour.» Ste Catherine de Genes, qui estoit la presente, se sentit esmouvoir toutes les entrailles entendant le mot de privation d'amour: et comme les demons voyans le seul signe de l'amour de Dieu, oyans le seul nom de son amour, qui est Jesus et la Croix, tremblent, sont tourmentés et fuyent, par ce quilz haissent souverainement l'amour qui fit incarner le Filz de Dieu, ainsy ceux qui aiment Dieu tremoussent aux moindres signes ou paroles qui representent la privation de cet amour, comme sont ces paroles de desfiance: M'aymes-tu? car encor que nous sachions qu'elles ne sont pas de desfiance, neanmoins, par ce qu'elles en ont l'apparence, elles nous affligent.

            Quelque fois cette blesseure d'amour se fait par le seul souvenir du tems que nous avons esté sans aymer Dieu, d'ou, ce semble, procedoit cette voix de St Augustin: «O que tard je t'ay» reconneu, «Beauté antique!» Car la vie est plus ennuyeuse que la mort a ceux qui connoissent que la vie est sans vie tandis qu'on vit sans aymer la vraye vie.

            D'autrefois cette blesseure se fait par la seule consideration de la multitude de ceux qui mesprisent l'amour de Dieu qui est tant aymable, si que ilz pasment de douleur, comme celuy qui disoyt: Mon zele me fait secher de douleur par ce que mes ennemis n'ont pas gardé ta loy. Et st Françs, estant entré dans une chapelle, pleuroit, crioit et se lamentoyt si haut que les passans croyoient qu'on le battit, et y accoururent; et il leur dit: Helas, «je pleure par ce que mon Sauveur a tant enduré, et personne n'y pense» En somme, l'amour, comme l'abeille, d'un mesme eguillon pique et fait le miel en cent façons.† [418]

            Il me faut commencer ce chapitre en cette sorte. Les grenades, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains rangés et serrés ensemble, et par sa couronne, represente naifvement, selon l'advis de st Greg., la sainte charité, enflammee de l'amour de son Dieu, contenant toute la varieté des vertus, et qui est la seule vertu couronnee de la gloire; mays son suc, Philothee, comme nous sçavons, qui est si agreable aux sains et aux malades, est tellement meslé de douceur et d'aigreur, qu'on ne sçauroit discerner sil est plus aggreable par ce quil a une douceur aigrette, ou par ce quil a un'aigreur doucette. Certes, l'amour est ainsy aigredoux, et tandis que nous sommes en ce monde il n'a jamais sa douceur pure, par ce quil n'y est pas parfait ni assovi; neanmoins il ne laisse pas d'estr'aggreable, et son aigreur mesme rend plus aymable sa douceur, comme sa douceur rend son aigreur extremement suave.

            † Et ce qui est admirable c'est que les cœurs blessés de l'amour, non seulement sentent la douleur, mays y consentent, et ne voudroyent pour chose du monde ne l'avoir pas. «Il n'y a point de travail,» dit st Augustin, «ou il y a de l'amour, ou sil y a du travail c'est un travail bienaymé.» Un Seraphim tenoit un jour une sagette toute d'or, de la pointe de laquelle sortoit une petite flamme: il la darda dedans le cœur de la B. Therese, et la voulant retirer il sembloit a la vierge qu'on luy arrachast les entrailles; et la douleur en fut si grande qu'elle n'avoit de force que pour jetter des foibles et petitz gemissemens, mays douleur si aggreable, que jamais elle n'eut voulu en estre delivree. Telle fut la sagette d'amour que Dieu descocha dedans le cœur de la grande ste Catherine de Gennes au premier commencement de sa conversion, dont elle demeura toute changee, et comme toute morte au monde et aux choses creées pour n'aymer plus que le Createur.

            Les cors mesme de ceux qui sont blessés d'amour en demeurent malades, affoiblis et alangouris, comme l'on vid Ammon malade presqu'a mort pour l'amour de Tamar; et c'est chose asses conneüe que l'amour humain a la force non seulement de blesser le cœur, mais de rendre le cors malade jusques a la mort: ce qui se fait par la liayson que l'ame a avec le cors, [d'autant] que comme la passion et le temperament du cors a beaucoup de pouvoir de tirer l'ame a soy, aussi les passions de l'ame ont une grande force pour remuer les humeurs et changer les qualités du cors. Et outre cela, l'amour porte si puissamment l'ame en son objet, que quand il est vehement ell'est tellement occupee par luy qu'elle manque a toutes ses autres operations, tant sensitives qu'intellectuelles; de sorte que pour [419] nourrir mieux cet amour, l'ame semble abandonner tout autre soin, tout'autr'action et soymesme encores: dont Platon a dit que l'amour estoit «pauvre, chetif, deschiré, nud, deschaux, sans mayson, couchant dehors sur la dure, es portes, tous-jours indigent.» Il est « pauvre,» par ce quil quitte tout pour la chose aymee; il est «chetif,» pasle et maigre, par ce quil fait perdre le sommeil, le manger et le boire; il est «nud et deschaux,» par ce quil n'a aucune affection, sinon celles de la chose aymee; il est «sans mayson,» par ce quil n'habite point dedans l'amant, mais suit tous-jours la chose aymee; il couche «dehors sur la dure,» par ce quil ne peut demeurer couvert, ains se manifeste et descouvre par des souspirs, plaintes, afflictions desordonnees, louanges, soupçons, jalousies; il est «es portes» tout estendu comm'un gueux, tant par ce quil est tout occupé a regarder, ouïr et parler a celuy quil ayme (et les yeux, les oreilles et la bouche sont les portes du cœur), comme encor, par ce qu'il est tous-jours aux oreilles de la chose aymee, ou a ses yeux, pour mendier des faveurs nouvelles, sans que jamais il en puisse estr'assovi. Et si, c'est sa vie que d'estre «indigent,» car si une fois il est rassassié il n'est plus en ardeur, et par consequent n'est plus amour.

            Je sçai que Platon parle la de l'amour vil et abject, mays pourtant toutes ces proprietés se treuvent encor en l'amour noble et divin. Voyes les [Apostres], deschaux, nuds, pauvres, indigens, parmi les ondes de la mer, sur la dure, mendians; et en somme tellement aneantis au monde, [que] si le monde est une mayson ilz en sembloyent les ballieures, sil est une pomme ilz en sembloyent les peleures; comme dit cet Apostre qui pour avoir plus souffert que nul autre le pouvoit aussi mieux dire. Qui les avoit reduit a cet estat si langoureux? L'amour, le grand amour pour lequel ilz avoyent tout quitté affin de suivre leur Bienaymé. Cet amour jetta st François tout nud devant son Evesque au commencement de sa conversion, et le fit mourir nud sur la terre. [420]

            Oyes la tressainte Sullamite comm'elle s'escrie: Quoy qu'a rayson de mille consolations que mon amour me donne, je sois plus belle que ne furent jamais les riches pavillons de Salomon, plus belle certes que le Ciel mesme, car il est la tente inanimee du Roy, et je suis son pavillon animé, je suis neanmoins noyre, deschiree, poudreuse et toute gastee de tant de blesseures et des coups que ce mesm'amour me donne. Hé, ne prenes pas garde que suis brune, car mon Bienaymé, qui est mon soleil, a dardé ses rayons amoureux sur moy; rayons qui m'esclairent, mais qui me rendent haslee et bruslee, et ce mesme soleil qui me donne sa clarté m'oste ma couleur. L'amour qui me rend si heureuse que de me donner un si excellent ami comm'est mon Salomon, a des autres enfans qui me donnent des assaux et me reduisent a telle langueur, que comme d'un costé je ressemble a une reyne qui est a costé de son roy, d'autre part je ressemble a une vigneronne qui dans une vile cabanne garde les vignes; et si encor ne gardé je pas ma vigne, car toutes mes douleurs amoureuses sont encor dediees a mon Bienaymé.

            C'est chose admirable de voir les langueurs amoureuses de ste Catherine de Sienne et de Gennes, de ste Angele de Foligni, de la Bienheureuse Mere Therese; mays qui pourrait jamais exprimer les merveilles des effectz que l'amour celeste fit au cœur et au cors de st François? Car sa vie n'est presque que de larmes, de souspirs, de plaintes amoureuses: et en fin vous voyes un Seraphin qui le stigmatise et le blesse par des rayons sortans des endroitz de l'ouverture du flanc, et des pertuis des mains et des pieds d'un'image de Jesus Christ crucifié quil portoit; de sorte que cinq playes demeurent imprimees en ce bienaymé serviteur, es mesmes endroitz esquelz son Maistre les avoit receues pour nous rachetter. Ce fut un miracle, Philothee, et serait une folie expresse de rapporter cet effectaux causes naturelles; mays ce fut un miracle de l'amour blessant et tuant, sur l'operation duquel voyci ma pensee. L'histoire dit que cet homme seraphique voyant l'image de son Seigneur crucifié entre les aisles du Seraphin qui la portoit, il s'attendrit infiniment. O Dieu, ma chere Philothee, imagines vous cett'image que non Appelles, mais N. S. mesme, ou un Seraphin par son [421] commandement, avoit taillee au Ciel en la presence de tous les Anges. Quel portrait admirable tiré aupres du vif et sur son propre original, par des maistresses mains ou des mains tant maistresses en cet art! o comme elle representoit naifvement et au naturel ce divin Roy des Anges, meurtri, froissé, blessé, tué, sur l'arbre de la croix! Que si l'image d'Abraham assenant le coup du sacrifice sur son unique Isaac, image faite en terre et par une main terrestre, eut le pouvoir de tous-jours attendrir et faire pleurer le grand st Greg. Nissene lhors quil la regardoit, combien fut attendrie, je vous supplie, chere Philothee, l'ame du grand St François, quand il vid l'image de nostre Seigr se sacrifiant luy mesme pour nous sur l'arbre de la croix! image fait'au Ciel et par des mains celestes.

            Cett'ame donques, ainsy amollie et attendrie comm'une cire au soleil, se treuva par ce moyen extremement disposee a recevoir les impressions et les marques d'amour de son Sauveur et souverain Amant. Si que, la memoire toute destrempee en la souvenance de cet amour blessé et blessant, l'imagination appliquee puissamment a s'imaginer les blesseures que les yeux voyoyent si parfaitement representees en cette image, l'entendement recevant les especes infiniment vives que l'imagination luy fournissoit, et enfin l'amour employant toutes les forces de la volonté pour se complaire en la compassion et rendre conforme a son Bienaymé, toute l'ame sans doute se treuva transformee en un second Crucifix. Puys l'ame, comme forme et maistresse du cors, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des playes dont ell'estoit blessee es endroitz correspondans a ceux esquelz son Amour les avoit endurees. L'amour est admirable poureguisen l'imagination affin qu'ellepenetre jusques a l'exterieur. Ne void on pas les brebis de Laban, comm'estant en amour leur imagination porte coup sur leurs petitz aigneletz, pour les faire blancz ou taquettés selon les baguettes qu'elles regardent en ce tems-lâ? Et defait, les femmes grosses, ayant l'imagination affinee par l'amour, que ne font elles pas es cors de leurs enfans? Une forte imagination fait blanchir en une nuit un homme, detraque sa santé et toutes ses humeurs. Or, si l'amour terrestre a ce pouvoir, qu'est ce que ne pourra pas le celeste? [422]

            C'est l'amour donq qui fit passer les douleurs interieures de ce grand amant en l'exterieur, et blessa le cors du mesme dard dont il avoit esté blessé. Et a ce grand desir de conformité, a cet effort d'amour que l'ame de cet admirable amant faysoit pour se blesser soymesme et blesser son cors des playes du Sauveur, l'amour souverain et divin envoya le secours du Seraphin, qui cooperant aux essais et eslancemens que l'ame faysoit interieurement pour blesser son cors par son action exterieure, il ouvrit la chair de ce divin homme, la blessant es endroitz quil desiroit. Ainsy le Seraphin, voyant Isaie begue et en peyne de parler, a cause de la crasse de ses levres, il vint avec un charbon l'espurer. Aves vous jamais veu un homme ayant un'aposteme en la poitrine? elle luy donne beaucoup d'eslans de douleur pour sortir, car la nature desire de la pousser dehors; mais bien souvent elle ne peut, si le cyrurgien suppleant au defaut, ne luy vient donner un coup de rasoir. Ou bien, on sait que l'arbrisseau du baume a pour son fruit cette pretieuse liqueur qui est la plus odorante et excellente de toutes, mais ce fruit il ne le peut produire que le maistre ne vienne luy donner l'incision. Ainsy la mirrhe produit sa stacte et premiere liqueur comme par maniere de sueur et de transpiration, mais pour la jetter toute il faut ayder la nature par l'incision. Et de mesme, chere Philothee, l'amour du grand saint François parut en toute sa vie comme par maniere de sueur; mais affin quil parut tout a fait, le celeste Seraphim le vient inciser et blesser, et pour monstrer que c'estoyent playes de l'amour celeste, il le blesse non avec le fer, mays avec un rayon de clarté. O Dieu, que de douleurs amoureuses et que d'amours douleureuses!

            Or, quand les blesseures et playes de l'amour sont frequentes, elles font en nous la langueur et l'aimable maladie d'amour, ou bien quand la blesseure est fort profonde. Voyes deux amans de nostre aage, chere Philothee, l'un viellard de quatre vingtz ans, lautre jeune garçon de quatorze: le B. Phil. Nerius et le B. Stanislas Kosca, l'un et lautre languissans d'un'ardeur excessive d'amour envers Dieu, pour la multitude des traitz enflammés que le celeste Amant descochoit dans leurs coeurs. Dont le premier a une si vehemente inflammation de cœur, que la chaleur se faysant faire place aux costes, les eslargit et en rompit la quatriesme et cinquiesme, affin quil peut recevoir plus d'air pour se rafraichir; et le second, a cause des flammes de l'amour assaillant, tumboit en defaillance et se pasmoit, et estoit contraint d'appliquer des linges trempés en l'eau froide, pour moderer son ardeur. [423]

 

 

(Livre X, Chapitres XII-XVI). Du zele

 

Il faut mettre ce chapitre ailleurs, car celuy de la blesseure doit immediatement preceder celuy de la mort d'amour.

 

            Dieu est jaloux de nous, et nous le devons estre de luy; mays sa jalousie et la nostre ne sont pas de mesme espece, a rayson de la difference des objetz: car Dieu a de la jalousie pour nous en deux façons. Premierement, par maniere de convoytise, car il veut que nous soyons tellement siens que nous ne soyons nullement a personne qu'a luy: Nul, dit il, ne peut servir a deux maistres. Pour cela il veut tout nostre cœur, toute nostre ame, tout nostre esprit, toutes nos facultés, toute nostre vigueur et toute nostre force; pour cela il s'appelle nostr'Espoux, et nos ames ses espouses; pour cela le peché est appellé adultere, fornication. Et la rayson est par ce que nos ames n'ont pas asses d'amour pour aymer dignement ce st Amant, et voulant partager leur amour elles le destruysent; joint qu'estant souverainement aymable, rien ne doit tenir rang egal a luy dedans nostre cœur: c'est pourquoy il le veut tout, c'est a dire, que toutes nos autres affections soyent dependentes, ou au moins sujettes, ou, au fin moins, inferieures a celle que nous luy portons.

            Or cette jalousie semble estre une jalousie de convoytise, mays elle ne l'est pourtant pas, car Dieu ne desire pas tout nostre amour pour son utilité, mais pour la nostre. Voyons nous pas, Philothee, un pere ou une mere extremement jaloux de leur fille? voire mesme un frere? Quel regret a Absalom quand il vit Tamar violee, a Jacob et ses enfans quand Dina fut defleuree! Ce n'estoit pas qu'ilz eussent praetention sur l'une ni sur lautre, mais c'estoit par ce que les aymans d'un vray amour d'amitié ilz desiroyent qu'elles fussent exemptes de mal. Ainsy Dieu se plaint: Ilz m'ont laissé, moy qui suis source d'eau vive, et se sont fouï des cisternes, cisternes dissipees qui ne peuvent contenir les eaux. Il nous veut donq tout pour soy, affin que nous vivions, et ne perissions point; qui est un vray amour d'amitié. Ainsy l'Espouse, jalouse de soymesme: Indica mihi, quem diligit anima mea, [ubi pascas] ne vagari incipiam post greges sodalius [424] tuorum. Ainsy, Dieu ne veut point de corrival par ce que nous n'en pouvons point recevoir qu'en nous perdant, et tout ce que nous luy ostons de nostr'amour nous le perdons.

            Mays quant a nous autres, nous avons de la jalousie pour Dieu en un'autre façon, car nous ne voulons pas quil n'ayme plusieurs choses avec nous, ains toutes les choses; et a mesure que nous l'aymons davantage, nous desirons quil ayme plusieurs autres avec nous, dautant que son cœur infini et son amour immense est plus que suffisant pour aymer toutes les creatures quil luy plait, en sorte que l'amour quil porte a toutes ne soit point diminué par celuy quil porte a une chacune, ni celuy quil porte a une chacune, par celuy quil porte a toutes.

            Imagines vous, Philothee, la comparayson quil y a entre ceux qui possedent la lumiere du soleil et ceux qui n'ont que la petite clarté d'une lampe. Chacun possede la lumiere du soleil tout ainsy que si un seul la possedoit; ils en ont tous abondamment, et partant on n'est point envieux l'un sur lautre pour cela, comme si elle ne suffisoit pas pour tous: mays quant a la lumiere de la lampe, par ce qu'ell'est insuffisante pour plusieurs, chacun la veut avoir toute pour sa chambre ou pour son logis. Le cœur de l'homme est si petit que Dieu le veut tout avoir; mais le cœur de Dieu est si grand que tous le peuvent posseder, egalement ou inegalement, sans que l'un soit contraire a lautre. Le soleil regarde autant une fleur avec mille millions d'autres que sil ne regardoit que celle lâ.

            Nostre jalousie donq consiste en ce que nous desirons que rien ne soit contraire a Dieu, a sa volonté, a sa gloire. C'est la jalousie pour laquelle David se mouroit, et pour laquelle tant de gens sont mors, affin d'empescher le peché, et non seulement la damnation des ames; comme st Jean Bape, st Pierre et st Paul, et mill'autres, par ce que le peché estoit contraire a la gloire de Dieu et a sa volonté. C'est la jalouzie pour laquelle nous voudrions que toutes choses, mais sur tout nostre ame fut unie inseparablement a Dieu, qui faysoit dire: Ni la mort, ni l'angoisse, ni les choses presentes. Ainsy, donq, l'amour fait une ste jalouzie et cree en nous un zele lequel estant vray fait des merveilles: car, procedant de l'amour, il n'agit que pour l'amour et par l'amour; et partant, plus il est excellent, plus il est doux; plus il est fort, plus il est suave et discret. Le zele est une passion amoureuse que les Philosophes n'ont pas bien conneüe, car ilz ont creu que c'estoit une mesme chose avec l'envie; au moins Aristote le definit: «Une tristesse du bien d'autruy par ce que nous ne l'avons pas,» qui est, en effect, la vraye definition de l'envie. Mays nos sacrés Theologiens ont bien veu que le zele [425] appartenoit a l'amour, ains n'est qu'un'ardeur de l'amour; car, quand l'amour est excellent et quil est parvenu jusques a vouloir oster et esloigner tout ce qui est contraire a la chose aymee, il s'appelle zele. L'amour est une passion de complaysance laquelle engendre la hayne du mal contraire a ce que nous aymons; et comme l'amour tend au bien de la chose aymee, ou s'y complaysant si elle l'a, ou le luy desirant et pourchassant si elle ne l'a pas, aussi ce mesm'amour engendre la hayne laquelle fuit le mal contraire a la chose aymee, ou le haissant simplement, ou desirant et pourchassant de l'esloigner et oster si elle a des-ja le mal, ou desirant de l'empescher et divertir si elle ne l'a pas.

            Or, Dieu nous ayant donné pour resister au mal et le surmonter, et pour surmonter les difficultés quil y a en la conqueste du bien, l'esperance, la hardiesse et la cholere, quand l'amour est vehement et quil tend ardemment au bien de la chose aymee il espere puissamment, il est hardi et ose fortement, et employe pour l'execution de ce quil espere et quil ose, la cholere et l'ire, par le moyen delaquelle, sil ne peut empescher le mal, il fait au moins vangeance de ceux qui le font et qui en sont les causes. Le zele donq, a proprement parler, est l'ardeur de l'amour qui s'oppose a tout ce qui est contraire au bien que nous aymons. Ainsy, le grand St Denys dit que les sages Theologiens appellent Dieu jaloux, ou, s'il faut ainsy parler, zelant, par ce quil est excessif en l'amour quil porte a toutes choses, et par ce quil excite le desir amoureux a la jalousie, c'est a dire, par ce quil ayguise si fort le desir d'aymer en ses creatures qu'en fin il les rend saintement jalouses de luy. L'amour, donques, parvenu jusques a ce degré d'ardeur qui le fait hair, fuir, chasser, bannir et esloigner tout ce qui est contraire [a] la chose aymee, il s'appelle zele. L'amour embrasse le bien et s'oppose a son contraire; le zele consiste principalement en ce second point.

            Ce qu'estant ainsy, le zele est tel que l'amour duquel il procede ou duquel il est l'ardeur: si l'amour est grand, le zele est grand; si l'amour est bon, le zele est bon; si l'amour est mauvais, le zele est mauvais. Voyes ce courtisan: il ayme demesurement Ihonneur et la gloire de posseder son prince; sil void un autr'autour de luy qui entre en quelque sorte de credit, il se meurt de regret, il le hait, il ne le peut souffrir, il l'esloigne s'il peut, et ne laisse en arriere aucun'occasion de luy nuire: c'est un zele mauvais, qui procede d'un amour mauvais. Voyes cet artisan: il hume le gain avec [426] un'avidité non pareille; si son voysin commence a gaigner, il en seche de regret et le descrie tant quil peut pour l'empescher de s'avancer: c'est quil croid que le gain de son voysin diminue le sien. Cet homme se meurt sil void cette femme regarder un autr'homme de bon œil: c'est quil craint qu'elle ne partage son cœur et qu'elle ne donne sa place a ce rival. Tout cela s'appelle zele, mesme selon les Philosophes, et il procede de l'amour de nous mesme: nous voulons seulz posseder les graces du prince, seulz gaigner, seulz estr'aymés. Au contraire, voyes ce pere, qui, comme Job, va transissant de crainte que ses enfans, engagés es conversations du monde, n'offencent Dieu; voyes cette mere, qui n'oste point les yeux de dessus sa fille, de peur qu'elle ne s'egare et s'engage en quelque commerce deshonneste: c'est le zele qui les porte, mais zele qui provient du juste amour que les pere et mere ont pour leurs enfans, qui les fait desirer que tout vice soit esloigné d'eux. Si c'est un pere fol ou une mere folle, ilz auront un zele folastre de ne vouloir point que leurs enfans soyent devancés en habitz, en pompes, en vanités.

            Mays quant au zele que Dieu a pour nous, c'est quil veut tout nostre cœur pour luy, par ce que c'est nostre souverain bien que nous soyons tout entierement siens; car, quand a luy, il ne tire nulle utilité de nostr'amour, ell'est toute pour nous. Cependant sa jalousie s'estend a vouloir que rien ne tienne rang en nostr'amour que par luy et pour l'amour de luy, ou au moins sous luy.

            Et quant au zele que nous avons pour Dieu, il consiste en ces pointz. Par ce que nous l'aymons souverainement nous devons aussi hair tout ce qui luy est contraire, entant quil luy est contraire; et non seulement le hair, mais le fuir; et non seulement le fuir, mays l'empescher d'estre si nous pouvons; et non seulement l'empescher d'estre, mais si nous ne pouvons pas l'empescher, estre extremement marris quil soyt; et non seulement estre marris, mays avoir une ste affection d'ire pour vanger, entant quil nous appartient, la contrarieté faite a Dieu. Ainsy, le Psalmiste proteste: J'ay haï les iniques, et ay aymé vostre loy; J'ay haï l'iniquité et l'ay abhorree, mais j'ay cheri vostre loy. Il ne la hait pas seulement, mays il l'abomine, il la fuit, il s'essaye de l'empescher et esloigner: Arriere de moy, o malins, et je sonderayles commandemens de mon Dieu. Il en a regret: Nonne quos odisti, Domine, oderam, et super inimicos tuos tabescebam? Ilen fait vangeance: In matutino interficiebam omnes [427] peccatores terrae, ut disperderem de civitate Domini omnes operantes iniquitatem. Car le zele n'estant autre chose que l'amour entant quil nous fait rejetter et repousser le mal contraire a la chose aymee, il se sert de toutes les passions et affections de nostre ame, tant de la partie convoitante comme de l'irascible, pour executer son entreprise. De la, le zele devorant la ste poitrine de N. Sr luy fit esloigner, et quant et quant vanger, l'irreverence et prophanation du Temple que les vendeurs et achetteurs y commettoyent; de la, le zele de Phinees qui d'un coup de poignard transperça cet effronté Israelite et sa Madianite quil avoit treuvé en l'infame Commerce de leur charnalité; Nu. 25. (Entant quil nous appartient; contre le zele qui non est secundum scientiam: les corrections indiscretes.)

            Le 2. effect du zele que nous avons pour Dieu, c'est un'ardeur que nous avons pour la pureté des ames qui sont ses espouses, comme le grand st Paul disoit aux Cor. 2. c. II. initio: Je suis jaloux de vous de la jalousie de Dieu, par ce que je vous ay promis a un homme, de vous representer une vierge chaste a Jesuschrist; vide st Th. Ainsy le mesme St Paul, par ce grand zele, mouroit tous les jours pour la gloire de ses disciples; ainsy veut il estr'anatheme pour ses freres, et Moyse estre rayé du livre de vie pour son peuple. Quels tourmens, Philothee, quelz exces d'amour ont eu les serviteurs de Dieu pour les ames! Qui est infirme que je ne le sois? qui est scandalisé que je n'en brusle? Ce zele ou jalousie des ames est representé, ainsy que nos peres ont dit, par la continuelle peyne que la poule a pour ses poussins. Voyes quel amour de mere, quel souci, quelle jalousie; ell'est tous-jours la teste levee, tous-jours les yeux agards qu'elle roulle de toutes pars pour voir si quelque peril arrive a ses petitz; elle devient courageuse et ne craint aucun ennemi qu'elle ne se jette a ses yeux pour les defendre; elle craint neanmoins tous-jours que mal n'arrive a sa petite trouppe, c'est pourquoy, comme tous-jours en peyne, elle va tous-jours glossant et plegnant. Helas, si un de ses petitz perit, quels regretz, quelle cholere tesmoigne elle!

            Le 3. effect du zele envers Dieu est bien contraire a la jalousie humaine, car en lieu que nous craignons que la chose aimee ne soit possedee par quelqu'autre et qu'elle ne soit divisee, le zele envers Dieu nous fait craindre que nous mesme ne l'aymions pas asses purement et uniquement, et que nous ne soyons en quelque sorte divisés ou partagés selon l'esprit. C'est pourquoy [la] ste Sulamite s'escrioyt : O celuy que mon ame cherit, monstre moy ou tu reposes au mydi, affin que je ne m'esgare et que j'aille vagabonde apres les trouppeaux de tes compaignons. C'est pourquoy elle s'escrie: Hé Dieu, qu'y a il au ciel pour moy et que desire-je autre que vous sur la terre? [428] Dieu de mon cœur et mon heritage! C'est pourquoy on quitte tout, et sachant que St Paul a dit que les mariés ont leur cœur partagé par ce quilz doivent plaire a leurs parties, on se resoult a la chasteté sainte, on estime toutes choses comm'un fumier affin de gaigner nostre Seigneur, on quitte tout ce qui peut mettre division en nostre cœur: les honneurs, les richesses, les playsirs.

            Le 4. effect c'est une sainte crainte des chastes espouses, la crainte parfaite, la crainte amoureuse, crainte delaquelle parle le Psalmiste disant: La crainte de Dieu est sainte; qui persevere, dure et demeure au siecle des siecles. Mays en quoy consiste cette crainte? La jalousie que nous avons pour Dieu ne nous met point en peyne si Dieu en ayme des autres ou sil ne nous ayme pas bien, mais si nous ne l'aymons pas bien nous mesme, si nous avons chose qui luy puisse desplaire. C'est une tressainte reverence que l'amour produit, qui nous fait souverainement desirer d'estr'agreables a Dieu et ne permettre que nous perdions aucun'occasion de luy estre tous-jours plus aggreables. Ce sont les chaisnes d'or avec lesquelles Dieu nous assujettit a son amour. Ce zele nous fait desirer de plaire de plus en plus a N. S. et de nous conformer parfaitement a ses desirs et intentions.

            Il faut en ce chapitre tenir cette methode. Au commencement il faut dire que le zele est un effect de l'amour. 2. Qu'il est tel que l'amour dont il procede; sil procede de l'amour propre il est mauvais, turbulent, aigre: comme le feu selon la matiere en laquelle il ard. 3. La difference quil y a entre la jalousie et le zele, comme il y en a entre l'amour et l'amitié; car le zele est un exces d'amour qui arrive jusques a ce signe, de vouloir esloigner, etc. La jalousie est un exces [d']amour qui veut esloigner tout ce qui nous empesche de posseder le bien de l'amitié: c'est pourquoy le zele est general, et la jalouzie un'espece particuliere de zele. Quand nous aymons ardemment les choses corporelles, le zele qui s'en ensuit se termine pour l'ordinaire en envie, par ce que les choses corporelles et exterieures, comme la beauté, la gloire, les richesses, les honneurs, les rangs, sont si particulieres et bornees, finies et imparfaites, que [429] quand l'un les possede il empesche lautre de les posseder si pleynement, et estant communiquees a plusieurs la communication en est moins parfaite pour un chascun. Quand nous aymons ardemment d'estr'aymés de quelcun le zele devient jalousie; car l'amitié humaine, quoy qu'elle soit ou vertu ou fort semblable a la vertu, si est ce qu'ell'a cette imperfection, qu'estant communiquee a plusieurs elle n'est pas si bien exercee envers un chacun, et estant departie a beaucoup de personnes sa force en devient moindre pour chacune d'icelles. C'est pourquoy, l'amour d'estr'aymé estant fort grand et estant arrivé jusques au zele, il veut repousser tout ce qui est contraire au bien quil ayme: or, le bien qu'il ayme estant d'estre aymé, il veut repousser tout ce qui l'empesche d'estre pleynement aymé; or, entre les choses qui l'empeschent d'estr'aymé parfaitement, l'un'est d'avoir des compaignons et rivaux; c'est pourquoy, sil s'apperçoit d'en avoir, il entre en la passion de la jalousie.

            4. Or la jalousie a beaucoup de ressemblance avec l'envie; c'est pourquoy plusieurs definissent l'une comme lautre, disans que l'envie est une jalousie. Mays pourtant il y a bien de la difference entre l'un'et lautre: car 1. l'envie est tous-jours injuste, mays la jalousie est quelquefois juste, pourveu qu'elle soit moderee; car les mariés ont rayson d'empescher que leur amour ne soit point partagé, et par consequent d'estre jaloux l'un de lautre. 2. L'envie s'attriste que le prochain ayt un bien pareil ou plus grand que nous, encor quil nous laisse le nostre, nous estant advis que l'avantage quil a, ou la ressemblance au nostre, nous oste la gloire ou le contentement que nous aurions au nostre: en quoy l'envie est desraysonnable, vivant d'imagination, et ne voulant que le prochain jouisse du sien, quoy que justement et saintement. Mays la jalousie n'est nullement marrie que chacun jouisse du sien, ains seulement lhors que la jouissance du compaignon empesche la nostre; car un homme, pour jaloux quil soit, ne sera jamais marri que celuy duquel il est jaloux soit aymé des autres femmes, pourveu que ce ne soit pas de la sienne: non pas mesme nous ne sommes pas jaloux, a proprement parler, de nos corrivaux, tandis que nous n'estimons d'avoir acquise l'amitié de la personne aymee (que si il y a de la passion pour cela, c'est une passion d'envie), mais oüy bien lhors que nous l'avons [430] acquise et que nous nous desfions qu'un autre ne l'emporte. C'est pourquoy la jalousie n'est pas peché de soy mesme, bien que, procedant d'un amour imparfait et de chose estimee imparfaite, perissable, sujette a changement, maintefois elle trouble, et cause mille pechés. 3. La jalouzie n'est jamais qu'en matiere d'amour; et l'envie est en toutes matieres, d'honneur, de richesse, de beauté, et, comme je pense, elle ne regarde pas l'amour sinon qu'avec l'amour il y ait quelqu'autre consideration, d'estime, d'honneur, de preference: c'est a dire, elle ne regarde pas tant l'amour que les fruitz de l'amour; mais la jalouzie regarde droittement l'amour, et non les fruitz de l'amour.

            5. La difference quil y a entre le zele et jalousie que nous avons pour Dieu, et le zele et jalousie que nous avons pour les hommes; car c'est comme le cheval de Pausô, tout y va a la renverse. Nous voulons tout l'amour d'un'ame pour nous icy, [la] nous desirons quil ayme un chacun; nous voudrions exclurre tous les rivaux icy, nous voudrions que tout le monde aymast lâ: le zele et la jalousie craignent la dissipation [ici], la elles ne la craignent nullement, etc. 6. Il faut dire la difference quil y a entre la jalousie que Dieu a pour nous et celle que nous avons pour luy, et la rayson de la difference. 7. Il faut expliquer le passage: Fortis ut mors dilectio; Porte me ut signaculum, etc. Mets moy, dit le grand Amoureux des ames a sa chaste Sullamite, comm'un cachet sur ton cœur, comm'un cachet sur ton bras. Voyes vous, Philothee, Sullamite avoit le cœur tout plein de l'amour de son unique Bienaymé, qui est l'affluence des delices; or, affin que jamais cette divine affection n'en sorte et qu'onques aucun autre amour n'y entre, ains qu'il demeure pur et net de tout autre meslange, ce celeste Bienaymé l'advertit disant: Je suis dedans ton cœur et sur ton cœur, car j'en suis l'habitateur et le maistre; je suis emmi ton cœur comme le cœur de ton cœur; mais je veux encor estre sur ton cœur comme le chef de ton cœur, affin que rien n'y entre que ce que j'y mettray, et que seul je le possede parfaitement. Et pour monstrer quil veut non seulement jouïr de nostre cœur et de toutes ses affections, mais aussi de nos œuvres et operations, il veut estre comm'un cachet sur nos bras, affin quilz ne s'estendent et ne s'employent que pour luy, ou au moins selon luy. Et la rayson est parce que, comme la mort est si forte qu'elle separe l'ame de toutes choses et de son cors [431] (mesme, l'amour, aussi puissant qu'elle, separe l'ame de toutes affections et la rend pure de tout meslange: dautant que ce n'est pas un simple amour, mais un amour zelé et jaloux, lequel est aussi aspre, dur et animé a chatier le tort qu'on luy fait, admettant avec luy quelque corrival, comme l'enfer a punir les damnés; et comme l'enfer, plein d'horreur, de hayne, ne reçoit aucun meslange d'amour, aussi l'amour ne reçoit aucun meslange d'autre affection. Qui vid jamais une plus aspre vengeance que celle dont les enfans de Jacob userent contre Sichem pour le violement de Dina, de l'integrité delaquelle ilz avoyent rayson d'estre jaloux, puisqu'elle estoit leur seur? Certes, lhors que Dieu s'est pleynement donné a un'ame par amour, il en est infiniment jaloux, et chastie asprement les infidelités qu'elle commet. Rien n'est si doux que le colombeau, mays rien n'est si impiteux envers sa colombelle, laquelle, pour la seule desfiance quil en a, quoy que sans sujet, il morgue et frappe de l'aisle, grommelant autour d'elle, lhors quil a demeuré quelque tems absent.

            Un jour Ste Catherine de Siene estant ravie d'un ravissement qui ne luy ostoit pas l'usage des sens, tandis que Dieu luy monstroit ses merveilles, un sien frere passa pres d'elle, et par le bruit quil fit la provoqua a se retourner devers luy et le regarder un seul petit moment, apres lequel elle remit ses yeux sur le divin objet dont sort Espoux l'avoit gratifiee. Ce tant si petit divertissement, survenu par surprise, ne fut pas, certes, un peché ni un'infidelité, ains une seul'ombre de peché et une seule apparence d'infidelité; et neanmoins, la sainte Vierge nostre Dame l'en tança si fort, et le glorieux Apostre luy en fit une si grande confusion, qu'elle pensa fondre en larmes. Et David restabli en grace par un parfait amour, comme fut il chastié pour un seul peché veniel quil commit faysant faire le denombrement de son peuple?

            Mays voyes cette jalousie delicatement exprimee par Ste Catherine de Genes presqu'en tous les enseignemens des proprietés du pur amour qu'elle donne si admirablement; car il ne se peut rien adjouster a ce qu'elle dit pour monstrer que l'amour parfait, c'est a dire parvenu jusques au zele, ne peut souffrir l'interposition ni le meslange d'aucune autre affection dans le cœur quil possede, non pas mesme des dons de Dieu, car il ne veut pas mesme qu'on [432] affectionne le Paradis sinon pour y plus aymer Dieu. Ses lampes n'ont point d'huile ni de cire, elles sont toutes feu et flammes ardentes, que l'eau de tout le monde ne sçauroit esteindre. L'ame, donq, qui a du zele amoureux, ne peut souffrir en soy aucun'imperfection qu'elle croye estre desagreable a son Bienaymé. L'adultere craint son mari, si fait bien aussi la chaste espouse, mais differemment: car, comme dit le grand st Augin, l'adultere craint la presence, la chaste espouse craint l'absence; l'une craint quil ne vienne, lautre quil ne s'en aille; l'une craint d'estre chastiee, lautre craint de n'estre pas aymee; ains celle ci ne craint pas tant de n'estre pas aymee comme elle craint de n'aymer pas asses. Celle la n'est point jalouse par ce qu'elle n'est point amoureuse, celle ci est si fort amoureuse qu'elle en est toute jalouse; mais elle n'est pas jalouse de sa propre jalousie, ell'est jalouse de la jalousie de son espoux: elle ne craint pas de n'estre pas aymee, comme font les autres jalouses, qui est la jalousie qui regarde son interest; mais elle craint de n'aymer pas asses, qui est la jalousie qui regarde l'interest de son espoux. Ainsy, Philothee, l'Apostre, jaloux des ames des Chorinthiens, proteste que ce n'est pas pour luy quil est jaloux, mais pour son Maistre: Je suis jaloux de vous, ou, sil faut ainsy dire, je vous jalouze de la jalousie de Dieu, par ce que je vous ay promis a luy de vous preenter une vierge chaste. C'est pourquoy cette jalousie est une des proprieés du parfait et tre pur amour envers N. Sr, laquelle s'estend jusques au prochain, envers lequel nous avons du zele et de la jalousie comme nous avons de l'amour, affin quil soit parfaitement fidele a nostre commun Sauveur, prestz a mourir pour l'empescher de perir, voire mesme d'offencer, comme tant de personnes saintes ont fait; car nous aymons le prochain comme nous mesme et avons de la jalousie pour luy comme pour nous.

            Or, comme le zele est une ferveur, ardeur et vehemence d'amour, il a besoin d'estre sagement et prudemment conduit; autrement il violeroit les termes de la modestie, et passeroit jusques a l'indiscretion. Non pas certes que le st amour, pour vehement quil soit, puisse estre excessif en soymesme ni en ses inclinations; mais par ce quil employe a l'execution de ses ordonnances l'entendement, auquel il commande de chercher les moyens de faire reuscir ses intentions, et la hardiesse et cholere pour les prattiquer, il advient que souvent l'entendement prend des voyes insolentes, trop aspres et violentes, et que l'audace ou cholere estant esmeüe fait plus [433] qu'on ne luy commande, et que par ainsy le zele est exercé indiscrettement et desreglement, dont il devient mauvais.

            Par exemple: un pecheur fameux vint se jetter aux pieds d'un bon et digne prestre, suppliant et protestant quil venoit pour trouver le remede de ses maux, c'est a dire pour recevoir la sainte absolution du Sacrement de Pœnitence. Un certain moyne nommé Demophile, voyant ce pœnitent s'approcher trop pres, a son advis, du st autel, entra en un zele si ardent, quil se rua sur luy et le chassa a grands coups de pieds, injuriant et outrageant cruellement le prestre qui selon son devoir recevoit doucement et amiablement ce pauvre pœnitent; puis, courant a l'autel, en osta les choses tressaintes qui y estoyent, c'est a dire le divin Sacrement de l'Eucharistie, et les emporta, de peur, comm'il cuydoit, que par rapprochement du pecheur le lieu n'eut esté prophané. Or, ayant fait ce bel exploit de zele, il ne se peut tenir de s'en vanter au grand st Denys Areopagite par une lettre quil luy escrivit, de laquelle il receut une admirable responce, digne certes de l'esprit apostolique dont ce grand disciple de st Paul estoit animé: car il luy fait voir clairement que son zele a esté un zele indiscret, imprudent et impudent tout ensemble; car encor que le zele du respect des choses saintes soit bon et louable, si est ce quil le prattiqua contre toute rayson, sans consideration ni jugement quelcomque, employant des coups de pied, des outrages et des injures, en un lieu, en un'occasion et contre des personnes quil ne devoyt luymesme regarder qu'avec honneur et amour. Le zele donq estoit bon, mais l'exercice en fut extremement desreglé, ainsy comme recite le mesme St Denys en la response a Demophile, [où il] fournit un autre admirable exemple d'un zele indiscret, non faute de science, mais par exces de la cholere que le zele avoit excité.

            Un payen avoit seduit et fait retourner a l'erreur du paganisme un nouveau Chrestien en l'isle de Candie. Carpus, homme excellent en pureté et sainteté, et lequel il y a grande apparence avoir esté Evesque de Candie, en eut un tel desplaysir qu'onque en sa vie il n'en avoit souffert de tel; et se laissa porter si avant par [434] cette passion que, s'estant levé selon sa coustume pour prier a la minuit, plein d'un'indignation implacable, il concluoyt a part soy quil n'estoit pas raysonnable que les hommes impies vescussent plus long tems, et sur cela prioit que sans misericorde il fit mourir d'un coup de foudre ces deux hommes ensemble. Mais oyes, Philothee, ce que Dieu fit pour remedier a cette passion de Carpus, delaquelle il estoit tout outré. Il vid premierement, comme un autre st Estienne, le ciel ouvert, et Jesus Christ nostre Seigneur sur [un throsne en] iceluy, environné d'une multitude d'Anges qui luy assistoyent en forme humaine; puys il vid en bas la terre ouverte comm'un horrible et vaste gouffre, et les deux desvoyés auxquelz il avoit souhaité tant de mal, sur le bord de ce precipice, tremblans et presque pasmés d'effroy a cause quilz estoyent prestz a tumber dedans; attirés par une quantité de serpens qui sortoyent de l'abisme, s'entortilloyent a leurs jambes, et avec leurs queues les chatouilloyent et provoquoyent a la cheute, outre certains hommes qui aussi, de leur costé, les poussoyent et frappoyent pour les faire tumber: si quilz sembloyent estre sur le point de tumber, en partie malgré eux, estans peu a peu contraintz par force, et en partie de leur bon gré, volontairement induitz et attirés par le mal. Or consideres, je vous prie, ma chere Philothee, la violence de l'indignation de Carpus; car il racontoit luymesme a st Denis quil ne tenoit compte de contempler N. S. et les Anges qui se monstroyent au Ciel, tant [il] prenoit playsir a voir en bas la detresse effroyable de ces deux miserables, se faschant seulement de ce quilz tardoyent tant a perir: si que il s'essayoyt de les precipiter luy mesme, ce que ne pouvant si tost faire, il s'en despitoit et les maudissoit. Quand, en fin, levant ses yeux au ciel, il vid Nostre Seigneur qui, par un'extreme pitié et compassion de ce qui se passoit, se levant de son throne, descendant jusques au lieu ou estoyent ces pauvres miserables, il leur tendoit sa main secourable, comm'encor les Anges, qui d'un costé qui d'autre, les retenoyent pour les empescher de tomber. Et pour conclusion, le doux Jesus dit au courroucé Carpus: «Frappe desormais sur moy, car je suis prest de patir encor une fois pour sauver ces hommes, et cela [435] me seroit aggreable sil se pouvoit faire sans le peché des autres hommes; au surplus, advise ce qui te seroit meilleur, ou d'estre en ce gouffre avec les serpens, ou de demeurer avec les Anges qui sont si grans amis des hommes.»

            Philothee, le st homme Carpus avoit rayson d'entrer en zele pour ces deux hommes, et son zele avoit justement excité la cholere contr'eux, mays la cholere estant esmeüe s'estoit trop eschauffee a la course, et outrepassant toutes les bornes et mesures du vray zele, ell'avoit converti la hayne du peché en la hayne du pecheur, et la douce charité en une furieuse cruauté.

            La cholere est dediee au service du zele, mais quand le zele l'employe, il faut quil ayt de lautre costé l'œil de la discretion perpetuellement ouvert sur ce qu'elle fait; autrement, en lieu de faire le service du zele, elle fera le sien propre et assovira sa propre cruauté et humeur. David envoya Joab avec son armee contre Absalon, son filz rebelle, et defendit sur toutes choses que l'on ne le tuast point, ains qu'on le sauvast; mays Joab, estant en besoigne, sans avoir egard a l'intention du Roy, tua luymesme Absalon de sa main. Ainsy le zele employant la cholere pour s'opposer a l'iniquité, et sauver, sil se peut, l'inique, elle, sans avoir egard aux loix du juste zele, passe a toutes sortes d'exces; et sinon tant qu'on la tient en bride, ell'outrepasse les barrieres, se tire a cartier, et comm'un cheval fort en bouche, ell'emporte son homme hors de la lice, et ne pare point qu'au defaut d'haleyne. Ce bon pere de famille que N. S. descrit en l'Evangile, conneut bien cet inconvenient ordinaire aux serviteurs rudes et ardens; car s'offrans a luy pour sarcler son champ et arracher l'ivroÿe, et luy disans: Voules vous que nous l'allions recueillir? non, dit-il, de peur que d'adventure avec l'ivroye vous n'arrachies aussi le froment.

            Certes, ma chere Philothee, la cholere est un serviteur rude, agreste, barbare, naturellement indiscret, bigearre, obstiné, impetueux. Il est vray qu'estant puissant et courageux, il fait d'abord beaucoup de besoigne; mais il est aussi si ardant, si rude, si remuant, si inconsideré, si indiscret, qu'ordinairement il ne fait point de bien qu'il ne face quant et quand beaucoup de maux Ce n'est pas bon mesnage, disent nos œconomes, de tenir des paons, car si bien ilz chassent aux araignes et en desfont les maysons, ilz gastent tant les couvertz et le toict, que leur besoigne [436] n'est pas comparable a leur degast. La cholere est un secours de la rayson et du zele pour l'assister en l'execution de ses desseins, mais secours dangereux et peu desirable: car si elle vient forte elle se rend maistresse, et viole toutes les loix du zele et de la rayson; et si elle vient foible, elle ne fait rien que le seul zele ne fit sans elle, et tous-jours elle donne de la peine parce qu'on a juste sujet de craindre qu'elle ne croisse et s'empare du cœur et du zele, pour l'assujettir a sa tyrannie, car c'est un feu artificiel qui embrase en un moment et qu'on ne sçait comm'esteindre quand il est allumé. C'est un acte de desespoir de mettre dedans une citadelle un secours estranger qui se peut aysement rendre le plus fort. Ce ne sera donq jamais par mon conseil qu'on s'excitera a la cholere pour servir le zele.

            Je sçai ce que Phinees fit, Nu. 25, et combien Dieu l'eut aggreable; ce que fit le grand Mathathias, 1. Mac. 2; Moyse, Ex. 2, tuant l'egyptien; ce que fit Helie, 3. Reg. 19; ce qu'ont fait plusieurs grans personnages, esquelz la cholere indubitablement fut employee par leur zele a faire des executions grandement rigoureuses. Mays consideres, Philothee, que c'estoyent des grans personnages, qui sçavoyent manier leur cholere et qui avoyent plein pouvoir sur leurs passions; pareilz a ce digne cappitaine evangelique qui disoyt a ses soldatz: Ailes, et ilz alloyent; venes, et ilz venoyent. Mays nous autres, qui sommes presque tous des petites gens, nous n'avons pas tant d'authorité; nostre cheval n'est pas si bien dressé que nous le puissions pousser et faire parer quand il nous plait. Les chiens sages et bien appris tirent pais et retournent sur eux mesme selon que le piqueur leur parle, mais les apprentis et jeunes chiens s'esgarent et sont desobeissans: les grans personnages, qui ont rendu sages leurs passions a force de l'exercice des vertus, les peuvent employer selon qu'ilz veulent; mais nous autres, qui avons des passions indomtees, toutes jeunes et apprentisses, nous ne les pouvons employer qu'avec peril.

            2. Les occasions d'employer la cholere estoyent si solemnelles, si esclattantes et si pressantes, et l'exces des crimes si grand, qu'il n'y avoit nul danger qu'on peut exceder au chatiment; si que la [437] cholere pouvoit prendre toute son estendue, et son exces ne pouvoit exceder la coulpe contre laquelle le zele l'employoit. 3. Ces zeles estoyent inspirés du Ciel immediatement, et par consequent estoyent privilegiés, pouvans employer la cholere sans peril; car le St Esprit qui les animoit a ces exploitz tenoit aussi les renes de leur juste courroux, affin quil ne passast les limites quil leur avoit prefigé.

            Mays quant a nous, tenons nous dedans la regle de St Jaques: L'ire de l'homme n'opere point la justice de Dieu. Si c'est une ire inspiree, ou au moins excitee par le St Esprit, ce n'est plus l'ire de l'homme; mais si elle n'est pas excitee du St Esprit, quoy quil semble qu'elle serve au zele ne le croyons pas, au moins ayons beaucoup de desfiance de son service, car le zele doit estre juste, et la cholere n'opere point la justice.

            On peut repousser les injures faites a Dieu et aux choses saintes par un zele doux, tranquille, constant, impliable, diligent, ardent, actif, impetueux, car les Anges exercent ainsy leur zele; sans fiel neanmoins, sans cholere, sans violence, sans chagrin, sans passion. L'impetuosité de l'esprit ne bouleverse point les cœurs, mais les fait aller viste; il y a difference entre avoir un grand vent et avoir des bourrasques ou de la tempeste. Les chasseurs sont ardens, diligens, laborieux au pourchas sans cholere, et silz entroyent en cholere, ilz ne chasseroyent pas si bien.

            Mays l'amour propre nous trompe souvent, et prætent le zele pour exercer ses passions sous un honnorable praetexte; et parce que le zele se sert quelquefois de la cholere, la cholere en contre-change se sert souvent du nom de zele pour s'excuser et couvrir son ignominie: car de se servir du zele mesme, en verité, cela ne se peut; dautant que c'est le propre de toutes les vertus, mais surtout de la charité, d'estre «si bonnes que nul ne peut en abuser.» Et y a des personnes qui ne pensent pas y avoir autre sorte de zele que la cholere, ni autre instrument du zele que l'ire, et qui ne pensent rien accommoder s'ilz ne gastent tout; ou, au contraire, le vray zele n'employe la cholere que fort rarement et es extremes maux, car comm'on n'applique le feu et le fer aux malades que rarement et quand on ne peut moins faire, aussi le zele n'employe la cholere qu'es extremités.

            Le zele doit estre discret, et rien n'offusque tant l'entendement [438] que la cholere; la discretion, discernement et distinction sont requises pour le juste zele, mais la cholere trouble, obscurcit, confond toutes choses. C'est un instrument qui est grandement dangereux, peu de gens s'en sçavent bien servir; il n'appartient qu'aux grans Saintz, desquelz Dieu tient la main par une tres speciale providence. Le zele requiert que celuy qui repousse l'injure faite a Dieu ayt charge de ce faire; la cholere pousse souvent ceux qui ne doivent pas sinon compatir, pleurer, demander a Dieu le remede. 2. La cholere fait que l'on prend l'un pour lautre, l'ennemi pour l'inimitié, le pecheur pour le peché. Or, comme dit st Chrysost., Hom. 4. in c. 1. Math., «le zele qui refuse le pardon c'est une fureur plustost qu'un zele:» ainsy Lamech tua Cain, pensant que ce fut une beste; Simon le lepreux blasme Magdeleyne comme pecheresse, qui estoit des-ja sainte

            St Greg. Naz., Apologetico Io fol. 14: «Pro omnibus» (dit il, parlant de st Paul) «dimicat, pro omnibus preces fundit, zelotypia erga omnes afficitur, pro omnibus inflammatur. Quin etiam majus quiddam pro suis secundum carnem fratribus ausus est, ut ipse quoque (audacius hœc dicam) eos apud Christum in locum suum subrogari prœ charitate optet. O incredibilem animi prœstantiam et spiritus fervorem! Christum, qui nostra causa maledictum factus est, qui infirmitates nostras suscepit et morbos portavit, imitatur; aut, ut parcius dicam, primus ipse post Christum aliquid eorum causa perpeti, et quasi impius, non recusat modo ipsi salutem consequantur.» Quibus verbis indicat genuinum sensum loci Apostoli, quidquid Card. Tolet. dicat. Nam quo sensu Christus factus est pro nobis peccatum, aut peccatarium, aut maledictum, eodem Paulus vult fieri anathema; quandoquidem anathema etiam sacrificium significat, et qui occidebantur, tanquam damnati, dicebantur anathema; Hier., epist. ad Algasiam, q. 9. Dicit ergo Paulus: Optabam pro Judeis tanquam damnatum mori, et pro eis non modo mori sed dira quœque pati et ignominiosa; non solummortem, sed mortem crucis, mortem ignominia ac probris omnibus pejorem. Sic enim Christus factus est anathema a Patre, unde et se derelictum clamat ac veluti separatum ac devotum pro peccatis populi; unde Paulus ejus imitator cupit fieri anathema ab eo, veluti resectus ac dereclitus. NOTA. Fortis ut mors dilectio, dura sicut infernus œmulatio; la mort separe l'ame du cors, et l'enfer separe l'ame de nostre Seigr et de son Paradis (non pas de sa grace, car c'est le peché qui en separe, auquel l'amour n'est pas comparé): [439] ainsy st Paul, ainsy Moyse, anathema a Christo ut Christus anathema a Pâtre, propter amorem. Quod autem Tolet. Sa et D. Ans. dicunt eum optasse esse anathema a Christo, non postquam factus est Christianus sed ante conversionem suam, cum ignorans in incredulitate zelaret pro Judeis, nolens fieri Christi discipulus ut sectam Judaicam tueretur et Christianos insequeretur, id, ni fallor, nullo prorsus fundamento nititur, etnisitantorum vivorum authoritas contineretpuerile existimarem. Nam, ut optime D. Thom. ad hunc locum ait, quid magni diceret Paulus ut opus esset tam solemni asseveratione et juramento: Veritatem dico, non mentior, testimonium perhibente conscientia mea, et cœt.? Neque valet reprehensio Toleti contra Chrisost., quant vide apud eum: nam etsi parum non sit mon pro amico, tamen in modo moriendi magna est latitudo; nam exaggerat ipse Paulus mortem: mortem, inquit, autem crucis. Sane aut ea sententia vera est quam posui ex Greg. Naz., quœ etiam est Hier.,q. 9. ad Algasiam (licetnon tammortis genus premat ac facit Greg. aut Chrisost.); quam sequitur D. Thom.; Theodor., in magna Glossa; Adamus; (Optabam: «optareminquit Theodor., si liceret, «separari a Christo,» id est, gloria caelesti privari) [aut,] et caet. Mirus zelus et Paulo dignus.

            Et le grand st Denis dit excellemment a Demophile, que celuy qui veut corriger les autres doit premierement «avoir soin d'empescher que lacholere ne deboute la rayson de l'empire et domination que Dieu luy a donné en l'ame, et qu'elle n'excite une revolte et sedition et confusion dans nous mesme.» Et apres, il dit au mesme: «De façon que nous n'appreuvons pas vos impetuosités poussées d'un zele indiscret, quand mille fois vous repeteries Phinees et Helie; car telles paroles ne pleurent pas a Jes. C., que luy disoyent ses Disciples qui n'avoyent pas encor participé de ce bon, doux et benin esprit.» Voyes vous, Philothee, Phinees voyant un Israelite se souiller de luxure avec une Moabite il les tua tous deux; Helie avoit prædit la mort d'Ochozias, lequel, indigné de cette prædiction, envoya deux cappitaines de cinquante hommes l'un apres lautre pour le prendre, et il fit descendre le feu du ciel qui les devora, et tous leurs compaignons. Or un jour que nostre Seigneur passoit au pais de Samarie, il envoya en une ville pour y apprester son logis, mais les bourgeois, sachans que N. S. estoit Juif de nation et quil alloit en Hierusalem, ne le voulurent pas loger; ce que [440] voyans St Jean et St Jaques, ilz dirent a N. S.: Voules vous que nous commandions au feu quil descende et quil les brusle? Et N. S. se retournant devers eux les tança, disant: Vous ne sçaves de quel esprit vous estes; le Filz de l'homme n'est pas venu pour perdre les ames, mais pour les sauver.

            C'est cela, Philothee, que St Denis veut representer a Demophile qui alleguoyt l'exemple de Phinees et d'Helie; car St Jean et St Jaques, qui vouloyent imiter Helie, furent repris par N. S., qui leur fit entendre que son esprit et son zele estoit un esprit et un zele doux, debonaire et benin, et qui n'employoit la vengeance et cholere que tres rarement, et lhors qu'il n'y avoit plus esperance de pouvoir prouffiter autrement. Le grand st Thomas d'Acquin, estant tumbé malade de la maladie dont il mourut au monastere de Fosseneuve, de l'Ordre de Cisteaux, en la campaigne, les religieux le supplierent de leur faire une briefve exposition du sacré Cantique des Cantiques, a l'imitation de st Bernard, et il leur respondit: «Mes chers Peres, donnes moy l'esprit de st Bernard, et interpreteray ce divin Cantique comme st Bernard.» Ainsy, certes, quand on nous dit a nous autres, petitz Chrestiens, miserables, imparfaitz, chetifs: Serves vous de l'ire et de l'indignation, comme Phinees, Helie, Mathatias, St Pierre, St Paul; nous devons respondre: Donnes nous l'esprit de perfection, le pur zele et la lumiere interieure de Phinees, Helie, St Pierre et St Paul, et nous employerons la cholere, l'ire, le courroux comm'eux. Cela n'appartient qu'aux perfaitz, qui ont en main les resnes de leurs passions pour les faire avancer a propos et retirer quand il est tems.

            Dont St Ambroyse dit, ser. 18. in Psal. 118: Beatus qui novit zeli disciplinam. Et St Bernard, ser. 19 in Cant.: Deus vult se amari non solum dulciter sed etiam sapienter; facillime zelo tuo illudet spiritus erroris si scientiam negligas, nec habet callidus hostis machinamentum efficacius ad tollendam de corde dilectionem quam si efficere possit ut in ea incaute et non cum ratione ambuletur; et ser. 20: Disce, o Christiane, a Christo quemadmodum diligas Christum; disce amare dulciter, prudenter, fortiter; zelum tuurn inflammet charitas, informel scientia, firmet constantia. Le zele est un degré de charité enflammee, et par consequent il ard, il esclaire, il consume: Usquequo accendetur velut ignis zelus tuus, Psal. 78. 5; la discretion de la lumiere y doit estre pour discerner quel moyen est plus [441] propre pour repoulser le mal. Le zele fait rarement courroucer, mais il fait souvent endurer; il fait travailler, veiller, jeusner, prier, prescher, exhorter, et enfin il nous rend tout a tous affin de sauver [tous.] St Paulin, E. de Noie, de nation françois, se vend luy mesme pour racheter l'enfant d'une pauvre vefve : c'est un acte d'extreme douceur, mais d'un extreme zele. Le B. Ignace Loyole se jette en hiver dans un estang, pour attendre un pecheur, affin de le destourner de l'iniquité quil alloit perpetrer: c'est un zele excellent qui le pousse a souffrir. En fin, la discretion qui accompaigne le vray zele luy fait non seulement discerner que c'est quil doit entreprendre, mays comment il le doit entreprendre; elle ne fait pas seulement choysir un juste sujet, mays des moyens convenables pour empescher le mal et conserver le bien.

            Les pigeons sont rudes aux colombelles de la jalousie quilz ont, quoy que sans occasion; car ilz les battent a coup de bec et les tancent, groignans du gozier, grondans, grunelant du gozier, et par apres, comme s'en repentans, ilz les environnent, les baysans et flattans, estans en ruït. Les grans Saintz censurent souvent leurs ames et les tancent, puis les flattent et excitent au bien, de la grande jalouzie quilz ont. Voyes ce que j'ay dit de ste Catherine de Sienne et de Genes.

            C'est chose estrange de la jalouzie des chameaux, qui lhors de leurs amours, non seulement s'irritent de sentir approcher les animaux de leurs especes, mais mesme se rendent furieux contre tout'autre espece d'animaux et contre les hommes silz les apperçoivent venir pres d'eux. La parfaite jalouzie de l'ame, non seulement ne veut souffrir les approches des affections qui sont contraires au st amour, mais rejette tout ce qui peut ombrager et donner de la distraction, bref, qui peut estre entre Dieu et elle. [442]

 

(Livre IX, Chapitre XVI)

 

            Et de cette jalouzie provient la tressainte nudité du cœur et le parfait despouillement de l'amour pur, car la jalouzie est comme la mort qui nous despouille de tout, c'est a dire l'ame de son cors et de tout; et comme l'ame despouillee de son cors ne le reprend jamais que Dieu ne le luy rende par la resurrection, ainsy l'ame despouillee de toutes affections par le saint amour ne les reprend jamais que Dieu ne le luy ordonne. Imagines vous, Philothee, le cher Espoux de nos ames au parvis du prœtoire de Pilate, ou, pour l'amour de nous, les ministres de la mort, c'est a dire les bourreaux, le despouillerent de tous ses vestemens l'un apres lautre; puis, non contens de cela, ilz le despouillerent, par maniere de dire, de sa peau, tant ilz la deschirerent a coups de verges et de fouetz, dont il sembloit un ladre ulceré, dit le Prophete; et enfin la mort mesme venant, despouilla sa ste ame de son cors et de tous les sentimens d'iceluy. Apres cela, imagines vous encor, je vous supplie, ce divin Sauveur resusciter: cette ame celeste reprend son cors, et le cors a mesm'instant sa peau, puis reprend des habitz, ou formés par miracle ou autrement, car il parut a ses disciples allans en Emaus, et a Magdeleyne, habillé en pelerin et en jardinier, selon que la gloire de son Pere et le salut des ames le requeroit. C'est pourquoy il accommode et son cors et ses habitz diversement, et les fait paroistre divers selon l'exigence et l'occurrence. O Philothee, la mort fit tout cela, mais en vertu de l'amour; car jamais la mort n'eut peu oster la vie au Maistre de la vie et de la mort, si l'amour, vie de la vie et mort de la mort, n'eut concuru et donné force a la mort. Ainsy ce mesme amour entrant dedans un'ame pour la faire heureusement mourir au peché et resusciter a la grace, il la fait despouiller, par le mespris du monde, de toutes sortes d'affections qu'elle portoit aux choses du monde; puis elle luy fait quitter la peau mesme, c'est a dire l'estime et l'amour d'elle mesme; et en fin il la desnue mesme de la vie, de l'affection aux vertus, aux exercices spirituelz, aux consolations interieures, qui sembloyent estre la vie de l'ame: et par ainsy il luy donne la mort, la separant de tout ce qu'ell'avoit, ains de tout ce qu'ell'estoit. [443]

            O que tell'ame est heureuse d'estre ainsy toute nue devant son Dieu! o comm'elle peut dire en verité avec le st homme Job: Je fus infuse toute nue dans mon cors, et toute nue je me represente a luy; Dieu m'avoit donné beaucoup de biens et m'avoit permis de me revestir de plusieurs affections, maintenant il me les a ostees; ainsy quil a pleu a Dieu il a esté fait, le nom tresst de Dieu soit beni.

            Mays par ce que demeurer en l'estat de cette parfaite nudité on ne le peut longuement en ce monde, apres tous ces despouillemens et cett'heureuse mort, il se faut revestir, mais non plus des habitz du viel homme dont on s'est despouillé, ains des habitz d'un homme nouveau; non plus d'un cors mortel, ni d'une peau mortelle, ni d'habitz perissables, mais d'un cors resuscité et d'affections divines, celestes; affections non plus venantes de nostre propre election, mais affections emanees et procedees du pur amour de Dieu. Imagines vous un enfant autant obeissant qu'Isaac, qui se seroit revestu pour le froid, qu'un pere luy dit: despouilles vous tout nud; il osteroit sans doute tous ses habitz l'un apres lautre, et jamais ne demanderoit de se revestir. Que si son pere luy disoit: reprens ta robbe, et puis metz ton pourpoint dessus, et puis ta chemise dessus, il le ferait selon le commandement, et non plus par election; comme st Pierre prid ses sandales, puis sa robbe, a mesure que l'Ange le luy disoit. Ainsy l'ame desnuee, par un absolu despouillement et renoncement es mains de l'amour divin, de l'amour du pais, de la mayson, du pere, de la mere, des enfans, de lhonneur mondain, de l'estime, de la conversation, de la consolation interieure et spirituelle, de l'inclination a tel ou tel exercice spirituel, helas! alhors elle ne sçait plus que faire. Et tel semble que fut l'estat de st Paul, car il tumba a terre, sans veüe, sans mouvement, sans action ni interieure ni exterieure; et pour monstrer que son ame estoit toute desnuee en un absolu despouillement de toute affection et volonté, il dit a N. Sr: Seigneur, que voules vous que je face? Comme sil vouloit dire: Je ne puis plus rien faire ni exterieurement ni interieurement, ma volonté ne peut plus rien vouloir que ce que vous voudres qu'elle veuille; que voules vous que je veuille? quelles affections vous plait il que je prenne? et quand, et comment? L'ame donq dit: Seigneur, puisque vous m'aves despouillé de moymesme et de ma volonté, Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus es tu. Alhors elle [444] reprend, selon qu'elle connoist estre la volonté de Dieu, l'affection, par exemple, de son cors, pour le nourrir affin quil puisse cooperer avec elle au service de Dieu; des enfans, affin quilz soyent eslevés en la crainte de Dieu; du pauvre, pour le soulager; de l'ignorant, pour l'instruire; de prier, d'estudier, de prescher; et le tout par ce que Dieu le veut, et tandis quil le veut, et comm'il le veut. Elle n'espouse point d'affection, ains elle les prattique, indifferente pour en prendre d'autres et quitter celles-la soudain que Dieu le voudra, ne se voulant revestir que des habitz que Dieu luy marquera et selon quil luy marquera.

            L'Ange commanda a st Pierre quil mit premier ses sandales, et il les mit les premieres, encor que ce ne soit pas l'ordinaire de prendre les souliers avant que de s'habiller: ainsy, aux uns Dieu commande d'enseigner avant que d'estudier, comm'il fit aux Apostres, a st François, a Isaie, et ilz le firent; aux autres d'estudier avant qu'enseigner, et ilz le font. O que bienheureux sont les pauvres d'esprit! Bienheureux sont les nuds d'esprit, car Dieu les revestira comm'il revest les lis, d'ornemens plus beaux que ne furent onques ceux de Salomon. Les Apostres ne porterent qu'une tunique, quand N. S. le leur ordonna ilz quitterent aussi leurs souliers; despuis ilz les reprirent par la volonté de Dieu. Ilz quitterent leurs femmes, ceux qui en avoyent; despuis, s'ilz les reprirent, ce fut avec changement d'affection, car en lieu quilz les avoyent precedemment par affection nuptiale, ilz les eurent par affection de frere a seur, dit St Paul: N'avons nous pas ce pouvoir, mulierem sororem circumducendi?

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(Livre VII, Chapitres IV-VIII)

 

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...qui a descouvert une beauté nouvelle par la contemplation, ne se contente pas de l'admirer, mais va de plus en plus enfonçant sa consideration sur son objet pour treuver davantage de merveilles. Que si Dieu l'arreste en la premiere admiration, il ne laisse pas de s'attacher, ne pouvant s'assovir de voir ce quil n'a encor point [445] veu. Et comme l'admiration est cause de la philosophie et attentive consideration des choses, ainsy que les Philosophes ont tesmoigné, aussi l'admiration est cause de la theologie mystique et de la contemplation. Cependant, cette admiration tenant l'ame hors de soymesme, attentive aux choses celestes, elle la met en extase et en ravissement: et souvent il arrive que la volonté estant touchee de l'amour et de la delectation sacree qui en provient, l'entendement entre en admiration de voir cette douceur; et reciproquement il advient maintefois que l'entendement estant en admiration pour quelque nouvelle veue et connoissance des beautés celestes, la volonté entre en amour de sentir le contentement et assovissement de l'entendement; et qu'ainsy ces deux facultés s'entreprestent l'un'a lautre et se communiquent mutuellement leur ravissement: le regard de la beauté nous fait aymer, et l'amour pareillement nous fait regarder. Et comme ceux qui s'arrestent en la pleyne lumiere du soleil, pour le playsir quilz ont a voir plus clairement les choses, tantost apres ilz sentent la chaleur, et ceux qui y sont pour recevoir la chaleur ne peuvent tenir les yeux si biens fermés quilz n'en voyent la lueur, ainsy ceux qui sont ravis en la contemplation des misteres en passent pour l'ordinaire aysement au ravissement de l'amour, et ceux qui sont en l'extase d'amour se treuvent pour l'ordinaire saysis de l'extase de l'admiration. L'amour fait facilement admirer et l'admiration fait aysement aymer.

            Neanmoins, les deux extases ne sont pas tellement appartenantes l'un'a lautre que l'une ne soit souvent sans lautre: car, comme les Philosophes ont eu plus de connoissance de la Divinité quilz n'ont eu d'amour pour elle, aussi les simples Chrestiens ont souvent plus d'amour que de connoissance; et par consequent l'exces de la connoissance n'est pas tous-jours suivi de l'exces de l'amour, non plus que l'exces de l'amour de celuy de la connoissance. Et tous-jours vous sçaurés que l'extase de l'amour est la meilleure, car lautre ne nous fait pas meilleurs si ell'est seule, le st Apostre disant: Si je connoissois tous les misteres et toute science, et je n'ay pas la charité, je ne suis rien. C'est pourquoy le malin esprit peut extasier, pour parler ainsy, et ravir l'entendement, representant des merveilleuses intelligences qui le tiennent suspens, et par le moyen de telles illusions il peut provoquer la volonté a certaine [446] sorte d'amour imparfait, tendre et fort aggreable a la nature; comm'en effect il a souvent abusé plusieurs personnes par de telles amorces et faulses extases.

            Certes, st Augin recite d'un certain prestre nommé Restitutus, qui se mettoit en extase tous-jours quand il vouloit, chantant ou faysant chanter quelqu'air lamentable, lugubre ou piteux, et ce pour seulement contenter la curiosité de ceux qui vouloyent voir tel spectacle. Il estoit tellement aliené des sens quil ne sentoit mesme pas quand on le brusloit, ains, apres estre revenu a soy il en souffroit la douleur; et neanmoins si quelqu'un luy parloit un peu fort et a voix claire il l'entendoit comme de loin, et n'avoit nulle respiration.

            Or les extases pouvant arriver et naturellement, et par l'artifice du malin esprit, et surnaturellement par la grace divine, on apporte plusieurs marques des vrayes extases, que la bien heureuse Mere Therese deduit en ses livres, et le P. Ribera, homme excellent, traitte asses amplement cette matiere, apres le grand Gerson, es deux premiers chapitres de la Vie de la mesme Sainte; le P. Ber. Rossignol, I. 3. chap. 20 De la disc. de la Perfection; Rutilius Benzonius, Evesque de Laurete, I. 4. Sur le Mag., chap. 16: car si bien ilz ne parlent pas tous de l'extase, neanmoins ce quilz disent du discernement des visions, revelations, instinetz et inspirations est convenable pour le discernement des vrayes et faulses extases. Mays pour moy, il me suffira de vous en proposer deux principales marques, de la vraye extase divine: l'un'est que la vraye extase s'attache plus a la volonté qu'a l'entendement, elle l'esmeut et eschauffe, et remplit d'une puissante affection envers Dieu; si que quand l'extase est plus belle que bonne, plus lumineuse que chaleureuse, plus speculative qu'affective, ell'est grandement a soupçonner. Je ne dis pas quil ne se puisse faire qu'on ayt des ravissemens, des visions, voire qu'on puisse avoir l'esprit de prophetie sans avoir la charité; car c'est chose certaine que comm'on peut avoir la charité sans estre ravi, aussi on peut estre ravi, avoir des visions et prophetiser sans avoir la charité: mays je dis que celuy qui a plus de clarté en l'entendement, par le ravissement, que de chaleur en la volonté pour aymer Dieu, il doit estre en grand peyne [447] et souci, ou que son ravissement ne soit naturel, ou quil soit procuré par le malin, ou quil n'en devienne plus enflé qu'edifié, et quil ne soit, comme Saul, Balaam et Caiphe, entre les prophetes, et non entre les esleuz.

            La 2e marque des vrayes extases de l'ame est une troysiesme extase, qui [est] l'extase toute desirable, toute aymable et qui couronne les deux autres; qui est l'extase de la vie. C'est lhors que nous ne vivons pas selon nostre rayson naturelle, mais au dessus; lhors que nous ne nous contentons pas de vivre selon les vertus civiles et morales, mais selon les perfections divines et chrestiennes; lhors que, renonçans mesme aux choses loysibles, nous passons outre a une vie plus relevee que la vie humaine. Voyes-vous, Philothee, les commandemens de Dieu sont tous conformes a la rayson mesme naturelle, et bien quilz ne puissent pas estre exactement observés par les seules forces de la nature, si est ce que nostre nature nous incline a les vouloir observer. Mays, outre les commandemens, il y a des conseilz et des inspirations evangeliques, qui nous eslevent a une vie qui, a la verité, n'est pas contraire, mais qui excede et surpasse toute l'inclination naturelle: et lhors que nous prattiquons ces conseilz et inspirations nous faysons une vie surhumaine, c'est a dire une vie qui est hors et au dessus de nostre condition naturelle.

            Non seulement ne desrobber point, mais quitter tous nos biens, nous plaire en la pauvreté, et quand il nous arrive des miseres, des necessités, des afflictions, des persecutions, les tenir pour des beatitudes et felicités, chantans de cœur avec David: Elegi abjectus esse in domo Dei mei, et cæt., Bienheureux sont les pauvres; appeller la pauvreté sa chere maistresse, comme st François; rejetter les louanges, se plaire au mespris, aymer l'abjection; non seulement observer le commandement: Tu ne paillarderas point, mais quitter mesme les playsirs loysibles du mariage; et en fin, vivre emmi le monde contre les maximes et doctrines du monde, rejetter les playsirs, les honneurs, les richesses, vivre contre le courant du fleuve de cette vie: c'est vivre extatiquement et hors de nous mesme.

            C'est cela que le grand Apostre enseignoit aux Rhodiens: Vous estes mortz, et vostre vie est cachee en Dieu avec Jesuschrist. Qu'est ça a dire: Vous estes mortz? C'est a dire: Vous ne vives plus de la vie naturelle, vous ne vives plus de la vie des hommes; et comme par la mort l'ame ne vit plus en son cors, aussi maintenant vous ne [448] vives plus en vous mesme et dedans l'enclos de vostre propre condition, vostre ame vit non seulement au dessus de son cors, mays au dessus de sa propre condition. On dit cela de plusieurs animaux, quilz changent leur estre plusieurs fois, et que leur premier estre meurt pour faire place au second. Le phœnix est phœnix en cela, qu'il aneantit luy mesme sa vie, a la faveur, neanmoins, des rayons du soleil, pour en recevoir une plus belle et plus vigoureuse; les bigatz et vers de soye changent de vie, et de vers deviennent papillons; comme font aussi les abeilles, qui naissent vers, puis deviennent nimphes, marchans sur leurs pieds, puis enfin deviennent mousches. Le corail mesme dedans la mer a l'estre d'un arbre; et estant tiré dehors, hors de sa condition naturelle, il devient pierre prætieuse. L'ours estant nay, n'est qu'une masse de chair insensible; apres, il devient animal et vit la vie d'un animal. Ainsy le Chrestien meurt a sa vie naturelle, et ne perd neanmoins pas la vie, mais il la cache en Dieu avec Jesus Christ. Il colloque en Dieu toutes ses consolations, tous ses playsirs, toutes ses richesses, tous ses honneurs, et cependant les couvre, affin qu'on ne les voye pas, d'humilité, d'abjection; si que, avec Jesus Christ, il couvre (comme Jesus Christ qui cacha sa Divinité) sa gloire, sa felicité sous l'ignominie de la croix: ainsy nous cachons nostre vie, c'est a dire nostre esperance, nostre consolation, la grace abondante, sous la croix. Item, tout cela est en Dieu; nos pensees, nostr'amour, qui est la vie de nostr'ame, car c'est le poids (Amor meus, pondus meum), c'est le principe de tout mouvement affectif, il est caché en Dieu au Ciel avec Jesus Christ. C'est pourquoy icy nous n'aymons rien que pour le Ciel et Jesus Christ; et quand Jesus Christ qui est nostre vie, c'est a dire nostr'amour, apparoistra au jour du jugement, alhors nous apparoistrons avec luy en gloire; c'est a dire, nostr'amour nous glorifiera et monstrera sa felicité et splendeur. C'est pourquoy, estans mortz au monde et resuscités a Dieu avec J. C., nous ne devons appeter et chercher sinon le Ciel et les choses celestes, et savourer les amours de ce divin Espoux.

            Or, que l'amour soit la vie morale de l'ame il appert par ce que c'est le principe de tout mouvement affectif et moral, comme l'ame est le premier acte et le premier principe de tous les mouvemens vitaux de l'homme. Et comme Aristote dit que l'ame est «le principe par lequel nous vivons, sentons et entendons,» aussi l'amour [449] est le principe par lequel nous vivons affectivement ou moralement, nous sentons et entendons, et nous sommes telz qu'est nostre amour. Et comme l'ame est le principe de tous les mouvemens animaux ou spontanees, et l'on connoit la diversité des ames par la varieté des mouvemens, aussi l'on connoit qu'une ame est aimante par le mouvement, et la diversité de ses mouvemens affectifz nous fait voir quelle ell'est. Et comme l'on connoist la vie des animaux par leur mouvement, et les animaux qui sont sans vie sont sans mouvement naturel, en sorte que la vie semble consister au mouvement, dont les choses mortes n'ont nul mouvement, aussi un cœur sans amour n'a point de mouvement moral, et on connoit la vie morale du cœur par ses mouvemens affectifs: en sorte quil semble la vie estre le principe de tous les mouvemens naturelz et animaux, comme l'amour, vie morale, est le principe de tous les mouvemens moraux; et comme en l'ame gist la vie naturelle de l'homme, aussi en l'amour gist la vie morale.

            Quand donq nous avons colloqué nostre amour en Dieu avec Jes. C., nous avons caché nostre vie morale en luy: quand il se manifestera aussi, luy qui estant nostre amour est nostre vie, nous serons aussi manifestés en cette gloire de nostr'amour et de nostre vie. St Ignace disoit: Amor meus crucifixus est; c'est a dire: Jesuschrist estant crucifié, j'ay crucifié avec luy mon amour, et par consequent toutes mes affections sont crucifiees avec luy qui est ma vie et mon amour; j'ay crucifié ma chair et tout son amour, avec toutes les passions et convoytises qui en dependent; mon amour naturel est crucifié, attaché a la Croix de mon Sauveur, ou je l'ay fait mourir par ce que c'estoit un amour mortel et une vie mortelle: et comme N. S. fut crucifié et mourut selon sa vie mortelle pour resusciter selon l'immortelle, aussi je suis mort avec luy sur la croix a ma vie morale mortelle de mon ame, et suis resuscité a la vie morale immortelle.

            Quand donques vous voyes un homme qui a des extases et est hors et dessus soy en l'orayson, et neanmoins il ne l'est pas en sa vie, il vit selon le sens, selon le monde, et n'a point d'exces de pieté, de mortification, de conversation en sa vie: quil ayt tant d'exces quil voudra en l'orayson, telz ravissemens sont grandement perilleux et douteux; ce sont ravissemens qui le peuvent rendre plus admirable, mais non pas plus saint. Qu'importe-il pour le bien [450] d'un'ame qu'elle soit ravie en Dieu par l'orayson, et que sa vie soit ravie par la terre en sa conversation? En somme, estre au dessus de soymesme en l'orayson et au dessous de soymesme en la vie et en l'action, c'est un meslange de contrarietés trop extremes. Bienheureux sont ceux qui vivent une vie surnaturelle, extatique et eslevee de la terre, quoy qu'ilz ne soyent point ravis ni en extase en l'orayson. Plusieurs Saintz sont au Ciel, qui ne furent jamais en l'extase de la contemplation, mais il n'y en a point qui, ou peu ou prou, n'ayt esté en extase de vie et d'action.

            Et c'est la ste extase delaquelle principalement parle St Paul quand il dit: Je vis, mais nomplus moy, ains J. C. vit en moy; ainsy quil l'explique plus clairement ailleurs, Ro. 6, quand il dit que nostre viel homme est crucifié ensemblement avec Nostre Seigneur, et que nous sommes morts au peché avec luy, et que de mesme nous sommes resuscités avec luy pour marcher en nouveauté de vie, affin de ne servir plus au peché. Car manifestement, le grand Apostre represente deux hommes en chacun de nous, et par consequent deux vies: l'une du viel homme, qui est une vielle vie, comme celle d'une viell'aigle, ou d'un cerf qui mue et quitte sa teste dans son buisson; et lautre, une vie nouvelle, de l'homme nouveau.

            En la premiere vie le viel homme vit au peché et fait une vie toute mortelle, ains qui est la mort mesme; en la seconde vie il vit a Dieu, et cette vie est la vraye vie vitale et une vie vive. Et pour parvenir a cette seconde vie, il faut quil passe par la mort de la premiere, mourant a la vielle vie et au peché, ce qui se fait crucifiant sa chair avec tous ses vices et ses concupiscences, et l'ensevelissant dans le st Baptesme ou dedans la sainte Pœnitence: comme l'aigle, qui se plonge et fourre dans la mer pour y laisser ses vielles plumes, et sortant de la toute nue, comme renaissante, comme quand elle fut esclose de sa coque, elle recommence une nouvelle vie et prend des nouvelles plumes; comme Naaman, qui prit une nouvelle vie dedans les eaux du Jordain, et on pouvoit dire de luy quil estoit un autr'homme, qui estoit mort a la ladrerie et vivoit a la netteté et santé.

            Or, quicomque a cette nouvelle vie parfaitement, il ne vit plus ni en soy, ni pour soy, ni a soy, ains il vit en N. S. Estimes, dit st Paul, que vous estes vrayement morts au peché et vivans a Dieu, en J. C. N. S.

            Mays ailleurs, 2. Cor. 5, cet admirable amant de Dieu fait un argument admirable, et le plus pressant qui fut jamais fait, ce me semble, pour nous porter a cett'extase de vie delaquelle nous [451] parlons. Oyes, je vous supplie, Philothee, soyes attentive, et peses la force et efficace des divines paroles de cet Apostre, tout ravi et absorbé en l'amour de son Maistre. La charité, dit-il, de J. C. nous presse. Mais quand nous presse elle le plus? Æstimantes (hebraismus), lhors que nous estimons et pensons attentivement; elle nous presse, œstimans, lhors que nous sommes estimans, que nous estimons, ceci. Voyes, je vous prie, comm'il va bellement fichant son argument: lhors, dit, que nous estimons ceci; et quoy? que si un est mort pour tous, donques tous sont morts. Ouy, car la mort de Celuy qui est mort pour tous est estimee estre la mort de tous, elle doit estre imputee a un chacun de ceux pour qui Celluy la est mort; car sil est mort pour nous, nous sommes tous morts en sa personne, la mort quil a soufferte estant une mort qui estoit deüe a tous. Et J. C. est vrayement mort pour tous, car il n'est point mort pour soy, mais pour nous.

            Que s'ensuit il de la? Il s'ensuit donques, exclame de tout cœur l'Apostre, que ceux qui vivent, ne vivent plus desormais a eux mesme, mais a Celuy qui est mort pour eux. O Dieu, Philothee, que cette consequence est forte! ell'est inevitable. J. C. est mort pour nous, nostre vie nous est donnee par sa mort, nous ne vivons que par ce quil est mort, nous luy devons donques toute nostre vie: nostre vie n'est donq plus nostre, mais a Celuy qui est mort pour nous; nostre vie ne doit plus estre qu'en luy, a luy et pour luy, puisqu'il est mort en nous, pour nous et a nous.

            Une jeune fille (Pline, 1. X, c. 5.) de l'isle de Sestos avoit nourri une aigle petite, avec le soin que les enfans ont accoustumé d'employer en telles occasions. L'aigle devenue grande commença a chasser aux oyseaux; puis s'estant rendue plus forte, elle se rua sur les bestes sauvages, apportant tous-jours sa proye a sa chere maistresse, comm'en reconnoissance de la nourriture qu'elle avoit receue d'icelle. Or il advint que cette jeune damoyselle mourut, et son cors, selon la coustume de ce tems et de ce pais-la, fut mis sur un buscher pour estre bruslé. Et comm'il commençoit a brusler, l'aigle survint, qui voyant cela, se jetta dans le mesme feu, bruslant et mourant courageusement avec sa pauvre chere maistresse.

            Ah, Philothee, Nostre Seigneur nous a nourris des nostre [452] jeunesse! Mays que dis-je? Suscepisti me de utero matris meœ; in te projectus sum ex utero. Des l'instant de nostre conception il nous a receu entre les bras de sa providence, et nous a rendu siens par le Baptesme, et nous a nourris temporellement et spirituellement, avec un amour incomparable; et pour nous acquerir la vie il a supporté la mort. Que reste-il, sinon que ceux qui vivent ne vivent plus a eux mesme, que nous rapportions toutes nos proyes, toutes nos œuvres, toutes nos intentions et actions a ce sauverain Seigneur, et que nous consacrions a son amour tous les momens de nostre vie; et que le considerans sur la croix comme sur son bucher d'honneur, ou il brusle d'amour et meurt d'un amour douloureux plus que la mort mesme, ou d'une mort plus amoureuse que l'amour, nous nous jettions sur luy en la croix, nous nous crucifions sur luy, et mourions courageusement pour l'amour de Celuy qui, pour l'amour de nous, a bien voulu mourir.

            Ainsy se fait l'extase de l'amour, quand on ne vit plus en l'homme viel mais en Jesuschrist, homme nouveau; quand on vit, non selon l'inclination humaine, mais au dessus de toute rayson, par l'amour du souverain object et de la Divinité.

 

 

(Chapitres IX-XIII). Du suprem'effect de l'amour, qui est de nous faire mourir et ceux qui sont mortz d'amour

 

            La mort nous separe de toutes choses, et pour son principal effect, elle separe l'ame de son cors. L'amour, qui est aussi fort que la mort, nous divise d'avec le monde, d'avec tout ce qui est au monde, et passe jusques a faire la division entre l'ame et l'esprit, et [453] par maniere [de dire,] nous divise nous mesme de nous mesme, c'est a dire, nostr'homme interieur d'avec l'exterieur. Mays pourtant l'amour qui fait tant de divisions, ne separe pas ordinairement l'ame d'avec son cors, ains permet que l'ame et le cors demeurent jointz et liés ensemble, se contentant de rendre le cors spirituel et l'ame spirituelle. Car il ne met division entre l'esprit et l'ame, entre l'ame et le cors que pour monstrer a chascun son rang et son office, affin que l'ame soit sujette a l'esprit, et la chair a l'ame, et l'esprit a Dieu; comme font les maistres de camp ou mareschaux, qui divisent l'armee en plusieurs bataillons, non pour les separer, ains pour les mieux ranger, et unir a un mesme effect et a mesme dessein, de sorte que la distinction sert a l'union. Mays bien que l'amour ordinairement ne face la division qu'en cette maniere, si est ce que quelquefois il fait non seulement la distinction ou division, mais il separe tout affait l'ame d'avec le cors, en sorte quil donne la mort.

            Or, il y a bien difference entre mourir en l'amour de Dieu, mourir pour l'amour, mourir par l'amour et mourir d'amour. Tous les esleuz meurent en l'amour de Dieu; car l'amour de Dieu et la grace n'estant non plus differens que le feu entant quil est lumineux et beau, et le feu entant quil est chaud et ardent, qui ne meurt en l'amour de Dieu ne meurt pas en la grace de Dieu, et qui meurt hors de la grace de Dièu il n'est pas esleu, car ceux la seulz sont esleuz desquelz Dieu praevoit quilz mourront en sa grace. C'est la robe nuptiale, etc.

            Tous les Martirs meurent pour l'amour de Dieu: car si bien on dit quilz meurent pour la foy, c'est a dire pour ne point renoncer la foy ou pour la soustenir, si est ce quilz ne mourroyent pas pour la foy si la charité ne les animoyt et silz n'aymoyent la foy; or ilz n'aymeroyent pas la foy silz n'aymoyent Celuy que la foy annonce. Neanmoins, es Martirs, l'amour ne donne pas la mort, ce sont les tyrans, et l'amour la fait souffrir.

            Mays ceux que l'amour de Dieu consume petit a petit, les extasiant, fondant leur cœur, les allanguissant, leur ostant le boyre et le manger, et en somme abbregeant leur vie, ilz meurent par l'amour: car comme ceux que le regret ou desplaysir empesche de [454] manger et de dormir, petit a petit tumbent en defaillance de forces et en fin meurent (ilz ne meurent pas de regret, mais par le regret, car ilz meurent de foiblesse: le regret les empesche de manger et dormir, le defaut du manger et dormir les affoiblit, et en fin, destitués de force naturelle, ilz meurent); ainsy l'amour de Dieu occupant grandement l'esprit des saintz amants, petit a petit la digestion et les autres functions animales et vitales manquent a leur office; l'ame ne leur pouvant asses fournir de forces a rayson du divertissement qu'ell'a sur l'object de l'amour, en fin la mort s'en ensuit. O Dieu, que c'est une mort heureuse que de mourir par l'amour! [Heureux] celuy auquel l'amour cause ainsy la mort! Quelle douce sajette qui nous fait tant perdre de sang qu'en fin nous en mourons!

            Mays mourir d'amour c'est lhors que l'amour mesme, non seulement comm'un dard nous blesse en quelqu'endroit, que nous perdions le sang et en fin en mourions, mays quand il nous blesse droit dedans le cœur et pousse nostre ame dehors de son cors. Ce qui se fait par maniere de ravissement, lhors que l'ame attiree par son object amoureux, affin de se joindre de plus pres, ne pouvant tirer apres soy le cors, elle s'eslance de son costé et l'object la ravit du sien, en telle sorte qu'elle le quitte; et pour s'unir a son Bienaymé elle quitte sa bienaymee chair, l'amour attirant et tirant aussi durement et fortement l'ame que l'enfer pour la faire tenir separee du cors. Et comme nous voyons que le feu, enfermé et pressé dedans l'artillerie ou dans une mine, separe la basle de l'artillerie ou un boulever tout entier de la terre, romp et fracasse tout pour sortir et pousser en haut, ainsy l'amour estant fort enflammé, enfermé et serré dans un cœur, il pousse enfin l'ame dehors et la separe de son cors, luy donnant par ce moyen le coup de la mort. Ou bien, comme le feu dans le boys separe les parties ignees et aeriennes, les evaporant en fumee, et laisse la les matieres terrestres et grossieres; ou comme la force du feu separe dans l'allambiq l'eau naphe du cors des fleurs, ainsy l'amour, quand il est enflammé, separe l'ame du cors: ce qui est le plus violent effect que l'amour face en un'ame, et faut que l'ame qui est ainsy tiree hors du cors soit grandement deschargee de toutes sortes d'affections pesantes, terrestres et corporelles, et qu'elle ne tienne plus a rien du monde. Il faut qu'auparavant l'amour luy ayt tout fait quitter; qu'il luy ait mis des pendans aux oreilles, l'ayant rendu souple aux semonces amoureuses de l'Espoux; des brasseletz aux mains, l'ayant disposee a l'execution de toutes inspirations; quil luy ayt changé ses habitz, ou plus tost toutes ses habitudes, inclinations et humeurs terrestres [455] et mondaines, et quil luy ayt fait quitter pere, mere, mayson et toutes choses, comme le bon Eliezer fit envers la belle Rebecca. Il faut qu'elle puisse dire avec David: Dirupisti, Domine, vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis; et que l'amour luy face comme l'Ange fit a st Pierre, quil luy frappe fortement dans le cœur et face tumber tous ses liens. Or ce grand espurement se fait par les actes [de] l'amour unitif dont nous avons discouru en ce Livre, par lesquelz le saint amour affoibli les forces de la chair, qui veut retenir l'esprit, comme la femme de Puthiphar, Joseph, par son manteau, par l'amour de soymesme. Il allangourit la vie presente, il eslance l'ame contremont vers le Ciel ou l'amour a son principal regne, il luy donne enfin tant d'assaultz, il l'amollit et fait fondre, il l'attache a son object et la serre en sorte qu'en fin, ou est son tresor, la elle s'en vole. O qu'heureuse est cette mort!

            Les uns meurent en la ste charité, qui est l'amour habituel, en l'habitude de l'amour, ayans l'amour dedans le cœur, mais non pas en l'action de l'amour; et de cette mort meurent ordinairement les esleuz. Voyes vous, Philothee, la grace de Dieu et la charité n'est qu'une mesme chose. Quand les justes dorment, ilz ne perdent pas pour cela la grace de Dieu, ni sa charité ou son amour. Il est dedans leur ame, mais alhors, pour l'ordinaire, il n'est pas en exercice et ne fait pas d'action, car estant en un homme dormant, il semble qu'il dorme aussi, comme toutes les autres habitudes, de science, de prudence, de foy, d'esperance; car alhors la science est en un homme dormant, car sil la perdoit en s'endormant, il faudroit quil retournast a l'escole pour l'apprendre: on la treuve en se resveillant, et la foy et l'esperance et toutes les autres vertus, desquelles la condition naturelle est que quand nous les avons nous nous en puissions servir quand nous voulons, et qu'elles ne nous servent pas sinon que nous voulions. Or, quand nous dormons nous ne voulons rien, c'est pourquoy alhors ces habitudes ne sont pas en usage. Or il arrive maintefois que les gens de bien et les esleuz meurent de mort soudaine, et lhors qu'en effect ilz ne pensoyent pas a Dieu, comme font ceux qui meurent apoplectiques ou letargiques, ou qui meurent de mal de chaud, en resverie et frenesie: car bien que les saintz et esleuz ne meurent jamais de mort improuveue, par ce que toute leur vie n'est presque qu'une meditation de la mort, si est [ce] quilz meurent bien de certains genres de mort esquelz ilz n'ont pas l'usage de rayson, ni par consequent l'usage [456] de la charité et de l'amour. Or, ceux ci sont bienheureux, mourans en la charité et en l'amour de Dieu, quoy que non pas en l'usage de l'amour, parce quilz meurent en Dieu; car, comme dit le Sage, Sap. 4. v. 7: Le juste, sil est prevenu de la mort, il sera en repos. Et c'est un jugement temeraire et un esprit populaire qui juge de la varieté des genres de mort la varieté des evenemens apres la mort: si l'homme est craignant Dieu, toutes mortz luy sont bonnes. Si des foibles espritz eussent veu tumber le feu du ciel et tuer le grand St Symeon Stilite ilz eussent esté grandement scandalisés, comme furent, au siecle passé, quelques religieux du monastere dans lequel le vertueux et tres pieux Jean Thaulere mourut, ayans veu les horribles gestes et convulsions dont il fut agité pendant quil agonizoit et tendoit au trespas; dont ilz furent par apres desabusés par le recit d'une vision qui leur fut fait, par laquelle il apparoissoit de sa felicité, quoy que la bonté et pureté de sa vie passee les en deut asses asseurer.

            Quelques uns des Saintz et esleus meurent non seulement en la charité et amour de Dieu, mais en l'exercice et en l'action de la charité et saint amour; et cela arrive a presque tous ceux qui pendant leur vie ont esté fort ardens en l'exercice de l'amour divin. Telle fut la mort de St Augin, [qui] mourut en l'exercice de la sainte contrition, lisant les Pseaumes pœnitentielz et pleurant amerement ses pechés; mais la contrition, principalement es hommes parfaitz, est toute fondee, meslee et unie a l'amour de Dieu. St Hierosme mourut exhortant ses chers enfans spirituelz d'aymer Dieu, le prochain et la vertu; St Ambroyse, devisant doucement avec son Sauveur qui l'estoit venu visiter un peu avant son trespas, ainsy que St Bassian, Ev. de Laudes, le vit, estant tout absorbé en l'orayson mentale, les bras estendus en croix; [et] mourant soudain apres la reception du tresst Sacrement, mourut en l'exercice du st amour divin. St Anthoyne de Padoüe mourut apres avoir dit l'hymne O gloriosa Domina, et parlant avec N. S. en grande joye. Le grand St Thomas d'Acquin mourut exhortant ceux qui estoyent autour de luy, et sur le fin passage de sa mort il jetta les yeux au ciel, joignant les mains et, comme dit Sixte le Siennois, prononçant avec une grande ferveur et haussant fortement la voix, par maniere d'orayson jaculatoire, ces paroles du Cantique des Cantiques, qui estoyent les dernieres quil avoit exposees: Veni, dilecte mi, egrediamur in agrum, il eslança son esprit. St Estienne, St Jaques le [457] mineur, le grand St Paul, St André et la plus part des Martirs sont mors priant Dieu, et par consequent en l'acte de l'amour. Certes, encor faut nommer ce grand bienheureux homme, le venerable Bede, qui ayant sceu l'heure de sa mort, alla a Vespres le jour de l'Ascension, et estant en son siege debout, appuyé sur les accoudoirs, sans aucune maladie, finissant Vespres il finit sa vie perissable, pour commencer celle en laquelle tout est mattin et n'y a plus de Vespres; Marullus. Qui recite aussi une pareille fin du st Hommebon, Cremonnois, qui mourut oyant Messe, planté sur ses genoux, si doucement que personne ne s'en apperceut, jusques a ce qu'a la fin on vit quil ne se levoit point pour l'Evangile, contre sa coustume, et en le regardant on vid quil estoit trespassé emmi le Sacrifice de l'amour divin, en la posture de l'amour.

            Jean Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, homme si docte et si pieux que, comme dit Sixte Siennois, «on ne sçauroit discerner sil a surmonté sa doctrine par la pieté ou la pieté par la doctrine,» trois jours apres avoir escrit des 50 proprietés de l'amour divin marquees au Cantique des Cantiques, il mourut, le visage et le cœur fort vif, repetant plusieurs fois, par maniere d'eslancement d'esprit en Dieu: Fortis ut mors dilectio tua. St Martin, comme chascun sçait, mourut si attentif en l'amour, quil ne se peut rien adjouster. St Louys, ce grand roy entre les Saintz et grand St entre les roys, frappé de peste, ne cessa onques de prier; et ayant receu le tres divin Sacrement, il mourut: «les bras estendus en forme de croix,» dit Marule, «les yeux fichés au ciel, et jettant ces paroles de confiance amoureuse dans le sein de son Dieu: J'entreray, Seigr, en vostre demeure, je vous adoreray en vostre saint temple et confesseray vostre nom, il expira.» St Pierre Celestin, apres avoir souffert des afflictions qu'on ne sçauroit bonnement dire, sur le point de la mort commença le Psalme: Laudate Dominum in sanctis ejus, et finit sa vie en le finissant, sur ces paroles si amoureuses: Omnis spiritus laudet Dominum. L'admirable Ste Eusebe, surnommee l'Estrangere, mourant a genoux en une fervente priere, mourut sans doute en l'amour, dit Symeon Metaphrastes. St Pierre le Martir mourut sans doute en l'exercice de l'amour, escrivant [458] a bout, [de] son doigt, de son propre sang, la confession de la foy catholique pour laquelle il mouroit, et en fin expira prononçant les paroles: In manus tuas Domine. Il y a de l'apparence que ste Cathe de Sienne mourut en l'amour, par l'amour et d'amour, comme l'on peut recueillir de sa vie. St Paul, premier hermite, mourut a genoux, la teste droite et les mains levees: qui peut croire quil mourut sinon d'amour, ou pour le moins en l'amour? Le grand st Jean Chrisostome ayant eu revelation de son trespas et de son salut tout ensemble, par st Basilisque, evesq. et martyr, donnant tout ce quil avoit de reste aux pauvres et mourant apres avoir receu le St Sacrement, il ne peut mourir qu'en l'amour de Dieu. St Jean l'Evangeliste, entrant dedans sa propre sepulture sans avoir aucun sentiment de maladie, et avec ces paroles: Mon Seigr J. C., soyes avec moy, et prenant doucement et amoureusement congé de ceux qui l'avoyent accompaigné, par ces paroles : La paix soit avec vous, mes freres, et se couchant sur son manteau comme pour faire un delicieux sommeil, environné d'une grande lumiere ; ou soit quil mourut reellement, ou soit quil mourut de la mort mistique, ou soit que son ame fut separee du cors, ou que tout entier il fut separé du commerce commun des hommes et que son ame ravie et absorbee laissast pour un tems son cors comme mort, si est ce pourtant quil passa en l'amour et d'amour. Quant a St Denis, on ne peut douter qu'avec ses compaignons Eleuthere et Rustique ilz ne mourussent en l'amour, car la priere quilz firent sur le point de leur martire le monstre clairement.

            Mays quant au grand st François, Saint en la protection duquel la Providence divine, comme j'espere, me remit des qu'elle me fit escheoir son digne nom, a moy tres indigne, en mon Baptesme, il mourut en l'amour, par l'amour, pour l'amour et d'amour de Dieu. Car des lhors quil eut receu les douloureuses stigmates de son Maistre, il eut de si fortes et penibles tranchees, convulsions et maladies, qu'il ne luy demeura que la peau et les os, et sembloit une vraye anatomie vivante de la mort. Et sur le point de son trespas, il se mit nud sur la terre, receut encor un habit en aumosme, duquel il fut par apres vestu, il exhorta ses freres a l'amour et crainte de Dieu et de son Eglise, fit lire la Passion, puis commença a dire avec extreme devotion le Psal. 141: J'ay crié a haute voix au Seigneur, de ma voix j'ay supplié le Seigneur; et ayant prononcé ces dernieres paroles: Seigr, tires mon ame de la prison, [459] affin que je confesse vostre st nom; les justes m'attendent jusques a ce que vous me recompensies, il expira, l'an 45 de son aage. Qui ne void que non seulement il mourut en amour, mais par l'amour et d'amour? mais il mourut encor pour l'amour, car il desira les souffrances de l'amour, pour l'amour quil portoit a son Seigr.

            Quant a Ste Magdeleyne, elle mourut d'amour, car ayant l'espace de trente ans demeuré en la Ste Baume ou grotte que l'on void en Provence, ravie tous les jours sept fois par les Anges, qui l'eslevoyent en l'air pour oüir leur celeste musique, en fin un jour de Dimanche elle vint en un'eglise, en laquelle son cher st Maximin, Evesque, la treuvant en orayson, eslevee en l'air, les bras estendus en haut, les yeux pleins de larmes, il la communia; et bien tost apres elle rendit l'esprit. Ste Catherine de Gennes mourut aussi d'amour et par l'amour; la B. h. Mere Therese aussi mourut pour le moins par l'amour, comm'aussi Ste Angele de Foligni, le B. Stanislas, le B. Philippe Nerius et plusieurs autres.

            Mays quant a st Joseph, il m'est impossible de douter quil ne mourut non seulement en l'amour, mais par l'amour et d'amour; car qui croiroit que le cher Enfant de son cœur, son Sauveur et son Dieu, ne l'assistast pas a l'heure de son trespas, et quil ne mourut pas entre les bras de Celuy quil avoit si souvent porté entre les siens? Beati misericordes: il avoit tant receu de douceurs, de misericorde, de charité, de ce bon Pere nourricier lhors quil vint au monde, quil ne pouvoit quil ne luy rendit la pareille. La cigoigne, vray portrait du reciproqu'office des enfans envers les peres, porte son [pere] au passage, car ce sont oyseaux passagers, comm'elle avoit esté portee par son pere estant jeune. Hé Dieu, quelle mort devoit faire ce grand Patriarche! Il estoit vice pere de N. S., en lieu du Pere eternel qui, quant a ce qui regardoit la vie de N. S., ne vouloit pas employer ordinairement sa Majesté. Dieu luy recommanda son Filz pour le sauver des mains d'Herodes et pour le faire rapporter d'Egipte en la terre de promission; et maintenant le Filz le recommande au Pere, qui le transporte tout plein d'amour de l'Egipte, lieu de sejour pour les enfans d'Israel, au sein d'Abraham, en attendant de le ravir par apres luymesme au Ciel, au jour de son Ascension. Et puisqu'il avoit tant aymé le Sauveur, sans doute il mourut de son amour, et de l'amour de bienveuillance. Son ame ne pouvant pas aymer son Sauveur a souhait parmi les distractions [460] de cette vie, et tout le service pour lequel N. S. l'avoit pris pour luy tenir lieu de vray pere estant achevé, il dit, ou explicitement ou virtuellement, au Pere eternel: O Pere, j'ay achevé l'œuvre que vous m'avies donné en charge; et puis, se tournant vers son Filz: Mon Filz, je remetz mon esprit entre vos mains, comme vostre Pere eternel avoit remis vostre cors entre les miennes.

            Outre tous ces Saintz, j'ay treuvé deux histoires, lesquelles sont dautant plus croyables aux amans qu'elles sont admirables; car l'amour de Dieu, comme dit l'Apostre, omnia credit, il croit volontier, notamment ce qui magnifie son regne. Et si bien ces histoires ne sont pas tant ni si bien publiees ni tesmoignees comme leur grandeur le requerroit, elles ne perdent pas pour cela leur verité: et, comme dit excellemment st Augustin, 1. 22. de Civit. c. 8, les miracles qui se font, pour illustres qu'ilz soyent, «a peyne les sçait on au lieu mesme ou ilz se font,» et encor que ceux qui les ont veu les racontent, on a peyne de les croire; mays pour cela ilz ne laissent pas d'estres veritables, et en matiere de religion les ames bien faites ont plus de suavité a croire les choses esquelles il y a plus de difficulté et d'admiration.

            St Bernardin, duquel la doctrine a presque egalé la sainteté, au premier sermon de l'Ascension, raconte un'histoire pleyne d'extreme douceur, d'un fort noble chevalier qui alla outre mer pour visiter les sains lieux esquelz N. S. avoit faites les œuvres de nostre redemption. Or, avant que de commencer ce st exercice, avant toutes choses il se confessa et communia devotement; il alla en Nazareth, au lieu ou l'Ange annonça a la tressainte Vierge la tres sacree Incarnation, et ou se fit l'adorable conception du Verbe eternel; et lâ, il se mit a contempler l'abisme de la Bonté celeste qui avoit daigné prendre chair humaine pour retirer l'homme de sa perdition. Il alla en Bethleem, au lieu de la Nativité, ou, qui pourroit exprimer combien de larmes il respandit, contemplant celles desquelles le Filz eternel de Dieu, s'estant rendu petit Enfant de la Vierge, avoit premierement arrousé ce st estable, baysant et rebaysant cent et cent fois cette terre sacree, et lechant la poussiere sur laquelle la premiere enfance du divin petit Poupon avoit esté receüe. [De Bethleem il alla en Bethabara, et passa jusques au petit [461] lieu de Bethanie,] ou, se resouvenant que N. S. s'estoit descouvert pour estre baptisé, se despouillant aussi, et se lavant dedans les mesmes eaux et en beuvant, il luy estoit advis d'y voir encor N. S., environné d'Anges, estre baptisé par son Praecurseur. Il va dans le desert, et y arrestant, il contemple nostre Seigr jeusnant, combattant et surmontant nostr'ennemi.

            Il passe de la sur la montaigne de Tabor, ou il se represente vivement le Sauveur transfiguré; sur le mont Syon il void encor, ce luy semble, N. S. lavant les pieds a ses Apostres et leur distribuant son divin Cors en la tresste Eucharistie. Il va au dela du torrent de Cedron, au jardin de Getsemani; et la son cœur se fond en une douleur tres aymable, de voir suer le sang a son Sauveur en cett'extreme agonie quil y souffrit; il luy est advis quil le void prendre, lier et garrouter et mener en Hierusalem, ou il le suit d'esprit et de cors; et le void conduire câ et lâ chez les Pontifes, puis fouetter a la colomne, presenter au peuple, charger sa croix, la porter, et en chemin il void le pitoyable rencontre de la Mere affligee et des dames de Hierusalem pleurantes. En fin, montant sur le Calvaire, il le void crucifier en terre, puis eslever en croix, ruisselant de toutes partz son sang sacré, et la sacree Mere transpercee du glaive de douleur. Il le regarde mourant, puis mort, puis recevant le coup de lance, puis osté de la croix et porté au sepulcre, ou il le suit, jettant mille et mille larmes de devote compassion sur les lieux detrempés du sang de son Sauveur; il entre dans le sepulcre et s'ensevelit d'amour avec N. S.

            Puys, en sortant comme resuscité avec luy, il va en Emaus avec les deux pelerins, et en fin il retourne sur le mont Olivet ou se fit le mistere de l'Ascension; et la, prosterné sur les marques et vestiges des pieds du Sauveur, qui les y laissa imprimees admirablement, il les bayse de sa bouche comme sil eut voulu y coller ses levres; et apres avoir retiré a soy toutes les forces de son amour, comme un archer fait la chorde de son arc quand il veut descocher sa fleche, se relevant, les yeux et les mains tendus au ciel: «Ah mon doux Jesus,» dit il, «je ne sçai plus ou vous suivre en la terre; accordes, de grace, a ce cœur, que maintenant il vous suive et aille vers vous au Ciel. Et poussant ses paroles au Ciel, il y lança quant et quand son ame, bienheureuse sagette, que l'amour sacré, comme un divin archer, tira dedans le blanc de [462] son celeste object! Ses compaignons et serviteurs voyans cet accident, estonnés et dolens, courent au medecin, qui venant, treuve qu'en effect il estoit mort; et pour faire jugement sur les causes d'une mort tant inopinee, s'enquiert de quelle complexion, de quelles meurs et humeurs estoit ce brave defunct, auquel on respondit quil estoit d'un naturel tout aggreable, doux, amiable, devot a merveilles et grandement ardent en l'amour de Dieu. «Sans doute donques,» dit le medecin, «son cœur s'est esclatté d'exces et de ferveur d'amour et de joye.» Et pour mieux s'asseurer en son jugement il l'ouvrit, et treuva ce brave cœur tout ouvert, et ce sacré mot gravé au dedans: «Jesus mon amour!» L'amour donques fit en ce cœur l'office de la mort, separant l'ame du cors, et, sans autre concurrence de cause, l'amour donna la mort, mays mort d'amour, plus aymable que cent mille vies.

            St Basile avoit fait un'extreme amitié avec un grand medecin juif, en intention de l'attirer a la foy de N. S.; ce que neanmoins il ne peut onques faire jusques a ce que, estant arrivé a l'article de la mort, il s'enquit du medecin quell'opinion il avoit de sa santé: lequel, luy ayant tasté le poulz, respondit quil n'y avoit plus de remede, et que devant que le soleil fut couché il ne seroit plus en vie. «Mays que dires vous,» dit alhors st Basile, «si j'y suis encor demain?» «Je me feray Chrestien, je vous le prometz,» dit le medecin. Le St pria Dieu, et impetra la prolongation de sa vie corporelle en faveur de la spirituelle du medecin, [lequel] ayant veu ce miracle se convertit; et st Basile, se levant du lit, alla en l'eglise et le baptiza avec toute sa famille. Puis s'en revint dans son lit, ou s'estant asses longuement entretenu en l'orayson avec N. S. et ayant exhorté les assistans de servir Dieu de tout leur cœur, voyant les Anges venir a luy, il rendit son ame a Dieu, disant: Mon Dieu, je vous recommande mon ame et la metz entre vos mains. Et le medecin le voyant mort, se jetta sur sa poitrine, et fondant en larmes et souspirs: «En verité,» dit il tout haut, «o serviteur de Dieu, Basile, si vous eussies voulu, vous ne fussies non plus mort maintenant que quand je vous vis hier que vous ne mourustes pas.»

            En fin, quant a N. D., il m'a tous-jours esté impossible de croire qu'elle mourut d'autre mort que de la mort d'amour; car c'est la plus noble mort de toutes, et qui est deue a la plus noble vie de toutes celles des pures creatures, et les Anges desireroyent de mourir, silz avoyent dequoy pouvoir mourir, de cette ste mort. Cette tressainte Vierge n'avoit qu'une mesme vie avec son Filz; et si jamais il fut dit avec verité par St Luc que les premiers Chrestiens n'avoyent qu'un [463] cœur et qu'un'ame, et par St Pol, quil vivoit voirement luy mesme, mais non plus luymesme, ains Nostre Seigr vivoit en luy, a rayson de l'extreme union d'amour que ce divin Apostre sentoit entre son cœur et celuy de son Maistre, par laquelle son ame estoit morte ou ell'animoit et vive ou ell'aymoit, combien plus veritable est il que la Mere et le Filz n'avoyent qu'une mesme vie, et que la Mere ne vivoit que de la vie de son Filz! Mere la plus aymante et la plus aymee qui pouvoyt jamais estre; mays amour de Filz et de Mere plus eminent, parfait et superexcellent que celuy, non de st Paul seulement, mais des Cherubins et Seraphins, et encor de tous amours imaginables, dautant que les noms de mere et de filz sont excellens en matiere d'amour au dessus de tout autre nom. Mays noms qui conviennent uniquement a cette Mere et a ce Filz, puisque toutes les autres meres partagent avec le pere la production de leurs enfans, et les enfans reciproquement la reconnoissance qu'ilz doivent a rayson de leur production entre le pere et la mere; mays icy toute la production du Filz, en ce qui dependoit de la generation humaine, appartient a la Mere, qui seule a donné le concours a la vertu du St Esprit pour la conception de ce divin Enfant: si que leur amour et leur union est dautant plus excellente qu'ell'a un nom different de tous les autres amours. Car, a qui de tous les Seraphins appartient il de dire a N. S.: Vous estes mon Filz, et je vous ayme comme mon Filz? et a qui fut il jamais dit par N. S., de toutes les creatures: Vous estes ma Mere, et je vous ayme comme ma Mere, mays comme ma Mere toute mienne, et comme ma Mere a qui je suis tout sien? En somme, si jamais il y eut une si grande union entre un serviteur extremement amoureux de son maistre quil peut dire de n'avoir point d'autre vie que celle de son maistre, l'union de la Vierge avec son Filz pouvoit bien faire cet effect, car ce n'estoit plus union mais unité entre cette si douce Mere et ce Enfant delicieux.

            Si donques la Ste Vierge vescut de la vie de son Filz, elle mourut aussi de sa mort. Le phœnix envielly, ramasse sur le haut de quelque montaigne une quantité de boys aromatiques, sur lesquels, comme sur son lit d'honneur, il va finir ses jours; car lhors que le soleil au fort de son midi jette ses rayons plus ardans, cet unique oyseau battant des aysles pour contribuer son mouvement a l'action du soleil, il fait que son bucher odorant prend feu, et s'allumant entierement le consume et reduit en cendre. Ainsy, chere Philothee, la tressainte Vierge ayant assemblé dedans son cœur la vive memoire de tous les plus aymables misteres qu'ell'avoit veu et senti se passer entre son Filz et elle, mais sur tout celuy de la croix, et [464] faysant d'un costé un perpetuel mouvement de meditation sur iceux, et de l'autre costé recevant tous-jours a droit fil les plus ardans rayons des inspirations divines, le Soleil de justice regardant tous-jours la poitrine et les entrailles de l'amour de sa Mere, comme le lit auquel il s'estoit reposé au midi, le feu sacré de l'amour l'enflamma si ardemment, qu'ell'en mourut, toute transportee entre les bras de la dilection de son cher Enfant. O mort amoureuse et vitale, o amour mortellement vital!

            Elle fut blessee d'amour lhors que la mort de son Filz outreperça l'ame de la Mere du glaive de douleur, car cette douleur estoit l'espee de l'amour. Plusieurs furent presens a la mort du Sauveur: ceux d'entr'eux qui le haissoyent n'eurent aucune compassion a sa si lamentable Passion, au contraire ilz s'en rioyent et res-jouissoyent; mays entre ceux qui l'aymoyent, ceux……………

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(Livre VIII, Chapitre XIV)

 

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[Ce n'est pas bien] servir un maistre, d'employer autant de tems a considerer ce qu'on doit comm'a faire. Il faut mesurer nostre soin et attention a l'importance de ce que nous entreprenons: c'est une desreglee attention d'estre autant en peyne a deliberer pour un voyage d'une lieue comme pour celuy de cent lieues.

            Le choix de la vocation, l'entreprise de quelqu'affaire de grande consequence ou de quelqu'occupation de longue haleyne, de quelque grande despence, le choix de l'habitation et sejour, l'election des conversations et amitiés, et telles semblables choses meritent qu'on regarde avec extrem'affection ce que Dieu veut de nous, et que l'on s'essaye de bien reconnoistre la volonté de Dieu; conferer des charges, entreprendre des grans voyages. Mays es menues actions ordinaires et qui ne sont pas de grande consequence, esquelles mesme la faute seroit aysement reparable quand il y en auroit, il n'est pas besoin de plus grand'attention pour discerner ce que Dieu veut, que celle qui est ordinaire et par laquelle on n'est point arresté; ains il se faut contenter de ce que d'abord l'amour de Dieu et du prochain nous suggere. Si ma profession ne m'oblige pas a l'office des Heures canoniques, qu'est il besoin que je me mette en peyne sil est mieux de dire tous les jours l'Office de N. D. ou le Rosaire? [465] L'un et lautre est bon, et n'y sçauroit avoir tant de difference entre l'un et lautre quil faille pour cela faire un grand examen, lequel tandis que je ferois, j'aurois des-ja dit ou l'un ou l'autre des deux. Et quand il y auroit un peu plus de prieres en l'un qu'en l'autre, neanmoins ce n'est pas chose qui face une difference remarquable pour laquelle la volonté de Dieu soit plus tost en l'une qu'en lautre. Que je visite plus tost un malade qui a besoin de consolation que d'aller recevoir moy mesme quelque consolation au sermon, il y a peu de difference; je feray donq ce qui me semblera meilleur d'abord, sans lasser mon esprit a disputer. Il faut aller tout a la bonne foy et sans subtilité en semblables occurrences, pour ne point lasser l'esprit, perdre le tems, se mettr'en danger d'inquietude, de scrupule et de superstition.

            Es choses mesme de consequence il ne faut pas penser de treuver la volonté de Dieu a force d'examen; mays apres avoir demandé la lumiere du St Esprit et le conseil de nostre directeur, ou de deux ou troys personnes spirituelles et sages, prendr'au nom de Dieu la resolution, et ne douter point, par apres, de faire mauvais choix. Car si bien les difficultés et evenemens qui s'en ensuivront sembleront nous donner desfiance d'avoir bien choysi, neanmoins c'est faute de voir ce qui fut arrivé faysant un autre choix, qui eut esté cent fois pis; et encor, c'est que nous ne sçavons pas si Dieu veut que nous soyons exercé en la consolation par le bon succes, ou en la patience et abjection par le mauvais.

(Livre IX, Chapitre I). De l'union de nostre volonte avec celle de Dieu en toutes choses generalement

 

            La providence de Dieu embrasse toutes choses grandes et petites, et rien n'arrive ni au ciel ni en la terre qui ne soit sous ses loix et ne soit conduit sous son authorité. Voyes les lis des chams, et toutes les fleurs de la varieté et multitude desquelles la terre est diapree au primtems: elles n'ont pas une seule feuille que la providence de [466] Dieu ne la leur ayt ordonnee. Voyes vous ces petitz moyneaux? ilz semblent estre de fort peu de consideration en comparayson du reste du monde, pas un neanmoins ne meurt que par le decret de la providence de Dieu. Voyes vous ces cheveux de nos testes? ilz nous importent peu, et quand nous serions chauves, comm'Helisee et saint Pierre, nous n'en vaudrions pas moins; neanmoins tous ces cheveux sont contés, la providence de Dieu en tient le roolle et ne veut pas qu'un seul perisse. C'est l'occean de la perfection divine qui fait que Dieu void tout et prouvoit a tout; et comme rien n'est caché a la chaleur du soleil, qui penetre jusques dans les entrailles de la terre pour cooperer a la generation des mineraux, aussi rien n'est hors la providence divine: elle void tout, elle dispose tout; et comme le soleil esclaire tous les yeux de ceux qui le regardent, aussi parfaitement comme sil n'en esclairoit qu'un, ainsy Dieu prouvoit...

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(Chapitres III-VII)

 

            L'amour de la croix nous fait entreprendre des afflictions volontaires: les jeusnes, veilles, cilices et autres macerations; le renoncement aux playsirs et voluptés et consolations corporelles. C'est un plus grand amour de recevoir aggreablement les maladies, incommodités, pauvretés, injures que Dieu nous envoye. Mays l'excellent amour consiste non seulement a les recevoir agreablement, ains les aymer, s'y complaire et benir les miseres et afflictions, mais sur tout les spirituelles. Car c'est le haut point de la philosophie chrestienne, qui surmonte celle des Stoiques, d'aggreer, par un acquiescement de la supreme pointe de l'esprit, que toutes les facultés de l'ame et tout ce qui est en elle soit affligé, ou par la privation des vertus et qualités qui les peuvent res-jouir, ou par des [467] apprehensions et impressions de celles qui les peuvent attrister. Dont l'ame, a l'imitation de celle de son Sauveur, commence a s'ennuyer, puis a craindre, puis a s'espouvanter, puis a s'attrister, en sorte qu'elle peut dire qu'elle est triste jusques a la mort: dont l'ame tout entiere, et du consentement de toutes ses facultés et puissances tant exterieures qu'interieures, raysonnables et intellectuelles, desire, demande et prie qu'on esloigne d'elle ce calice; et ne luy reste plus que la fine supreme pointe de l'esprit, laquelle touchant Dieu et estant tout attachee a luy, dit par un simple acquiescement: Vostre volonté soit faite. Et l'importance est qu'elle dit cela parmi tant de trouble, de contradiction et de repugnances, qu'a peyne s'apperçoit on qu'elle le die; au moins, parmi de si grans tourmens, il semble a l'ame que ce qui se dit, se dit languidement et comm'a demi, qu'on ne le die pas de bon cœur, puisqu'on le dit sans playsir, sans contentement, et contre le consentement de tout le reste du cœur.

            Ste Angele de Foligni fait un'admirable similitude, disant que son ame estoit en tel tourment quelquefois «comme un homme qui, pieds et mains liés, seroit pendu par le col et ne serait pourtant pas estranglé, mais demeurerait en cet estat entre mort et vif, sans avoir aucun'esperance d'estre delivré ni estre secouru,» ne pouvant ni s'appuyer des pieds, ni s'ayder des mains, ni crier de la bouche, non pas mesme se plaindre ni jetter de souspirs. Or l'amour, voyant que Dieu veut telles souffrances nous arriver, permet bien a l'ame de se plaindre dequoy mesme elle ne se peut plaindre, et de dire toutes les lamentations de Job, mais en fin il fait tous-jours l'acquiescement dans le fond du cœur, et un acquiescement amoureux, bien que non pas tendre; mais amoureux d'un amour fort, indomptable, et lequel retiré dans la pointe de l'esprit, comme dans le dongeon de la forteresse, quoy que tout le reste soit pris et coupé, demeure courageux et acquiesce parfaitement a la volonté divine. Or, plus cet amour est simple, desnué de tout secours, abandonné de toute l'assistence des vertus et facultés de l'ame, plus il est fidele et vaillant, plus il est estimable de garder sa fidelité.

            Bref, l'amour ayme l'amer et le doux a cause de la volonté de Dieu, dont l'un et lautre procede; mais il ayme plus l'amer, par ce quil n'est aymable que pour la volonté de Dieu; si que l'amour, [468] sans crainte de mesprendre, se peut abandonner a la suite de [la] volonté divine en l'amer, ce qu'elle n'oseroit faire entre les douceurs, lesquelles estant aymables et en Dieu et en elles mesmes, il est souvent advis qu'on les ayme pour Dieu, et on les ayme pour elles mesmes. Or, la pureté de l'amour divin requiert que nous n'aymions en toute chose que la volonté de Dieu, sans meslange de propre interest.

            Or cette conformité a la volonté de Dieu se fait ou par resignation, ou par indifference. La resignation se fait par maniere d'effort et de sousmission: on voudroit vivre quand il faut mourir; neanmoins, puisque Dieu veut qu'on meure, on acquiesce. Mays je dis, on voudroit vivre sil playsoit a Dieu, et on voudroit quil luy pleut, et seroit on plus ayse quil luy pleut de nous faire vivre; on meurt de bon cœur, mais on vivroit encor de meilleur cœur; on passe volontier, mais on demeureroit encor plus volontier. Job, sans doute, ne fait en ses travaux que l'acte de resignation: Si nous avons receu, dit-il, des biens de la main du Seigneur, pourquoy ne soutiendrons nous les peynes quil nous envoye? Il parle de les soustenir, de supporter, de tolerer, d'endurer.

            Mays l'indiSerence de nostre volonté en la volonté de Dieu passe bien plus avant; car elle ne treuve rien d'aymable que la volonté de Dieu, et par tout ou la volonté de Dieu se treuve egale elle est egalement contente. La resignation ayme beaucoup de choses outre la volonté de Dieu, mays elle prefere la volonté de Dieu; mais l'indifference oublie tellement tout autre amour, qu'ou il s'agit de la volonté de Dieu elle n'ayme rien ni ne veut rien que cette volonté, d'autant qu'elle treuve la volonté de Dieu si aymable que le reste en comparayson ne tient point de rang, c'est a dire ne luy est nullement aymable: si que aucune chose ne touche le cœur indifferent, en presence de la volonté de Dieu.

            J'ay dit, en presence de la volonté de Dieu, parce qu'en son absence le cœur le plus indifferent du monde peut estre touché de quelque sorte d'affection. Or, nous disons la volonté de Dieu estre presente quand nous la connoissons en quelque occasion. Par exemple: si Jacob n'eust aymé en l'alliance de Laban que la volonté d'Isaac son pere, il eust esté aussi content d'espouser Lia que Rachel; mais parce que, outre la volonté de son pere, il vouloit satisfaire a la sienne, il se fascha d'espouser Lia.

            Le cœur indifferent n'ayant esgard qu'a la volonté de Dieu, reçoit egalement et sans difference ce que Dieu luy envoye, mal ou bien; et bien que la tribulation, comme une autre Lia, soit laide, neanmoins, parce que la volonté du Pere celeste est autant accomplie [469] en elle comme en la consolation, il l'ayme autant comme la consolation, ains d'autant plus qu'il n'y voit rien d'aymable que la seule volonté de Dieu. Que m'importe-il que la volonté de Dieu soit faite ou par la consolation ou par la tribulation, puisque je ne cherche que cette volonté ? ains, je l'aymeray mieux en la tribulation, parce qu'elle n'a point d'autre beauté que la volonté de Dieu.

            Heroique fut l'indifference du grand St Paul; grande et admirable celle du bienheureux St Martin………………………………………………………………………………………………

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...de mesme son desir le fait souspirer pour le Ciel; neanmoins, se doutant que la volonté de Dieu ne fut quil demeurast au travail de ce monde: O que vos tabernacles sont aymables, Seigneur Dieu des armees! a peu qu'a force de les souhaiter, mon ame ne tumbe en defaillance; «neanmoins, si adhuc populo tuo sum necessarius, je ne refuse point le travail; hé, Seigneur, vostre volonté soit faitte.» Comme sil eut voulu dire: Si vostre volonté pour moy est en mes travaux et non encor en Paradis, o Dieu, je prefere mes travaux au Paradis. Grande et souveraine resignation, admirable indifference! car icy la resignation est si excellente qu'elle contient eminemment l'indifference. L'indifference nous porte a l'exclamation de David: O Dieu de mon cœur, et le seul heritage que je prœtens! Qu'y a-il au ciel pour moy, et que veux-je en terre sinon vous? Qui ne cherche que Dieu, ni en terre parmi les miseres, ni au Ciel parmi les fœlicités, qu'est ce qui ne luy est pas indifferent?

            En somme, le cœur indifferent est comm'un cœur de cire pour Dieu, affin de recevoir avec egale facilité toutes les impressions quil plait a sa divine Providence luy donner; c'est un cœur pliable, sans nulle resistence entre les mains de Dieu; c'est un cœur qui n'a point de choix, egalement disposé a tout ce que la volonté de Dieu veut, n'ayant autre object de sa volonté que celle de Dieu; qui n'a point d'amour aux choses que Dieu veut, ains seulement a la volonté de Dieu: c'est pourquoy, pour peu quil voye la volonté de Dieu inclinée d'une part, encor quil y en ayt de l'autre part, sans avoir nulle sorte d'egard a tout le reste il court ou la volonté de Dieu semble plus grande. Comme, par exemple, la volonté de Dieu est au mariage et en la virginité; mais par ce quil y en a plus en la virginité le cœur indifferent choysira la virginité, quand elle luy devroit couster la vie, comm'a la chere fille de st Paul, [470] Tecla, a ste Cascile, a ste Agathe. La volonté de Dieu est au service du pauvre et du riche; sil y en a plus au service du pauvre le cœur indifferent choysira ce party. Ell'est en la modestie observee entre les consolations, et en la patience exercee parmi les tribulations: le cœur indifferent choysira le dernier, parce quil y a plus de la volonté de Dieu; parce que n'ayant aucun autre objet que la volonté de Dieu, par tout ou il la void et a mesure quil en void, il s'y porte sans consideration d'aucune autre chose, puysqu'en la presence de Dieu rien ne le touche, il oublie tout et ne tient conte de rien. Il ne demande qu'une seule chose, avec David: ut videat voluptatem Domini, qu'il voӱe le contentement, le bon playsir de Dieu; Dieu le conduit en sa volonté, in voluntate tua deduxisti me.

            Les cœurs mondains sont de diverses humeurs: les uns suivent les honneurs, et ou il y a plus d'honneur ilz y courent plus ardemment, au travers de mille dangers, mille peynes, mille maux; les autres suivent l'utilité, et sans avoir egard a chose quelcomque, ou il y en a plus, ilz y vont plus impetueusement; les autres suivent la volupté, au peril de lhonneur, des biens et de la santé; et «chacun est tiré de ce qui luy plait.» Le cœur indifferent n'a point d'autr'attrait que la volonté de Dieu, si que les tourmens, les travaux luy sont inconsiderables en presence de la volonté de Dieu. Il aymeroit mieux l'enfer avec la volonté de Dieu que le Paradis sans la volonté de Dieu, ouy mesme que le Paradis avec un peu moins de la volonté de Dieu; en sorte que, par imagination de chose impossible, sil sçavoit que sa damnation fut un peu plus aggreable a Dieu que sa salvation, il aymeroit mieux sa damnation que sa salvation.

            Le cœur indifferent applique les remedes a ses maux, qu'il sçait estr'ordonnés de Dieu et selon quilz luy sont ordonnés; mais que le mal vainque les remedes, ou que les remedes vainquent le mal, ce luy est chose indifferente: et parce quil sçait que l'evenement luy fait connoistre la volonté de Dieu, si tost quil void l'evenement, il l'ayme et l'embrasse cherement comm'effect de la Providence divine.

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...j'acquiesceray, et non seulement avec patience, ains avec amour; je cheriray cette volonté de Dieu, nonobstant la repugnance de toute la partie inferieure de mon ame: Ouy, Pere eternel, parce que tel est vostre bon playsir.

            Admirable fut l'union de la volonté d'Abraham avec celle de Dieu, et admirable celle de l'enfant Isaac. Grande celle du roy St Louys a entreprendre le voyage d'outremer, mais plus remarquable a [471] acquiescer si doucement au dur succes de la guerre. Ce fut le trait d'une grande ame au bienheureux Ignace de Loyola, de se rendre indifferent a voir dissiper ou prosperer la Compaignie qu'il avoit assemblee avec tant de travail.

            Que bienheureuses sont telles ames, hardies a commencer, souples et douces a cesser pour Dieu! C'est pourtant un point d'indifference tres parfaite, de cesser a bien faire quand il plait a Dieu.

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...marches heureusement et montes a cheval; comme sil voulut dire que par les traitz de son amour il se rendroit maistre des cœurs, pour les manier, contourner et pousser comm'un piqueur feroit un cheval excellent; Psal. 44, v. 6.

            Mays si l'entreprise faite pour la gloire de Dieu et par son inspiration perit par la faute de celuy a qui Dieu l'avoit confiee, il semble qu'alhors il n'y ait point de volonté de Dieu alaquelle on se doive conformer: car, me dira celuy la, ce n'est pas la volonté de Dieu, c'est ma faute. Il est vray, mon enfant, ta faute ne t'est pas advenue par la volonté de Dieu, car Dieu n'est pas autheur du peché; mays c'est bien pourtant la volonté de Dieu que de ta faute s'en ensuive la defaite de ton entreprise, car Dieu est autheur de la peyne: sa bonté fait quil ne peut estr'autheur, ni vouloir le peché, et sa justice fait quil veut la peyne. Ainsy ne fut il pas autheur que David respandit le sang innocent d'Urie, mais il imposa bien a David, pour peyne de ce peché, la dilation de l'edification du Temple, ne voulant pas quil en reuscit; et ne fut pas cause du peché de Saul, mais ouï bien qu'en peyne de son peché la victoire perit entre ses mains.

            Quand donques il arrive que pour nos pechés les entreprises ne reuscissent pas, il faut detester par vraye penitence nostre peché, et accepter par amour la peyne du peché; dautant que le peché est contre la volonté de Dieu, et la peyne selon sa volonté.

            Or cette sainte indifference se doit prattiquer es choses qui dependent de la vie civile, comm'en lhonneur, es richesses, es rangs, es conditions, pour les avoir ou ne les avoir point, tout ainsy quil plait a Dieu nous les donner; en la vie naturelle, comme en la santé, en la maladie et en telz autres accidens; en la vie spirituelle, comm'es secheresses, aridités, froideurs et autres travaux interieurs.

            2nt, Elle se doit prattiquer en agissant et en patissant; sur tout [472] en patissant. En agissant, pour nous employer es œuvres que Dieu veut, selon les inspirations, advis et conseilz. En souffrant ce quil plait a Dieu, ou es biens de la vie civile, ou en ceux de la naturelle, ou en ceux de la surnaturelle, ou en tous trois ensemblement: a l'exemple de Job, qui, quant a la vie civile, fut mocqué, baffoüé et tenu pour fol par ses plus chers amis, qui est le haut point de mortification; quant a la vie naturelle, fut ulceré de l'ulcere le plus dur de tous, et de tant de sortes de maladies quil ne s'en peut exprimer davantage; en la spirituelle, souffrant des abandonnemens, des langueurs, des pressures, convulsions, estraintes, angoisses et douleurs spirituelles insupportables, ainsy que ses plaintes et lamentations font foy. Et le grand apostre St Paul, 2. Cor. 6, nous renvoye a toutes ces indifferences, voulant que nous nous monstrions vrays serviteurs de Dieu en fort grande patience es tribulations, es necessités, es angoisses, es blessures, es prisons, es seditions, es travaux, es veillees, es jeusnes; en chasteté, en science, en longanimité, en suavité au St Esprit; en charité non fainte, en parole de verité, en la vertu de Dieu; par les armes de justice a droitte et a gauche; par la gloire et l'abjection, par l'infamie et bonne renommee; comme seducteurs, et neanmoins veritables comm'inconneus et toutefois conneus; comme mourans, et voyci nous vivons; comme chastiés, et toutefois non tués; comme tristes, et toutefois tous-jours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissans plusieurs; comme n'ayans rien, et toutefois possedans toutes choses.

            Voyes, je vous prie, Philothee, la vie apostolique comm'ell'est affligee selon le monde, selon le cors et selon l'ame; car, comme remarque St Thomas, toutes les especes d'afflictions sont comprises en ce denombrement, mesmement les angoisses qui travaillent le cœur, les blessures qui travaillent le cors, les prisons qui infament la personne. Voyes encores comme le st Apostre met les souffrances avant les vertus: il dit premierement que nous devons servir Dieu en patience es tribulations, es necessités; puis il adjouste, en chasteté, en prudence. Voyes en fin son indifference au combat a droite et a gauche, et sur tout comme leur tristesse est joyeuse, leur pauvreté riche, leur mort vitale, leurs deshonneurs honnorables; c'est a dire, comm'ilz sont joyeux d'estre tristes, contens d'estre pauvres, vivans d'estre revigorés par les perilz de la mort, et glorieux d'estre avilis: qui tesmoigne bien que leurs afflictions et tribulations [473] n'arrivoyent pas jusques a la cime de l'esprit, en laquelle nostre volonté faysant hommage a celle de Dieu, se resjouit de la voir prattiquee, soit en la tribulation, soit en la consolation.

            Alhors nous pourrons dire avec David: Seigneur, je suis comme un cheval bien dressé devant vous, car vous me tournés a toutes mains a vostre gré.

            Il faut mesme demeurer sousmis en cette sorte a la volonté de Dieu en l'acquisition des vertus, et ne vouloir pas les vertus qu'a mesure qu'il plaist a Dieu nous les donner. Faysons de nostre costé tout ce que nous pourrons pour les acquerir, n'oublions rien pour cette entreprise, car cela est de nostre devoir, c'est une volonté signifiee de Dieu que nous fassions cela soigneusement, diligemment et constamment; mais les fruitz de ce soin, de cette diligence, ce ne sont pas des volontés signifiees, ce sont des effectz de la volonté effective de Dieu: c'est pourquoy il faut demeurer en une simple attente de l'evenement de nos diligences, pour le recevoir tel qu'il plaira a Dieu nous le donner, sans nous inquieter pour cela.

            Voire, dirés vous, mais si c'est par ma faute que mon avancement en la vertu est retardé, comment ne m'inquieteray je pas? Je l'ay souvent dit en l'Introduction, qu'il ne faut pas avoir un repentir inquiet, mays rassis, ferme, constant. Si donques il vous vient en la pensee que par vostre faute vous n'avances pas en la vertu, demandes pardon a Dieu, humilies vous devant sa misericorde; cela fait, demeures en paix, et ayant detesté vostre faute, embrasses amoureusement l'evenement de la retardation des vertus.

 

 

(Chapitres IX, X)

 

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...et ma harpe, car je me leveray au point du jour, c'est comme sil eut dit: Mon cœur, qui est le chantre, est prest; mon cœur, qui est le psalterion et la harpe, est bien accordé, il est praeparé; et donques, je chanteray et psalmodieray magnifiquement et glorieusement. Or ce chantre parfois s'entend soymesme, il oyt la melodie de ses cantiques, dont il reçoit un ayse et contentement nompareil. Quand nostre cœur, Philothee, ayme son Dieu et quil s'apperçoit de cet amour, quil escoute et entend son chant, quil a le sentiment de l'amour quil porte a Dieu, et des vertus et saintes passions et [474] affections que cet amour produit, o Dieu, Philothee, que ce cœur est amoureux de son amour, quil est affectionné a ses affections, quil a de playsir a complaire a Dieu, quil a de suavité en son cantique de dilection! C'est lhors quil apperçoit la presence de l'Espoux; et un contentement se respand en toutes ses facultés, plus delicieux que l'odeur du baume et que tous les parfums. Mays prenes garde, je vous prie, qu'alhors ce cœur est en grand danger de prendre le change, car au commencement il aymoit Dieu, et petit a petit, sans s'en appercevoir, en lieu d'aymer Dieu il ayme l'amour de Dieu; il estoit amoureux de Dieu, mais petit a petit il est amoureux de l'amour quil a envers Dieu.

            Or cet amour de Dieu peut estre aymé du cœur, ou par ce quil regarde Dieu, ou par ce quil est en nous. Si je n'ayme mon amour que par ce quil tend a Dieu, Philothee, j'ayme Dieu en mon amour et mon amour en Dieu; mais si j'ayme mon amour qui tend en Dieu par ce quil est mien, par ce que c'est moy qui ayme, par ce que cest amour qui va vers Dieu sort de moy, part de mon cœur, par ce quil nayt en moy et qu'en fin c'est mon amour (dautant qu'estant amour de Dieu comme de son object, il est amour de mon cœur comme de son sujet), qui ne void que ce n'est plus Dieu que je regarde, mays que de Dieu je suis revenu a moymesme, et que j'ayme cest amour par ce quil est mien, non par ce quil est a Dieu? L'amour de Dieu m'avoit emporté a Dieu, il m'avoit tiré de moymesme pour me complaire en Dieu, et maintenant, l'amour de moymesme me rapporte a moymesme pour me complaire en ma complaysance, pour aymer non plus Dieu, mays mon amour de Dieu: et dautant que c'est l'amour de Dieu que j'ayme, qui est le plus aggreable amour de tous, l'amour que j'en ay m'amuse plus aggreablement, plus fortement et intimement. Ce chantre, donques, qui chantoyt au commencement a Dieu et pour Dieu, chante encor a Dieu voyrement, mais pour l'amour de son chant. Il est vray que le cantique de Dieu estant plus excellent, il l'ayme davantage, non par ce que Dieu est plus excellent, mais par ce que son cantique est plus excellent. Il ressemble, ce pauvre cœur, aux petitz rossignols, lesquelz au commencement chantent pour imiter les grans, mais estans façonnés, chantent pour le playsir quilz prennent a chanter, et ne cessent quilz ne se soyent rendus perclus et inutiles. Car au commencement, ces pauvres cœurs ayment Dieu, et par apres, estans façonnés a l'amour, ilz ayment pour le playsir quilz ont en l'amour. Il est certes malaysé d'aymer Dieu qu'on n'ayme quant et quant l'amour qu'on luy porte, non seulement par ce qu'il est amour tendant a Dieu, mays aussi par ce quil est amour [475] procedant de nostre cœur; mays neanmoins cela se peut faire, et se doit procurer pour la plus grande pureté de l'amour.

            Il est malaysé de regarder longuement et avec playsir la beauté d'un mirouer qu'on ne se regarde soymesme dans iceluy; mays il y a pourtant difference a se playre en la veue d'un mirouer par ce quil est beau, et a se plaire a le regarder par ce qu'on s'y void.

            La maniere de connoistre si c'est l'amour de Dieu en tant quil est nostre, que nous aymons, ou si c'est l'amour de Dieu en tant quil est a Dieu et quil tend a Dieu, c'est de voir si nous sommes en indifference pour les exercices de l'amour de Dieu. Car si nostre chantre chante pour Dieu, il chantera plus volontier le cantique que Dieu desirera le plus de luy; mais sil chante pour le playsir quil prend a chanter, il ne chantera pas le cantique qui est plus aggreable a Dieu, ains celuy qui luy est plus aggreable a luy mesme. Ce sont cantiques divins et l'un et lautre, il est vray, mais l'un est chanté en qualité de divin, et lautre en qualité d'aggreable. Le cantique est divin, mais la fin pour laquelle il est chanté est nostre contentement.

            Ne vois tu pas, dira-on a cet Evesque, que Dieu te veut en ton diocæse, puis quil t'en a donné la charge, et non pas a la cour, ni mesme a Romme parmi ces delices spirituelles? Ouy; mais, icy dira-il, je prattique l'amour divin a Romme avec plus de suavité. Il est vray, mais ce n'est donq pas pour Dieu, c'est pour cette suavité que tu travailles; ce n'est pas Dieu, c'est son amour que tu aymes. Ceux qui sont au mariage voudroyent chanter le cantique des religieux et prattiquer le st amour comm'eux, entre les commodités spirituelles des cloistres. Mais, mes chers amis, Dieu ne veut pas que tu chantes ce cantique-lâ, il veut que tu chantes celuy de ta vocation, parmi le travail……………………………………………………………………………………..

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(Chapitres XI-XV)

 

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            Le cœur indifferent ne travaillant plus pour aucun playsir, non pas mesme pour le plus pur playsir qu'on puisse avoir, qui est le playsir de plaire a Dieu, il ne travaille que pour l'amour de la volonté de Dieu: amour pur, desnué et quitte de toute autre sorte d'interest. C'est alhors une grande fidelité a l'ame de servir Dieu, non seulement sans playsir ni consolation, mays par mille desplaysirs, entre mille amertumes et avec mille horreurs, pour sa simple volonté.

            Alhors l'ame estant a son advis sans remede et sans ressource, elle dit pour conclusion, et comme jettant les derniers abois aupres de Celuy qui la poursuit: In manus tuas. C'est la parole essentielle de l'amour, c'est l'ame de l'amour, et c'est aussi celle la seule qui luy reste pour tout en ses ennuis mortelz, et apres laquelle s'ensuit la mort amoureuse de l'ame.

            Une volonté bien unie a celle de son Dieu ne va nulle part, elle n'a aucun vouloir, elle suit celuy de Dieu.

            Nous ne disons plus: Verumtamen non mea voluntas, sed tua fiat, car nous n'en avons plus; mais nous disons: In manus tuas commendo spiritum meum; ce n'est plus un acquiescement de nostre volonté a la volonté divine, mais c'est un aneantissement. Autre chose est avoir la volonté conforme et vouloir ce que Dieu veut; autre chose, avoir la volonté aneantie et convertie en celle de Dieu, car on ne veut plus, mays on laisse que Dieu veuille pour nous.

            Sans user de nostre vouloir nous pouvons simplement acquiescer aux evenemens; et mesme, sans aucun acquiescement, nous pouvons recevoir les evenemens par une tres simple tranquillité, un repos de nostre volonté, qui, ne voulant rien vouloir, laisse vouloir et faire a la volonté de Dieu ce qu'il luy plaist, en nous, de nous, sur nous, jettant toute nostre sollicitude et tout nostre soin en luy, affin qu'il ayt soin de nous. Seigneur, je ne veux rien de tous les evenemens, car je vous les laisse vouloir pour moy a vostre gré; mais au lieu de m'occuper a vouloir ces evenemens, j'occuperay ma volonté a vous benir de ces evenemens, car il est tous-jours [477] meilleur de s'occuper entierement a l'amour filial, puisqu'il est plus cher au Pere que cent mille autres vertus.

            O allés, belle ame, ou plustost n'allés jamais, mais demeures ainsy une mesme chose avec vostre cher Espoux ; allés tous-jours en luy, n'allés jamais que par luy. Non, n'ayes jamais aucune volonté, mais contentes vous de la sienne. O chere ame, que vous estes heureuse de n'employer point vostre volonté a vouloir, mays a jouir de ce que plus vous pouvies vouloir, desirer et souhaiter, qui sont les suaves amour! de vostre Espoux.

            Mais dites-moy, chere ame, vous vous treuves par tout ou vostre Espoux veut? Ouy, je m'y treuve par son vouloir et non pas par le mien, car je n'en ay point que le sien. Mais acquiesces vous pas au sien? Non, je n'acquiesce pas, car je n'y pense pas: ce n'est pas par acquiescement, c'est par union de ma volonté; non, ce n'est pas par union, c'est par unité, mays unité en laquelle ma volonté ne tient point de rang ni de place, ni ne fait point de vouloir ni d'acquiescement, ains est reduite en la volonté de Dieu.

            Il est fort difficile d'exprimer l'estat d'une ame totalement abandonnee entre les mains de Dieu, qui ne veut rien, ains laisse faire a Dieu selon son saint playsir. Il ne faut pas dire, ce me semble, qu'elle fait un acquiescement, ni qu'elle accepte, ni mesme qu'elle reçoit, car la reception semble estre une action passive ou une passion active: il semble plustost que l'ame, sans rien faire, est en une simple attente, qui n'est qu'une disposition a laisser faire. C'est la façon en laquelle Nostre Seigneur exprime par Isaïe les sentimens et peynes de sa Passion: Dominus Deus aperuit, etc. Voyla qu'il proteste qu'il les attend avec une sousmission la plus douce, la plus tranquille qu'il est possible: Je ne contredis point, dit-il, ni je ne dis que je les [accepte,] mais je laisse mon esprit entre vos mains; ni je ne vay au devant, ni je ne fuis, mais je les attens, prest a tout ce qu'il vous plaira faire de moy; et comme j'ay laissé mon cors entre les mains des cruelz executeurs de la volonté des Juifz et de Pilate, comme une petite brebis qui est entre les mains et a la mercy de celuy qui la tond, qui se laisse tourner en toutes postures sans resistance, aussi, o Pere eternel, remetz-je et abandonne mon esprit entre vos mains, affin que vous exercies vostre volonté sainte sur iceluy a vostre gré, sans contradiction ni resistance quelconque.

            Et comme un homme embarqué ne se remue point de son mouvement, mais seulement se laisse remuer, ainsy un cœur embarqué sur la volonté et providence de Dieu il n'a plus aucun vouloir par son election, mays en vertu de l'election qu'il a fait de ne rien vouloir de soy mesme, mais suivre le vouloir de Dieu; il ne se [478] porte pas a vouloir, mais se laisse porter a vouloir, sans election ni consideration quelconque, par la seule non resistance; il ne pense pas s'il a une volonté a sousmettre, il n'en sent point, mais se laisse porter et emporter au gré de la volonté divine, avec laquelle il pense estre une mesme chose: c'est la souveraine perfection de l'union. C'est proprement remettre son esprit entre les mains de Dieu que de demeurer ainsy dans sa volonté, sans attention, sans election, sans vouloir ni resistance, ne se servant de sa volonté ni de son entendement pour chose quelconque que pour voir Dieu, pour jouir de ses delicieux amours et caresses.

 

 

(Livre X, Chapitres III-VII; Livre I, Chapitres XIII, XIV; Livre II, Chapitres VIII, XXII)

 

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...gloire d'un monarque, ou celle quil acquiert en la guerre par les armes, ou celle quil merite en la paix par la justice? Sans doute, la gloire militaire est plus grande, mais celle de la paix est meilleure; comme le bruit du tambour et le son des trompettes est bien plus grand que celuy du luth ou de l'espinette, mais celuy ci est aussi meilleur, plus suave et delicieux. Un'once de baume ne respandra pas tant d'odeur que fera une livre d'huile d'aspic, mais pourtant l'odeur du baume sera tous-jours meilleure et plus prætieuse.

            Il est vray, Philothee, vous verres une mere tellement embesoignee de son enfant, qui semble qu'elle n'ayt aucun autre amour que celuy la: elle n'a plus d'yeux que pour le regarder, ni plus de baysers que pour le caresser, ni plus de soin que pour l'eslever, ni plus de poitrine que pour l'alaiter, et semble qu'ell'ayt quitté l'amour du mari pour celuy de l'enfant; mays pourtant, sil failloit venir au choix de perdre ou l'un ou lautre, alhors on verroit bien qu'ell'estime plus son mari que dix enfans, et que si bien l'amour de l'enfant estoit le plus empressé, le plus tendre, le plus passionné, lautre neanmoins estoit le plus excellent, le plus fin et le meilleur. Ainsy, quand un cœur ayme Dieu comme Dieu, en qualité de Dieu, pour peu quil ayt de cet amour, il præferera Dieu a toutes choses en toutes les occasions qui se presenteront de faire [479] choix, ou la perte de Dieu ou la perte de la creature: car si bien il aura peut estre d'autres amours plus ardantes et passionnees, neanmoins cellui ci sera le meilleur et le plus prætieux. Et comme une des perles de Cleopatra valoit mieux que tous les rochers de nos montaignes, bien que ceux ci soyent plus gros, plus pesans, plus hautz et de plus d'usage, ainsy un brin de vray amour de Dieu vaut mieux que tous les autres amours de nos cœurs, pour pressans et ardens qu'ilz soyent. Car cet amour par lequel on ayme Dieu en qualitéde Dieu, si bién il ne presse pas tant l'ame, et n'est pas si ardent comme les autres amours pour multiplier les actes d'amour, si est ce qu'es occurrences il fait des actions si relevees qu'une seule vaut mieux que dix millions d'autres. Les chiennes font plusieurs petitz d'une littee, et les lionnes n'en font jamais qu'un; mais aussi c'est un lyon que les lionnes font, qui est plus estimable que cent mille chiens.

            En quoy donq consiste l'excellence de ce vray amour de Dieu au dessus de tous autres amours? En ce que cet amour, quoy que moins sensible et pressant que les autres, il met Dieu en tell'estime dedans nos ames et fait que nous le prisons si hautement, que nous quitterions plus tost toutes choses que de le quitter, le preferans a tout et le cherissans sur tout, lhors que nous sommes reduitz a la necessité ou de le quitter ou de quitter tout autre chose: et c'est l'amour d'excellence ou l'excellence de l'amour qui nous est commandé. Car, voyes vous pas, Philothee, que quicomque ayme Dieu de cette sorte, il a tout son cœur, toute son ame, toutes ses puissances et toutes ses forces dedié a Dieu? puis que toutes fois et quantes quil sera requis quitter tout pour son amour, il le fera sans reserve quelcomque.

            L'enfant est tout a son pere, et si, il est tout a sa mere; et ne s'ensuit pas que pour estre tout a l'un il ne soit pas tout a lautre, ni ne s'ensuit pas qu'outre cela il ne soit tout a son prince, car l'une de ces totalités ne forclost pas lautre; ains, estant tout a l'un, il peut estre tout a lautre. C'est un argument mal composé; l'homme est tout a Dieu, il doit aymer Dieu de tout son cœur, donques il ne doit aymer que Dieu. Mays il est bien vray que qui doit aymer Dieu de tout son cœur ne doit rien aymer qui puisse oster son cœur a Dieu ou qui soit contraire a cet amour; c'est pourquoy entre les amans il y a de la difference, et bien que tous ceux qui ont le vray [480] amour de Dieu Tayment par consequent de tout leur cœur, de toute leur ame, de toute leur force...…

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            En pas un rang neanmoins, ces amours ne sont sans meslange des amours des autres rangs: car au premier, ou l'ame est encor tout'adonnee aux pechés venielz par l'amour qu'ell'a a plusieurs vaines, impertinentes et dangereuses choses, il se peut faire, ains il se fait ordinairement, que quelques petitz rayons de l'amour du second, troysiesme, voyre quatriesme rang, s'y treuvent; mais c'est quelquefois, et foiblement. Ainsy, au reng des uniques et parfaites amantes, il arrive quelques fois que cet amour si relevé cesse pour un peu, et l'on prattique seulement l'amour des reynes, ou celluy des simples amies, ou mesme celuy des fillettes, jusques a commettre des pechés venielz, par des affections qui, n'estant pas contraires a l'amour de Dieu, sont neanmoins outre cet amour et sans l'amour de Dieu. Je ne dis pas que celuy qui fait ces actions ou qui a ces affections soit sans l'amour de Dieu, mais je dis que les affections quil a sont hors et sans l'amour de Dieu; c'est pourquoy elles sont pechés venielz, desquelz personne, que l’on soit asseuré, n'a jamais esté exempt, sinon la très uniquement unique parfaite Mere du Sauveur. Car, comme nous voyons que les bons arbres ne produisent jamais du fruit veneneux, mais en produisent bien neanmoins de vert et inutile, qui ne meurit point, ainsy l'homme de bien ne produit jamais des actions de peché mortel, mais ouï bien des actions mal meures, aspres et inutiles du peché veniel. Et lhors cette production est vaine, mais non pas l'arbre; ces fruitz sont infructueux, mais non pas l'arbre, puis qu'il en a des autres bien assaissonnés. Ou bien il produit du gui, et cœt.

            Y ayant donques tant de degrés d'amantz, qui tous doivent observer la loy de Dieu et estre sauvés par ce chemin, N. S. a establi un commandement qui les regarde tous et les oblige tous; lequel est aussi observé par un chacun des esleuz, quoy que differemment et avec une infinie varieté de perfections; n'y ayant peut estre point d'ames en terre, non plus que d'Anges ni d'estoiles au ciel, qui ayent un'absolue egalité et parité de perfection et de charité.

            Mays notes que quand il est dit que nous devons aymer de toutes nos forces, de tout nostre cœur, de toute nostre puissance, cela s'entend [481] de tout le cœur, de toute l'ame, de toute la force qui est capable d'aymer Dieu, et entant qu'ell'en est capable: de sorte que cela regarde, non l'appetit sensuel, non les forces de la partie inferieure, mays seulement la partie spirituelle de l'ame; tant par ce qu'elle seule est en nostre absolue puyssance, lautre estant pour l'ordinaire rebelle contre nostre rayson, qu'aussi par ce qu'ell'est incapable d'aymer Dieu, qui, estant un object spirituel, ne peut estre aussi aymé que par le cœur entant quil est spirituel. Et neanmoins, c'est toute nostre ame qui ayme, tout nostre cœur, quoy que non pas totalement, toute nostre force, quoy que non pas totalement, ains selon qu'elle peut tendre a nostre Seigneur, et que nous en sommes les maistres; car nostr'ame entant que vegetante et sensuelle, elle n'est pas nostre par obeissance, ni moralement, ains la seule ame intellectuelle et spirituelle.

            Ce chapitre doit estre grandement addouci par la demonstration de la suavité de ce commandement, affin que les heretiques le lisant, voyent la clarté de la doctrine chrestienne, et boivent cett'eau sucree imperceptiblement; et partant il le faut remplir de paroles affectives et extatiques. Helas! aussi, quel honneur que Dieu ne nous permette pas seulement, mais nous commande de l'aymer! Il doit estre mis au commencement pour la definition de la charité, et monstrer que cet amour n'est pas seulement un'amitié mais une dilection, et non seulement une dilection mais une charité, car c'est un amour d'excellence. Il faudra donq premierement dire que le nom d'amour, selon que dit st Denis, convient extremement bien; 2. que ce n'est pas seulement une dilection, mais un'amitié; 3. que ce n'est pas seulement un amour, mais une amitié de dilection; 4. que ce n'est pas seulement un'amitié, mais un'amitié d'excellence, et par consequent une charité; 5. que ce n'est pas seulement un'amitié d'excellence, mais de parfaite excellence et sureminence. St Denis et St Augin dient que plusieurs ont estimé que le nom d'amour panchoit plus tost a signifier l'amour charnel que le spirituel; et que pour cela il est mieux, es choses sacrees, d'user du mot de dilection que de celuy d'amour, mays St Denis.....................................................

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(Livre XI, Chapitre VIII). Comme l'amour employe les vertus cardinales et premierement la prudence

 

            Un fleuve sortoit du lieu de delices pour arrouser le Paradis terrestre, qui de lâ se divisoit ou separoit en quatre chefs; Gen. 2. Or l'homme, sans doute, est le paradis du Paradis mesme, puis que le Paradis terrestre n'estoit fait que pour estre le sejour de l'homme, comme l'homme a esté fait pour estre le sejour de Dieu. En ce second paradis mystique. Dieu a fait sourdre et jaillir le fleuve de la rayson et lumiere naturelle, delaquelle il est dit: La lumiere de vostre visage est marquee sur nous ; et ce fleuve que Dieu fait sourdre pour arrouser tout l'homme en toutes ses facultés et exercices se divise en quatre chefs, selon les quatres parties ou regions de nostre ame, qui produisent les actions humaines et libres. Car sur l'entendement prattique, la lumiere naturelle respand le 1. fleuve, de la prudence, qui incline nostre entendement a veritablement discerner le mal qui doit estre evité, d'avec le bien qui doit estre fait; [le 2., de] la justice, qui regne principalement en la volonté, puis qu'elle n'est autre chose qu'une perpetuelle et constante volonté de rendre a chacun ce qui luy est deü; le 3. fleuve est celuy de la temperance, qui gouverne l'appetit de convoitise; le 4. celuy de force, qui gouverne l'appetit irascible. [483]

            Et puis ces quatre fleuves se separent en plusieurs autres, affin que toutes les actions humaines soyent bien addressees par la rayson a l'honnesteté et felicité naturelle. Or, outre cela, Nostre Seigneur voulant favoriser l'homme pieux, affin de rendre le paradis du cœur humain plus aggreable et delicieux, il fait sourdre sur la cime de la partie superieure de nostre ame une fontaine surnaturelle que nous appelions grace, composee de la foy, esperance et charité, qui espanche ses eaux sur toute nostre ame et l'arrouse tout entierement, la rendant gracieuse, amene et grandement aymable a sa divine Majesté. Et non seulement cela, mais en vertu de la charité qui la rend active, elle respand sur les puissances de nostr'ame certaines vertus qui sont de mesme espece, ou au moins toutes semblables aux quatre vertus cardinales, et pour cela elles portent leurs noms: sur l'entendement elle pousse une prudence sainte, sur la volonté une justice sacree, sur l'appetit de la convoitise une temperance religieuse, et sur l'appetit irascible une force devote; si que par ces quatre fleuves toutes les actions humaines sont addressees par la charité a l'honnesteté et felicité surnaturelle, qui consiste en l'union avec Dieu.

            Et d'autant que ces vertus qui fluent de la charité comme de leur source sont superieures aux quatres vertus cardinales, si elles les rencontrent en quelqu'ame elles les reduysent a l'obeissance de la charité, se meslent avec elles, et les perfectionnent comme le vin perfectionne l'eau avec laquelle il se mesle. Que si elles ne trouvent point de vertus naturelles en l'ame ou la charité les produit, elles suppleent a leur defaut; y ayant cette difference entre le meslange du vin et de l'eau et celuy des vertus infuses et acquises, que le vin seul est meilleur que l'eau, ou les vertus infuses estans seules, ne sont pas si bonnes comme quand elles sont meslees avec les acquises, la grace ne destruisant point la nature, ains la perfectionnant sans qu'elle perde rien de sa force. La comparayson estant meilleure de l'odeur des roses, sur laquelle les autres odeurs en l'affinant s'affinent elles mesme, quoy que plus excellentes qu'elles, dont on employe ou les roses, ou l'eau rose, ou le jus de rose en presque toutes les eaux odorantes: car ainsy les vertus morales, saintes, [484] perfectionnent les vertus naturelles, et en les perfectionnant s'en affinent elles mesme, et agissent plus excellemment avec icelles que sans icelles. Ainsy la charité treuvant, par exemple, St Ambroyse si vertueux, elle le rendit soudain extremement parfait; et treuvant…..

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(Chapitre XII)

 

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            Il est bien raysonnable que l'œuvre de Dieu soit plus excellente que celle de l'homme, et qu'ell'estende sa force plus avant a destruire son contraire. La grace est un œuvre de Dieu, c'est pourquoy la reparation qu'elle fait est bien plus grande que n'est la ruine du peché, lequel est nostre œuvre. Le peché ruine nostr'ame, et les actions bonnes que nous avons faites præcedemment sont par luy non exterminees mais mortifiees; elles ont encor leur estre, mais infructueux pour nous quant a la vie eternelle: que si la grace revient, qui est un œuvre de Dieu, non seulement elle vivifie nostre ame, mais toutes œuvres que le peché avoit mortifiees; et outre cela elle ne mortifie pas seulement la vie mortelle du peché, mais elle l'abolit entierement. Le peché n'abolit pas les bonnes œuvres, ains seulement les mortifie, empeschant leur vertu; mays la grace ne mortifie pas seulement le peché, elle l'abolit absolument. Affin quil…….dit l'Apostre, ou le peché a......exalte..........................................................................................................................................

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...car alhors elles servent et sont bonnés comm'au paravant le peché. Ainsy le feu de l'autel, caché par le commandement de Jeremie Ihors que Nabusardan destruisit Hierusalem et le Temple, et qu'Israel fut mené en captivité sous Sedechias, s'esteignit et se convertit en boüe; mays cette boüe estant de rechef tiree du puitz par ordre de Neemie, lhors du retour de la captivité, et remise au soleil, le feu mort resuscita, et cette boue se convertit en flammes. Et Ihors que nous sommes rendus esclaves du peché, nos œuvres bonnes sont deplorablement oubliees, reduites en boüe, amorties [485] et estouffees; mais apres nostre captivité, Ihors que par la pœnitence nous retournons en grace, nos œuvres sont tirees du puis de l'oubli, et, touchees des rayons de la charité, elles revivent et se convertissent en flammes aussi claires qu'au paravant, pour estre remises sur l'autel, et avoir leur premiere valeur; videatur locus. Ista præcedentia digressioest, concinne aptanda suo loco…………………………………………………………………………

 

 

(Livre XII, Chapitres VIII, IX; Livre XI, Chapitre IV)

 

            Il faut avouer que quand la charité non seulement se treuve en l'ame qui fait les actions des vertus, mays qu'elle mesme les ordonne, elle les rend incroyablement plus nobles, car la vertu alhors est comme un instrument que la charité employe. Ainsy il est bien mieux que la charité croye, espere, souffre, que de souffrir seulement en charité ; un amour souffrant, qu'une souffrance aymante: car quand la souffrance est aymante elle communique sa vertu, qui est moindre, a l'amour; mais quand l'amour est souffrant il communique sa vertu, qui est grande, a la souffrance. Voulés-vous donq grandement prouffiter ? Ne vous contentés pas de faire toutes vos œuvres en charité, comme l'Apostre commande, mays, comme luy mesme conseille, faites tout en son nom : Soit que vous beuvies, mangies, soit que vous fassies quelque autre chose, faites tout au nom de N. S. Ouvrés, salués, aymes, serves pour Dieu.

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            Apres tout le discours de la force de la charité pour l'annoblissement des vertus, il faut mettre la methode d'employer la charité a cela, et il faut mettre les Meditations des offrandes, prises des Regles de la Visitation. Puis, dire qu'il faut donques faire cet exercice tous les ans, la protestation tous les moys, l'exercice du [486] matin tous les jours, et parmi la journee plusieurs eslancemens de cœur et plusieurs oraysons jaculatoires, par lesquelles le feu de la charité s'enflamme de plus en plus et brusle comm'en holocauste toutes nos actions a la gloire de Dieu; et s'accoustumer a faire toutes choses au nom de Dieu, comme est de travailler pour Dieu, saluer pour Dieu, aymer pour Dieu, servir pour Dieu, estant impossible qu'une personne fort affectionnee a Nostre Seigneur ne puisse dire en verité, que comme sa personne est a Dieu, aussi sont toutes ses actions: les pecheurs le disent aussi, mays ilz mentent, ou les affectionnés disent la verité. Ces oraysons jaculatoires peuvent servir a cela : Hé, Seigneur, je suis vostre; Mon Ami est mien, et moy je suis sienne; Ma vie c'est Jesus Christ; O Seigneur, ou que je ne face rien, ou que tout soit a vostre gloire; et, Gloria Patri et Filio; Non nobis, Domine, non nobis. Cela soit pour les actions frequentes, ordinaires et qui ne peuvent estre preveiies, car celles qui peuvent estre preveiies il les faut dedier specialement et purifier l'intention, et si elles durent, renouveller souvent, de peur du change. O que bienheureux sont ceux qui sçavent faire le despouillement de soy mesme duquel nous avons parlé ci dessus! car par ce moyen ilz, n'ont qu'a faire un petit souspir ou un petit regard en Dieu, pour tesmoignage qu'ilz confirment leurs despouillemens et qu'ilz ne veulent rien qu'en Dieu et pour Dieu, et qu'ilz ne s'ayment eux mesmes, ni chose du monde, que pour cela. [487]




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